Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 159-190).

LA COURSE POUR LE NUMÉRO UN

I

« Euh ! voilà qu’il te faut des frusques de gala, à présent ! »

Le Courtaud inspecta son compagnon avec une feinte désapprobation, et la Fumée, qui s’efforçait en vain d’effacer les plis d’un pantalon qu’il venait de mettre, se sentit froissé.

« Sûrement ça te va, pour un pantalon d’occasion, continua le Courtaud. Combien as-tu payé ça ?

— Cent cinquante dollars pour le complet, répondit la Fumée. Le bonhomme était presque de ma taille. J’ai pensé que c’était un prix très raisonnable. Qu’est-ce qui te choque ?

— Qui, moi ? Oh, rien ! Je pensais seulement que tu te mets bien pour un mangeur de viande arrivé à Dawson sur des glaçons, sans victuailles, avec une unique chemise, une paire de mocassins pelés et une combinaison qu’on aurait prise pour une rescapée de l’Hespérus. Tu as bonne mine, camarade, tu marques bien ! Dis donc ?…

— Que veux-tu encore ? demanda la Fumée d’un air bourru. Je dois dîner chez le colonel Bowie, si tu veux savoir. Ce qui t’embête, le Courtaud, c’est que tu es jaloux parce que je vais dans le grand monde et que tu n’es pas invité.

— Est-ce que tu n’es pas un peu en retard ? demanda le Courtaud avec intérêt.

— Comment cela ?

— Dame, pour déjeuner ! Ils seront en train de dîner quand tu arriveras. »

La Fumée allait expliquer, avec force sarcasmes, la métamorphose du vulgaire déjeuner en festin aristocratique, quand il surprit une lueur dans l’œil de son camarade. Il continua donc à s’habiller en silence, et de ses doigts, redevenus malhabiles, il fit un nœud coulant à une cravate Windsor sur le col mou de sa chemise de coton.

« Je regrette d’avoir envoyé toutes mes chemises empesées chez la blanchisseuse, murmura le Courtaud avec sympathie. J’aurais pu t’en prêter une. »

À ce moment la Fumée s’évertuait contre une paire d’escarpins où ses grosses chaussettes de laine se refusaient à entrer. Il jeta un regard suppliant au Courtaud, qui hocha la tête.

« Rien à faire ! Si j’en avais de minces, je me garderais bien de te les prêter. Reprends tes mocassins, mon ami. Pour sûr, tu te gèlerais les orteils dans des chaussures de fantaisie comme ça.

— Je les ai payées quinze dollars d’occasion, gémit la Fumée.

— Je te parie qu’il n’y aura pas un type sans ses mocassins.

— Mais il doit y avoir des dames, le Courtaud. Je vais m’asseoir à table avec Mme Bowie et plusieurs autres, m’a dit le colonel.

— Eh bien, des mocassins ne leur couperont pas l’appétit. Je me demande ce qu’il te veut, le colonel ?

Je n’en sais rien, à moins qu’il n’ait entendu dire que j’ai trouvé le lac Surprise. Il faudra une fortune pour le mettre à sec, et les Guggenheim cherchent à placer des fonds.

— Je suppose que c’est cela. Ça va bien, tiens-t’en aux mocassins. Oh ! là, là ! Ce paletot-là est fripé, pour sûr, et un peu trop juste pour toi. Contente-toi de picorer les victuailles. Si tu manges trop, tu te feras crever. Et si les belles madames s’avisent de semer leurs mouchoirs, laisse-les par terre ; ne les ramasse pas. Quoi qu’il arrive, ne te baisse pas ! »

II

Comme il sied à un expert grassement rémunéré et au représentant de la grosse firme Guggenheim, le colonel Bowie habitait une des cabanes les plus magnifiques de Dawson. Faite de rondins équarris et rabotés, elle avait un étage, et ses proportions lui permettaient l’extravagance d’un salon employé exclusivement comme tel.

De grandes peaux d’ours recouvraient le plancher brut de cette pièce, et les murs étaient garnis de cornes d’élans et de caribous. Des bûches flambaient dans un poêle et dans une vaste cheminée. Et c’est là que la Fumée rencontra le gratin social de Dawson, non pas de simples millionnaires « au manche de pioche », mais la fine crème d’une cité minière dont la population se recrute dans le monde entier, des hommes comme Warbutton Jones, l’explorateur et écrivain, le capitaine Consadine, de la police montée, Mr Haskell, commissaire de l’or pour le territoire du Nord-Ouest, et le baron von Schrœder, un des favoris de l’Empereur, jouissant d’une réputation mondiale comme duelliste.

Et là, éblouissante dans sa toilette de soirée, il contempla Joy Gastell, qu’il n’avait jamais vue que sur la piste, enveloppée de fourrures et chaussée de mocassins. À table, il se trouva près d’elle.

« Je me sens comme un poisson hors de l’eau, lui avoua-t-il. Tous ces gens de votre monde sont si huppés ! Et puis je n’aurais jamais rêvé qu’un pareil luxe oriental existât au Klondike. Regardez ce von Schrœder, il a positivement un habit de soirée, et Consadine arbore une chemise amidonnée. Mais j’ai remarqué qu’il porte tout de même des mocassins. Comment trouvez-vous mon équipement ? »

Il écarta les épaules comme s’il se rengorgeait pour lui plaire.

« Il me semble que vous avez grossi depuis que vous avez traversé le défilé de Chilcoot, dit-elle en riant.

— Vous brûlez. Cherchez encore.

— C’est l’habit de quelqu’un d’autre.

— Cette fois, vous y êtes. Je l’ai acheté bon prix à l’un des commis de la Compagnie A. C.

— C’est désolant de voir comme ces employés ont les épaules étroites, dit-elle avec componction. Mais vous ne m’avez pas dit ce que vous pensez de mon équipement à moi.

— Je ne peux pas. Ça me coupe la respiration. J’ai vécu trop longtemps sur la piste. La surprise me fait l’effet d’un coup au cœur, vous savez. J’avais tout à fait oublié que les femmes ont des bras et des épaules. Demain matin, comme mon ami le Courtaud, je m’éveillerai et saurai que tout cela n’est qu’un rêve. La dernière fois que je vous ai vue sur la rivière Squaw…

— Je n’étais qu’une squaw, interrompit-elle.

— Ce n’est pas ce que j’allais dire. Je me rappelais que vous aviez des jambes.

− Et moi, je n’oublierai jamais que je vous suis redevable de me les avoir conservées, dit-elle. Depuis lors je désirais tout le temps vous voir pour vous remercier. »

Il leva les épaules comme pour demander grâce.

« Et c’est pourquoi vous êtes ici ce soir, ajouta-t-elle.

− Est-ce vous qui avez demandé au colonel de m’inviter ?

− Non, j’ai demandé à Mme Bowie. Et je l’ai priée de vous placer près de moi à table. Et voici pour moi l’occasion cherchée. Tout le monde bavarde. Écoutez-moi, et ne m’interrompez pas. Vous connaissez la rivière Mono ?

— Oui.

— On s’est aperçu qu’elle était riche en or, immensément riche. On estime chaque concession à un million de dollars et plus. Le lotissement n’a eu lieu que tout récemment.

— Je me souviens de la ruée.

— Eh bien, toute la rivière a été délimitée jusqu’aux crêtes, et les affluents également. Néanmoins, au moment où je vous parle, le lot numéro trois, au-dessous de celui de la Découverte sur la rivière principale, se trouve encore sans propriétaire. La rivière est si loin de Dawson que le commissaire a accordé pour l’enregistrement un délai de soixante jours après la concession. Tous les lots ont été enregistrés, excepté celui-là. Il avait été jalonné par un certain Cyrus Johnson, et c’est tout. Or Cyrus Johnson a disparu. Est-il mort, a-t-il descendu ou remonté la rivière ? Personne n’en sait rien. Quoi qu’il en soit, dans six jours, le délai pour l’enregistrement sera expiré. Alors la mine appartiendra à celui qui l’aura délimitée de nouveau et qui arrivera le premier à Dawson pour la déclaration.

— Un million de dollars ! murmura la Fumée.

— Gilchrist, qui détient le lot immédiatement au-dessous, a tiré six cents dollars d’une seule battée de gravier prélevé bien au-dessus du lit de roche. Il a foré un seul puits. Et le lot de l’autre côté est encore plus riche : je le sais.

— Mais comment se fait-il que tout le monde ne le sache pas ? demanda la Fumée, sceptique.

— On commence à le savoir. La chose a été tenue secrète assez longtemps, et transpire en ce moment. Les bons attelages de chiens feront prime dans vingt-quatre heures. Donc, ce que vous avez à faire, c’est de vous éclipser aussi discrètement que possible dès la fin du repas. J’ai arrangé cela. Il viendra un Indien avec un message pour vous. Vous le lirez, vous ferez semblant d’en être très affecté, vous vous excuserez, et vous filerez.

— Je… je ne saisis pas très bien.

— Innocent ! fit-elle à mi-voix. Ce qu’il faut faire dès cette nuit, c’est d’aller rafler des attelages. J’en connais deux. Il y a celui de Hanson, sept gros chiens de la baie d’Hudson, qu’il estime à quatre cents dollars pièce. C’est un beau prix ce soir, mais ce n’est rien comparé à demain.

« D’autre part, Sitka Charley possède huit malemutes dont il demande trois mille cinq cents dollars. Demain il rira quand on lui en offrira cinq mille. En outre, vous avez votre propre attelage. Et il faut en acheter plusieurs autres. Voilà votre tâche pour ce soir. Prenez tout ce qu’il y a de mieux. Ce sont les chiens autant que les hommes qui gagneront cette course. Il y a cent soixante-seize kilomètres à parcourir, et il faudra relayer le plus souvent possible.

— Oh ! je vois. Vous désirez que je prenne part à la course ! articula la Fumée.

— Si vous manquez d’argent pour acheter les chiens, je… »

Elle hésita, et la Fumée reprit la parole avant elle.

« J’ai de quoi acheter les chiens. Mais ne craignez-vous pas… que ceci ne soit purement… un jeu de hasard ?

— Après vos exploits contre la roulette à la Corne d’Élan, riposta-t-elle, je ne crains guère que cette considération vous effraye. C’est certainement une affaire de sport, si c’est là ce que vous voulez dire : une course pour un million de dollars, en compétition avec quelques-uns des conducteurs et des voyageurs les plus rompus du pays. Ils ne sont pas encore entrés en lice, mais ils y seront à cette heure-ci demain et les chiens vaudront tout ce que pourra payer l’homme le plus riche. Le gros Olaf est dans cette ville : il est revenu de Circle-City le mois dernier. C’est l’un de nos plus habiles dresseurs de chiens et, s’il s’en mêle, ce sera votre rival le plus dangereux. Arizona Bill en est un autre, un professionnel des messageries, qui transporte la malle-poste depuis des années. S’il participe à la course, c’est sur le gros Olaf et lui que se concentrera l’intérêt public.

— Et vous voulez que j’intervienne en guise de cheval non classé ?

— Parfaitement. Et cette combinaison présente ses avantages. On ne supposera pas que vous ayez la moindre chance de succès. Après tout, vous savez, on vous tient toujours pour un Chéchaquo. Vous n’avez pas encore vu les quatre saisons passer sur le pays. Personne ne fera attention à vous avant que vous arriviez au relais final en tête du peloton.

— C’est au relais final que le cheval non classé devra se montrer en excellente forme, hein ? »

Elle fit un signe affirmatif et continua avec feu :

« Souvenez-vous que je ne me pardonnerai jamais le tour que je vous ai joué lors de la ruée à la rivière Squaw, à moins que vous n’obteniez cette concession de la Mono. Et si un homme au monde peut gagner cette course contre les vieux de la vieille, c’est vous. »

À la façon dont elle dit cela, il se sentit réchauffé tout entier, dans le cœur et dans l’esprit. Il lui lança un bref regard involontairement interrogateur, et, dans l’instant où il rencontra ses yeux avant qu’elle les abaissât, il crut y lire quelque chose d’autrement plus intéressant que cette histoire de concession.

« Je ferai la course, dit-il. Je gagnerai la partie. »

La joyeuse lumière de ses yeux lui parut une récompense plus enviable que tout l’or de la mine.

La main qu’elle tenait sur son genou eut un léger mouvement. Sous le couvert de la nappe, lui-même avança la sienne, et une étreinte de doigts féminins mais fermes fit courir dans ses veines une autre onde de chaleur. « Que dira le Courtaud ? » Telle fut la pensée qui s’épanouit bizarrement dans son esprit au moment où il retirait la main. Il regarda presque avec jalousie von Schrœder et Jones, se demandant si ces hommes-là n’avaient pas deviné tout l’attrait et le charme de cette femme assise près de lui.

Éveillé par le son de sa voix, il s’aperçut qu’elle lui parlait depuis quelques instants.

« Ainsi, vous le voyez, Arizona Bill est un Indien blanc, disait-elle, et le gros Olaf est… un tombeur d’ours, un roi des neiges, un puissant sauvage. Il peut aller plus vite et marcher plus longtemps qu’un Indien, et il n’a jamais connu d’autre vie que celle du Wild et du gel.

— Qui ça ? demanda le capitaine Consadine de l’autre côté de la table.

— Le gros Olaf, répondit-elle. Je disais à M. Belliou quel intrépide voyageur est cet homme-là.

— Vous avez raison, résonna la voix du capitaine. Le gros Olaf est le plus grand voyageur du Yukon. Je parierais pour lui contre le diable en personne quand il s’agit de franchir des neiges et de voyager sur la glace. C’est lui qui apporta les dépêches du Gouvernement en 1895, après que deux courriers eurent été gelés sur le Chilcoot et un troisième noyé dans les eaux du Thirty Mile. »

III

La Fumée s’était rendu sans hâte à la rivière Mono, pour éviter de fatiguer ses chiens avant la grande course, en même temps que pour se familiariser avec les moindres particularités de la piste et fixer l’emplacement de ses étapes. Un tel nombre de concurrents se préparaient, que le parcours de cent soixante-seize kilomètres ressemblait à une rue de village, interminable, bordée de campements de relais d’un bout à l’autre.

Von Schrœder, qui courait par pur amour du sport, n’avait pas moins de onze équipes de chiens, soit un attelage frais tous les seize kilomètres. Arizona Bill avait été obligé de se contenter de huit traîneaux. Le gros Olaf en avait sept, et c’était aussi le nombre de ceux de la Fumée. Plus de quarante autres concurrents s’étaient inscrits pour l’épreuve.

Ce n’est pas tous les jours, même dans cette Golconde septentrionale, qu’un prix d’un million de dollars est l’enjeu d’une course de chiens. Tous ceux du pays avaient disparu ; aucun animal doué de vitesse et d’endurance n’avait esquivé le coup de peigne fin qui balaya les vallées et les campements, faisant doubler et quadrupler le prix des chiens au cours de cette spéculation effrénée.

Le numéro trois au-dessous de la Découverte était situé sur la rivière Mono à seize kilomètres de son embouchure. Les autres cent soixante kilomètres devaient être courus sur la surface glacée du Yukon. Sur l’emplacement même de la mine, il y avait cinquante tentes et plus de trois cents chiens. Les vieux jalons de repère, flambés et gribouillés soixante jours auparavant par Cyrus Johnson, étaient encore en place. Chaque concurrent avait parcouru à maintes reprises les limites du lot, car la course en traîneau serait précédée d’une course à pied avec sauts d’obstacles : chacun étant tenu de recommencer à jalonner le lot pour son propre compte ; c’est-à-dire planter deux jalons de centre et quatre jalons de coin en traversant deux fois la rivière, avant de partir avec ses chiens pour Dawson.

En outre, aucune disposition ne devait être prise à l’avance. C’est seulement le vendredi, au premier coup de minuit, que le lot deviendrait libre pour être alloué de nouveau, et pas un jalon ne pouvait être planté avant cet instant précis. Telle était la règle arrêtée par le Commissaire de l’or, à Dawson, et le capitaine Consadine avait envoyé une escouade de police à cheval pour la faire observer. Des discussions s’étant élevées sur la différence entre l’heure solaire et l’heure officielle, Consadine avait décrété que l’heure de la police ferait loi, et particulièrement celle qu’indiquait la montre du lieutenant Pollock.

La piste de la Mono effleurait le bord de la rivière ; large de soixante-cinq centimètres seulement, elle ressemblait à une rainure entre deux murailles de neige tombée depuis plusieurs mois. Le problème qui hantait les esprits était de savoir comment une quarantaine de traîneaux attelés de trois cents chiens pourraient prendre le départ dans un passage si étroit.

« Eh ! déclara le Courtaud, ça va être le plus beau gâchis qu’il y ait jamais eu au monde. Je ne vois pas d’autre moyen de s’en tirer, la Fumée, que de labourer là-dedans à la sueur de nos fronts et à la force des poignets. Quand même la rivière serait couverte de glace unie sur toute sa largeur, il n’y aurait pas assez de place pour une douzaine de traîneaux en ligne. J’ai le pressentiment qu’il va y avoir de la casse à foison avant qu’ils se mettent à la file. Et si ça vient de notre côté, il faut me laisser faire le coup de poing. »

La Fumée se carra des épaules et émit un rire plein de réserve.

« Non, non pas de ça ! cria son camarade d’un air alarmé. Quoi qu’il arrive, ne t’avise pas de cogner. Tu ne pourrais pas conduire les chiens sur cent soixante kilomètres avec des jointures fendues, et c’est ce qui arrivera si tu les appliques sur la mâchoire de quelqu’un. »

La Fumée hocha la tête.

« Tu as raison, le Courtaud. Je ne dois pas courir ce risque-là.

Et rappelle-toi bien, ajouta le Courtaud, que c’est moi qui dois mener le diable et son train pendant les seize premiers kilomètres : toi, tu n’auras qu’à prendre tes aises autant que possible. Je te trimbalerai toujours bien jusqu’au Yukon. Après ça, c’est ton affaire et celle des chiens. Dis donc ! tu ne pourrais pas me dire quel est le plan de Schrœder ? Son premier attelage est stationné à quatre cents mètres en descendant la rivière, et il le reconnaîtra à sa lanterne verte. Mais nous lui faisons le poil. Je parie à tout coup pour la lumière rouge. »

IV

Après une journée claire et froide, un banc de nuages venait de barrer le ciel, et la nuit tomba lourde et sombre, sous la menace d’une chute de neige abondante.

Quelques minutes avant minuit, la Fumée, laissant le Courtaud avec l’attelage à cinq cents mètres en aval sur la rivière, rejoignit les autres coureurs sur la concession numéro trois. Ils étaient quarante-cinq à attendre le départ, avides de gagner les mille milliers de dollars que Cyrus Johnson avait abandonnés dans le gravier gelé. Chaque homme portait six jalons et un gros maillet de bois, et tous étaient vêtus de parkas de gros coutil en forme de blouse.

Le lieutenant Pollock, emmitouflé d’une belle peau d’ours, regarda sa montre à la lueur d’un feu. Il était minuit moins une minute.

« Préparez-vous ! » cria-t-il en élevant son revolver de la main droite, tandis qu’il observait la course circulaire de la petite aiguille.

Quarante-cinq capuchons furent rejetés en arrière, quarante-cinq paires de mains furent dégantées et quarante-cinq paires de mocassins pressèrent fortement la neige foulée. En même temps, quarante-cinq jalons étaient piqués dans la neige et un nombre égal de maillets se soulevaient.

Le coup partit et les maillets tombèrent. Les droits de Cyrus Johnson à un million de dollars venaient d’expirer. Dans le but d’éviter la confusion, le lieutenant Pollock avait insisté pour que le piquet de centre inférieur fût planté le premier, puis celui du Sud-Est, et ainsi de suite en faisant le tour des quatre côtés, y compris le piquet de centre supérieur en route.

La Fumée enfonça son jalon et partit dans les douze premiers. Des feux avaient été allumés aux coins, et près de chaque foyer un agent de police, liste en main, effaçait les noms des hommes. Chacun devait crier son nom et montrer sa figure. Il était donc impossible de jalonner par procuration, pendant que le vrai coureur serait déjà en route.

Au premier coin, von Schrœder planta son piquet à côté de la Fumée. Les deux maillets s’abattirent au même instant. Pendant qu’ils frappaient, d’autres concurrents arrivèrent derrière eux avec une telle impétuosité qu’il se produisit une bousculade générale. La Fumée se glissa hors de la cohue et lança son nom à l’homme de police. Il vit le baron, heurté par l’un des survenants, perdre pied et s’étaler de tout son long dans la neige. Mais il ne s’attarda pas. Il y en avait d’autres devant lui. À l’incertaine lueur du foyer déjà lointain, il crut bien apercevoir le dos massif du gros Olaf, et, en effet, au coin Sud-Ouest, tous deux fixèrent leurs jalons côte à côte.

Ce n’était pas un jeu d’enfants que cette course préliminaire d’obstacles. Les frontières de la concession formaient une longueur totale de seize cents mètres, dont la plus grande partie s’étendait sur la surface inégale d’un terrain plat, mais moutonné de cailloux ronds couverts de neige. Tout autour de la Fumée des hommes trébuchaient et tombaient, et lui-même, à plusieurs reprises, s’abattit violemment sur les mains et les genoux. Une fois, le gros Olaf s’étala juste devant lui, si près que lui-même culbuta pardessus. Le piquet du centre supérieur fut enfoncé au bord du talus de la rive, puis les coureurs dégringolèrent celle-ci, traversèrent le lit gelé de la rivière, et remontèrent de l’autre côté. Pendant que la Fumée grimpait le talus, une main s’agrippa à sa cheville et le tira violemment en arrière. À la lueur vacillante d’un feu lointain, il lui fut impossible de voir qui lui avait joué ce tour. Arizona Bill, qui venait de subir un traitement analogue, se redressa sur ses pieds et lança un magistral coup de poing sur la figure de son assaillant. La Fumée vit et entendit le coup en essayant de reprendre son équilibre, mais avant d’avoir pu faire un nouvel effort pour grimper la pente, il reçut lui-même un direct qui l’étendit à moitié étourdi dans la neige. Il se releva en chancelant, et, reconnaissant l’homme qui l’avait frappé, esquissa un crochet vers sa mâchoire ; mais, se souvenant de la recommandation du Courtaud, il se contint. Un instant après il tombait encore une fois, fauché au-dessous des genoux par un corps qui déboulait.

Cela était un avant-goût de ce qui se passerait quand les coureurs atteindraient leurs traîneaux. Ils arrivaient en foule de l’autre rive et se jetaient en pleine mêlée. Ils s’accrochaient au talus comme des essaims, et l’impatience de leurs concurrents les en arrachait par paquets. Les coups pleuvaient et ceux qui avaient du souffle à perdre hoquetaient des blasphèmes. La Fumée, dont l’esprit était curieusement hanté par le visage de Joy Gastell, faisait des vœux pour que les maillets n’entrassent pas en action. Renversé, piétiné, cherchant à tâtons ses jalons égarés dans la neige, il finit par se tirer de la bagarre et attaqua le talus un peu plus loin. D’autres en faisaient autant, et ce fut une chance pour lui que tant d’individus l’eussent précédé dans cette course vers le coin Nord ou Est.

En descendant vers le quatrième coin il buta à mi-route, s’étala dans une longue glissade et perdit le jalon qui lui restait. Pendant cinq minutes il tâtonna avant de le retrouver, et sans cesse des coureurs haletants le dépassaient. Mais en allant du dernier coin à la rivière il commença à rattraper des hommes épuisés par cette galopade de plus d’un kilomètre et demi.

Sur la rivière même un asile de fous semblait lâché. Une douzaine de traîneaux étaient renversés et empilés les uns sur les autres, et une centaine de chiens agrippés dans un corps à corps féroce. Parmi eux se démenaient des hommes, arrachant les animaux de la mêlée ou les séparant à coups de gourdins. La Fumée, dans le rapide coup d’œil qu’il jeta sur cette scène, se demanda s’il avait jamais vu un dessin de Doré qui y ressemblât.

Bondissant sur la rive pour sortir du passage encombré, il gagna le terrain ferme de la piste et progressa plus rapidement. Au bord de l’étroit sentier, dans des relais où la neige avait été foulée, des traîneaux et des hommes attendaient les coureurs. Il entendit derrière lui des jappements et un bruit de chiens au galop, et eut à peine le temps de bondir de côté dans la neige épaisse : un traîneau passa à toute vitesse, et il distingua l’homme, agenouillé, criant comme un fou. À peine l’attelage était-il passé qu’il s’arrêta net dans un fracas de bataille. Les chiens d’un traîneau garé, excités et irrités par l’approche de leurs congénères, s’étaient lancés sur eux en dépit des efforts de leurs gardiens.

La Fumée, plongeant dans la neige, contourna et dépassa l’obstacle. Il aperçut la lanterne verte de von Schrœder, et, un peu plus bas, le rayon rouge qui indiquait son propre attelage. Deux hommes surveillaient les chiens de Schrœder et interposaient leurs gourdins courts entre eux et la piste.

Il entendit l’appel anxieux du Courtaud :

« Arrive, la Fumée ! arrive donc !

— Me voilà », cria-t-il, hors d’haleine.

La lueur rouge lui permit d’entrevoir la neige bouleversée et foulée aux pieds, et, à la manière de souffler de son partenaire, il comprit qu’il y avait eu bataille. Il tituba vers le traîneau et s’affaissa dessus. Immédiatement le Courtaud fit claquer son fouet en hurlant :

« Hue, démons ! hue donc ! »

Les chiens tendirent leurs harnais d’un bond, et le traîneau s’élança en avant. C’étaient d’énormes bêtes de la baie d’Hudson, constituant l’attelage primé d’Hanson, et la Fumée les avait choisis pour le premier relais, comprenant les seize kilomètres de la Mono, le pénible raccourci de l’estuaire au confluant, et les seize kilomètres du parcours sur le Yukon.

« Combien sont-ils en avant ? demanda-t-il.

— Ferme ça ! ménage ton souffle, répondit le Courtaud. Hue ! les chiens ! Allez-y ! »

Il courait derrière le traîneau, accroché à une courte corde. La Fumée ne pouvait le voir, pas plus d’ailleurs que le traîneau sur lequel il était couché tout de son long. Ayant laissé derrière eux les foyers allumés, les chiens fendaient à toute vitesse une obscurité presque poisseuse, tant elle paraissait dense.

La Fumée sentit le traîneau pivoter sur un patin en tournant une courbe invisible, et entendit en avant des bêtes qui grognaient et des hommes qui juraient. Ce bruit provenait de ce qu’on appela plus tard l’encombrement Barnes-Slocum. Les traîneaux des deux hommes ainsi nommés venaient d’entrer en collision, et les sept gros batailleurs de la Fumée s’empilèrent dans le tas à fond de train. Tous ces chiens rassemblés sur la rivière Mono n’étaient guère que des loups apprivoisés, et les émotions de cette nuit les rendaient fous d’ardeur combative. Les chiens du Klondike, que l’on mène sans rênes, ne peuvent être arrêtés que par la voix : il était donc impossible de réprimer cette orgie de férocité qui s’entassa entre les bords resserrés de la rivière. L’un après l’autre, les attelages arrivant de derrière se précipitaient dans la mêlée. Les hommes qui avaient réussi à dégager le leur étaient submergés par de nouvelles avalanches d’animaux bien repus, bien reposés et ne demandant qu’à se battre.

« Il s’agit d’assommer à droite et à gauche, pour se dépêtrer et foncer à travers ! hurla le Courtaud à l’oreille de son compagnon. Et ménage tes jointures. Tire-nous de là et laisse-moi donner les coups. »

La Fumée ne put jamais se rappeler exactement ce qui s’était passé pendant la demi-heure suivante. Il finit par sortir de la bagarre épuisé, pantelant, la mâchoire écorchée d’un coup de poing, l’épaule meurtrie d’un coup de gourdin, le sang tiède lui coulant le long d’une jambe déchirée par les crocs d’un chien, et les deux manches de sa parka réduites en morceaux. Comme dans un rêve, tandis que la bataille continuait à faire rage derrière lui, il aida le Courtaud à refaire le harnachement des chiens. Ils coupèrent les traits de l’un d’eux, qui était mourant, et s’ingénièrent, en tâtonnant dans l’obscurité, à remettre tout en ordre.

« Maintenant, couche-toi et reprends ton souffle », ordonna le Courtaud.

Et les chiens, sans avoir rien perdu de leur vigueur, s’élancèrent dans la nuit, descendirent la Mono, filèrent par le raccourci et arrivèrent au Yukon. À la rencontre de la piste principale sur le fleuve, quelqu’un avait allumé un feu, et le Courtaud se sépara de son ami. Pendant que son traîneau bondissait derrière les chiens lancés à toute allure, cette lueur permit à la Fumée d’entrevoir une autre des scènes inoubliables de ce pays du Nord. Il emporta la vision du Courtaud, hurlant son encouragement d’adieu, puis titubant et s’asseyant lentement dans la neige, un œil au beurre noir, l’autre fermé, les jointures des doigts meurtries et fendues, le bras déchiré par une morsure d’où coulait sans arrêt un ruisselet de sang, et les manches de sa parka en lambeaux.

V

« Combien sont-ils en avant ? demanda la Fumée à la première étape, en quittant son attelage fatigué et en s’élançant sur le traîneau qui l’attendait.

— J’en ai compté onze », cria l’homme derrière lui, car il était déjà entraîné par ses chiens, au galop.

Les bêtes avaient vingt-quatre kilomètres à franchir jusqu’au prochain relais, à l’embouchure du Fleuve Blanc. Elles étaient neuf, et composaient son plus faible attelage. La distance de quarante kilomètres entre le Fleuve Blanc et le Sixty Mile avait été divisée en deux étapes à cause des glaçons empilés, et la Fumée avait réservé pour ce parcours difficile deux équipes plus résistantes.

Il était étendu de tout son long sur le traîneau, à plat ventre, se tenant des deux mains. Dès que les chiens faisaient mine de ralentir leur allure excessive, il se relevait sur les genoux, les excitait de ses cris, et, se cramponnant d’une main, lançait son fouet à tort et à travers. Si médiocre que fût l’attelage, il en dépassa deux autres avant d’atteindre le Fleuve Blanc. À cet endroit, lorsque le fleuve était pris, un entassement de glaçons avait formé digue et, sur huit cents mètres en aval, facilité le gel des eaux libres avec une surface unie. Cette particularité permettait aux coureurs de changer de traîneaux à la volée, et dans tout le parcours ils avaient disposé leurs relais au-dessous de digues de glace analogues.

Après avoir franchi la barrière de glaçons, la Fumée lança ses chiens sur l’étendue plate, en criant de toutes ses forces :

« Billy, Billy ! »

Billy entendit l’appel et y répondit. À la lueur des nombreux foyers allumés sur la glace, la Fumée vit un traîneau obliquer à la hauteur du sien : l’attelage frais le rattrapa sans peine, et, au moment où ils couraient de front, la Fumée bondit d’un véhicule à l’autre, tandis que Billy lui faisait place en se laissant rouler dehors.

« Où est le gros Olaf ? cria la Fumée.

— En tête, répondit la voix de Billy » ; les feux disparurent et la Fumée vola de nouveau à travers l’épaisse nuit.

La piste traversait par instants de véritables chaos, formés par les blocs de glace. La Fumée se laissait alors glisser à terre par l’avant du traîneau, et, s’attelant à une remorque, peinait à côté du chien de pivot. Il dépassa pourtant trois traîneaux auxquels étaient survenus des accidents, car il entendait les hommes détacher les chiens et raccommoder les harnais.

Sur le court trajet qui le séparait du Sixty Mile, il devança encore deux attelages. Il lui fut facile de se rendre compte de ce qui leur était arrivé, car bientôt un de ses propres chiens se foula l’épaule, et, incapable de continuer, se laissa traîner dans les harnais. Ses compagnons, excités, lui tombèrent dessus à coups de crocs. La Fumée dut leur assener une volée du gros bout de son fouet. Comme il coupait les traits de l’animal blessé, il entendit à l’arrière des jappements et une voix d’homme qui lui était familière. C’était von Schrœder. La Fumée cria pour l’avertir d’éviter la collision, et le baron, retenant ses chiens et inclinant la flèche, passa à quatre mètres de distance. Cependant l’ombre était si profonde que la Fumée l’entendit sans le voir.

Sur la plaine de glace, près du Poste de commerce à Sixty Mile, la Fumée rattrapa deux autres traîneaux. Tous venaient de relayer, et pendant cinq minutes les trois coururent de front, chaque homme, à genoux, prodiguant des coups de fouet et des cris aux chiens affolés. Mais la Fumée avait étudié cette partie du trajet. Il reconnut sur la rive un grand pin qui s’estompait à la lueur des nombreux foyers. En aval de cet arbre, non seulement l’obscurité redevenait absolue, mais le terrain cessait brusquement d’être uni, et la Fumée savait qu’en cet endroit la piste se rétrécissait brusquement à la largeur d’un unique traîneau.

Se penchant en avant, il empoigne la remorque et rapproche du chien de pivot le traîneau bondissant. Il saisit l’animal par les pattes de derrière et le renverse. La bête, avec un hurlement de rage, essaye de le mordre, mais est traînée par le reste de l’attelage, et son corps fait office de frein. Pendant ce temps les deux autres traîneaux, toujours de front, se précipitaient en avant vers la voie étroite.

La Fumée entendit le fracas et les cris de la collision. Il lâcha son chien de pivot, s’élança vers la flèche et fit obliquer son attelage à droite. Les animaux barbotèrent jusqu’au cou dans la neige molle. Ce fut un travail exténuant ; mais la Fumée dépassa les traîneaux enchevêtrés et gagna la piste bien tassée qui s’étendait au-delà.

VI

Au relais de Sixty Mile, la Fumée avait placé son attelage d’avant-dernière qualité, et, bien que le terrain fût bon, il avait limité le trajet à vingt-quatre kilomètres, réservant ses meilleures bêtes pour les deux dernières étapes, celles qui devaient l’amener au bureau de l’Enregistrement de Dawson. Sitka Charley l’attendait en personne avec les huit malemutes qui devaient effectuer un parcours de trente-deux kilomètres ; puis la Fumée franchirait la distance finale de vingt-quatre kilomètres avec son propre attelage, celui qu’il avait eu tout l’hiver et qui l’avait accompagné à la recherche du lac Surprise.

Les deux hommes enchevêtrés à Sixty Mile ne réussirent pas à le rattraper, et d’autre part son propre attelage ne rejoignit aucun des trois qui étaient encore en tête. Bien que manquant un peu de tempérament et de vitesse, ses bêtes étaient pleines de bonne volonté, et il n’était pas nécessaire de les encourager beaucoup pour les maintenir dans leur meilleure allure. Rien à faire, pour la Fumée, qu’à rester couché sur le ventre et tenir bon. De temps à autre il émergeait de l’obscurité dans le rayonnement d’un brasier, et, après avoir entrevu des hommes couverts de fourrures qui attendaient debout près de leurs chiens harnachés, il s’enfonçait dans la nuit.

Il dévora ainsi des kilomètres et des kilomètres, au rythme monotone des grincements et cahots des patins. Il se maintenait en place d’une façon presque automatique, tandis que le traîneau plongeait ou se soulevait au hasard des aspérités, oscillait ou pivotait dans les courbes.

L’un après l’autre, et sans raison apparente, trois visages se projetaient dans sa conscience : Joy Gastell, rieuse et hardie ; le Courtaud, abîmé et épuisé par la bataille de la rivière Mono ; et Jean Belliou, couturé et rigide comme une statue de fonte, dans son inexorable sévérité. Et par instants la Fumée se sentait une envie de crier, d’entonner un chant de sauvage triomphe, en se rappelant les bureaux de La Vague et le feuilleton san-franciscain qu’il avait laissé en plan, avec toutes les friperies de cette époque vide.

L’aube grise apparaissait lorsqu’il échangea ses chiens fatigués contre les huit malemutes bien dispos. C’étaient des animaux plus légers que ceux de la baie d’Hudson, capables de fournir une vitesse supérieure, et courant avec l’infatigable souplesse de véritables loups. Sitka Charley lui indiqua l’ordre des traîneaux qui filaient devant lui : le gros Olaf en tête ; Arizona Bill ensuite, puis von Schrœder. C’étaient les trois meilleurs hommes du pays : et de fait, c’est en cet ordre qu’ils avaient été classés dans les paris populaires avant que la Fumée quittât Dawson. Pendant qu’ils couraient pour gagner un million de dollars, les paris engagés se montaient à la moitié d’un autre. Personne n’avait parié sur la Fumée : plusieurs de ses exploits étaient connus, mais on le tenait encore pour un Chéchaquo ayant bien encore des choses à apprendre.

Comme le jour grandissait, la Fumée aperçut un traîneau en avant. Au bout d’une demi-heure, son propre chien de tête galopait immédiatement derrière. Et ce fut seulement quand l’homme tourna la tête pour le saluer que la Fumée reconnut Arizona Bill. Von Schrœder l’avait évidemment dépassé.

Cependant la piste bien durcie qui courait à travers la neige molle était trop étroite pour deux, et, au cours d’une autre demi-heure, la Fumée fut obligé de rester derrière. Puis ils franchirent un amoncellement de glaces et trouvèrent en aval une étendue bien unie où étaient établis de nombreux campements de relais ; la neige y était foulée sur une grande largeur. Agenouillé, brandissant son fouet et hurlant, la Fumée amena son attelage de front avec l’autre. Il remarqua que le bras droit d’Arizona Bill pendait inerte à son côté, ce qui l’obligeait à manier le fouet de la main gauche et l’empêchait de se cramponner ; plus d’une fois il dut interrompre les coups de fouet pour éviter une chute. La Fumée se souvint de l’échauffourée qui s’était produite au départ et comprit à quel point étaient sages les conseils du Courtaud.

« Qu’est-il arrivé ? demanda la Fumée qui commençait à prendre les devants.

— Je ne sais pas, répondit Arizona Bill, j’ai dû me démettre l’épaule dans la bagarre. »

Il ne cédait le terrain qu’à regret et pourtant, quand le dernier relais fut en vue, il se trouvait distancé d’au moins un kilomètre. En avant, la Fumée aperçut enfin le gros Olaf et von Schrœder collés l’un à l’autre. Il s’agenouilla de nouveau et enleva ses chiens fatigués à une allure que pouvait seul obtenir un homme connaissant à fond la manière de conduire ces animaux. Il arriva tout contre l’arrière du traîneau de von Schrœder, et c’est dans cet ordre que les trois dévalèrent un terrain plat, au-dessous d’une digue de glace, où attendaient un grand nombre d’hommes et de chiens. Dawson était à vingt-quatre kilomètres de distance.

Von Schrœder, avec ses relais de seize kilomètres, avait changé d’attelage à huit kilomètres en arrière, et devait changer de nouveau à huit kilomètres en avant. Aussi maintenait-il ses chiens à toute vitesse. Le gros Olaf et la Fumée accomplirent au vol leur transbordement, et leurs attelages frais regagnèrent immédiatement ce qu’ils avaient perdu sur le baron. Le gros Olaf le dépassa d’abord, et la Fumée passa à sa suite sur la piste étroite.

« Ce n’est pas mal, mais il y a mieux encore », se dit la Fumée en paraphrasant Spencer.

Il n’avait plus peur de von Schrœder, resté à la traîne, mais il avait devant lui le meilleur conducteur de chiens du pays. Le dépasser semblait impossible. À maintes reprises, la Fumée poussa son chien de tête presque à toucher l’autre traîneau, et chaque fois le gros Olaf sembla filer du loch et reprit sa distance. La Fumée se contenta de suivre le train et de maintenir désespérément l’allure, se disant que la course n’était pas perdue pour l’un des deux tant qu’elle n’était pas gagnée par l’autre, et bien des choses peuvent arriver sur un parcours de vingt-quatre kilomètres.

À cinq kilomètres de Dawson, il arriva effectivement quelque chose. La Fumée fut tout surpris de voir le gros Olaf se redresser et, avec force jurements et coups de fouet, exiger de ses animaux une suprême dépense d’énergie. Il aurait dû réserver cet emballement pour les derniers cent mètres de la course au lieu de le commencer à cinq kilomètres du but. Si meurtrière pour les chiens que fût cette allure, la Fumée la soutint. Son propre attelage était superbe. Aucun chien sur le Yukon n’aurait pu être en meilleure forme après avoir fourni un effort aussi dur. En outre, la Fumée avait peiné avec eux, et couché avec eux ; il connaissait chaque bête individuellement, et savait s’adresser à son intelligence pour en extraire toute la bonne volonté possible.

Ils franchirent un petit tassement de glaçons et s’engagèrent sur le terrain plat en aval. Le gros Olaf avait à peine quinze mètres d’avance. Tout à coup un traîneau s’élança de côté et se rapprocha du sien. La Fumée comprit alors le but de son dernier coup de collier : il voulait gagner de l’avance pour changer de véhicule. Ce nouvel attelage qui l’attendait pour l’étape d’arrivée était une surprise, et même ceux qui pariaient pour lui n’en avaient pas eu connaissance.

La Fumée essaya désespérément de le dépasser pendant l’échange. À force d’encouragements et de coups, il rogna peu à peu les quinze mètres de distance, jusqu’à ce que son chien de tête galopât de front avec le chien de pivot du gros Olaf. De l’autre côté, à la même hauteur, courait le traîneau de relais. À la vitesse où ils marchaient, le gros Olaf n’osait pas risquer le saut en voltige : s’il manquait son coup et tombait, la Fumée serait en tête, et la course perdue pour lui.

Il essaya de reprendre de l’avance et enleva magnifiquement son attelage, mais le chien de tête de la Fumée se maintenait à la même hauteur. Pendant huit cents mètres les trois traîneaux filèrent côte à côte. Ils étaient presque à l’extrémité du terrain uni quand le gros Olaf risqua le coup. Au moment où les véhicules se rapprochaient les uns des autres, il

L'équipage du gros Olaf avait à peine quinze mètres d'avance.
L'équipage du gros Olaf avait à peine quinze mètres d'avance.
bondit, et à peine avait-il touché l’autre traîneau qu’il était à genoux, pressant la nouvelle escouade de la voix et du fouet. Comme le terrain uni se rétrécissait en une piste étranglée, il y lança ses chiens avec une avance d’un mètre à peine.

Un homme ne doit pas désespérer tant qu’il n’est pas battu, se dit la Fumée, et le gros Olaf eut beau presser, il ne réussit pas à se débarrasser de lui. Aucun des attelages que la Fumée avait conduits cette nuit-là n’aurait pu, après un train si vertigineux, se maintenir de front avec une équipe fraîche. Néanmoins cette allure l’exténuait, et quand ils commencèrent à contourner la hauteur de Klondike-City, la Fumée sentit faiblir l’énergie de ses animaux. Ils retardaient d’une façon presque imperceptible, mais, pied à pied, l’avance de l’autre s’éleva à une vingtaine de mètres.

Un hurrah prolongé fut poussé par la population de Klondike-City assemblée sur la glace, au confluent du Klondike et du Yukon. À huit cents mètres de distance, sur la rive Nord du Klondike, se dresse Dawson. Une volée d’exclamations plus nourries s’éleva d’un certain point, et la Fumée aperçut un traîneau qui s’élançait vers lui. Il reconnut les superbes animaux qui le tiraient : c’étaient ceux de Joy Gastell ; et elle les conduisait en personne. Le capuchon de sa parka en peaux d’écureuils, rejeté en arrière, révélait l’ovale de son visage en relief comme un camée sur la lourde masse de ses cheveux. Elle s’était dégantée, et de ses mains nues elle manœuvrait le fouet et s’accrochait au traîneau.

« Sautez ! » cria-t-elle, au moment où son chien de tête grognait à l’adresse de la Fumée.

Celui-ci retomba derrière elle, et le traîneau oscilla sous le choc, mais elle, bien calée sur les genoux, ne cessa pas de manœuvrer le fouet.

« Allez ! vous autres, courez ! kiss ! kiss ! »

Les chiens jappaient et gémissaient dans leur ardeur à dépasser le gros Olaf.

Quand le chien de tête atteignit l’arrière du traîneau de celui-ci, puis, mètre par mètre, arriva de front avec son rival, la foule massée sur la rive de Dawson devint folle d’enthousiasme. C’était une grande cohue, car sur toutes les rivières les mineurs avaient abandonné leurs outils pour venir voir le résultat, et une arrivée de pair après une course de cent soixante-seize kilomètres justifiait toutes les extravagances.

« Attention ! Quand vous serez en tête je descendrai ! » cria Joy par-dessus son épaule.

La Fumée essaya de protester.

« Et méfiez-vous de la courbe à moitié chemin du talus ! » ajouta-t-elle.

Écartés de deux mètres, les deux attelages galopaient de front. Du fouet et de la voix, le gros Olaf réussit à se maintenir encore une minute. Puis, lentement, presque insensiblement, le chien de tête de Joy commença à prendre les devants.

« Apprêtez-vous ! cria-t-elle à la Fumée. Je vais vous quitter. Prenez le fouet. »

Comme il avançait la main, ils entendirent le gros Olaf rugir un avertissement, mais trop tard. Son chien de tête, furieux d’être dépassé, obliquait pour attaquer les autres. Ses crocs se plantent dans le flanc du chien de tête de Joy. Les attelages rivaux se prennent à la gorge. Les traîneaux passent par-dessus les bêtes entrelacées et se renversent. La Fumée se remet sur pied et essaye de relever Joy. Mais elle le repousse, en criant : « Courez ! »

Le gros Olaf, toujours attentif à terminer la course, bondissait déjà à cinquante mètres en avant. La Fumée s’élança et, en atteignant la rive, il était sur les talons de l’autre. Mais, en montant le talus, le gros Olaf, par de puissantes embardées, regagnait quatre mètres.

Le bureau de l’Enregistrement faisait partie du cinquième pâté de maisons dans la rue principale. Celle-ci était bondée comme au passage d’un défilé militaire. Cette fois la Fumée trouva plus difficile de rattraper son gigantesque rival, et quand il le rejoignit il fut incapable de le dépasser. Côte à côte ils couraient dans une allée étroite entre deux murs compacts d’hommes emmitouflés qui les acclamaient. Tantôt l’un, tantôt l’autre, au prix d’un élan convulsif, gagnaient un pouce environ, pour le reperdre immédiatement.

Si leur allure antérieure avait été mortelle pour les chiens, celle qu’ils s’imposaient maintenant ne l’était pas moins pour eux-mêmes. Mais l’enjeu était d’un million de dollars, sans parler d’une honorable notoriété dans la contrée du Yukon. La seule impression qui parvint à la Fumée dans cette finale et folle randonnée fut un profond étonnement qu’il y eût tant de gens au Klondike. Jamais auparavant il ne les avait vus rassemblés.

Puis il se sentit ralentir malgré lui, et le gros Olaf le devança d’une bonne enjambée. Il semblait à la Fumée que son cœur allait éclater, et il avait perdu toute conscience de ses jambes. Elles volaient sous lui, mais il ignorait comment il continuait à les actionner, et il n’aurait su dire par quel miracle, leur imposant un regain de force, il les obligea à le ramener au niveau de son gigantesque rival.

Devant eux apparut la porte ouverte du bureau de l’Enregistrement. Les deux hommes firent un effort final et inutile. Aucun ne put se décoller de l’autre : côte à côte ils trébuchèrent sur le seuil, entrèrent violemment en collision et tombèrent la tête en avant.

Ils se mirent sur leur séant, trop épuisés pour se relever. Le gros Olaf, ruisselant de sueur, respirant en halètements effroyablement pénibles, esquissait dans l’air des gestes décousus et essayait en vain de parler. À la fin il tendit la main avec une intention bien évidente ; la Fumée la lui serra cordialement.

« C’est une course au pair, déclara le préposé de l’Enregistrement. » La Fumée entendait comme en rêve cette voix qui sonnait affaiblie et lointaine. « Tout ce que je puis dire, c’est que vous êtes tous deux gagnants. Il faudra vous partager la concession. Vous voilà associés. »

Leurs mains unies exécutèrent un mouvement de pompe pour ratifier cette décision. Le gros Olaf secoua la tête avec une grande énergie et bredouilla quelque temps avant de pouvoir s’exprimer.

« Satané Chéchaquo ! proféra-t-il, mais avec une note d’admiration dans la voix. Je ne sais pas comment vous avez fait, mais ça y est. »

Au-dehors était massée une foule bruyante, et le bureau même était envahi et bondé. Les deux associés se décidèrent à une nouvelle tentative, et s’aidèrent mutuellement à se remettre sur pied. La Fumée sentait ses jambes trembler sous lui et titubait comme un ivrogne. Le gros Olaf s’approcha en chancelant.

« Je suis fâché que mes chiens aient sauté sur les vôtres.

— Vous ne pouviez pas les en empêcher, haleta la Fumée. Je vous ai entendu crier.

— Dites donc ! continua le gros Olaf avec des yeux brillants, cette jeune personne-là… hein… quel beau brin de fille ?

— Pour sûr ! » approuva la Fumée.