Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 131-158).

L’HOMME SUR L’AUTRE RIVE

I

Il serait intéressant de raconter comment Belliou-la-Fumée lotit la ville burlesque de Tra-lee, comment il opéra l’accaparement d’œufs qui faillit ruiner Swiftwater Bill, ou comment il gagna la course d’un million de dollars en descendant le Yukon dans un traîneau à chiens ; mais ce fut avant l’époque de ces farces historiques qu’il se sépara du Courtaud dans le haut Klondike ; son compagnon devait redescendre ce fleuve jusqu’à Dawson pour faire enregistrer des concessions qu’ils avaient délimitées.

La Fumée, avec l’attelage de chiens, se dirigea vers le Sud. Son but était de découvrir le lac Surprise et la fabuleuse localité des Deux-Cabanes. Il se proposait de franchir la rivière Indienne dans son cours supérieur et de traverser la région montagneuse et peu connue qui s’étend jusqu’à la Stewart River. Quelque part dans ces parages, d’après une rumeur persistante, se trouve le lac Surprise, entouré de glaciers et de pics déchiquetés, et dont le fond est pavé d’or natif. Des anciens, dont les noms mêmes s’étaient perdus dans les forêts de jadis, avaient plongé, disait-on, dans ses eaux glacées et ramené des morceaux d’or qu’ils tenaient à deux mains. À plusieurs reprises, des vieux de la vieille avaient pénétré ces déserts inaccessibles et prélevé des échantillons du sol doré du lac. Mais l’eau était trop froide. Certains s’y noyèrent, dont on retira les cadavres ; d’autres y attrapèrent des fluxions de poitrine dont ils moururent ; et l’un de ceux qui avaient plongé ne reparut jamais.

Tous les survivants s’étaient proposé de revenir assécher le lac, mais aucun n’avait donné suite à ce projet. Une fatalité s’acharnait contre eux : l’un des explorateurs se noya dans un évent au-dessous du Forty Mile ; un autre fut dévoré par ses chiens ; un troisième fut écrasé par la chute d’un arbre. Ainsi s’était formé le mythe : le lac Surprise portait malheur ; son emplacement même était oublié, et son pavement d’or restait sous l’eau.

Les Deux-Cabanes, non moins légendaires, étaient cependant localisées d’une manière mieux définie. « À cinq sommeils », en amont de la rivière Mac-Question à partir de la Stewart, se dressent deux antiques maisons de bois, si vieilles qu’elles ont dû être construites même avant l’arrivée du premier chercheur d’or dans le bassin du Yukon. Des chasseurs d’élans, avec qui la Fumée lui-même s’était rencontré et entretenu, prétendaient avoir trouvé jadis les deux cabanes ; mais ils avaient en vain cherché la mine que devaient exploiter les anciens aventuriers.

« Je voudrais bien que tu t’en viennes avec moi, disait soucieusement le Courtaud au moment de la séparation. Parce que tu as le cafard indien, ce n’est pas une raison pour aller mettre le nez dans le malheur. Il n’y a pas à sortir de là, tu te rends dans une contrée maudite. Un sort est jeté dessus, pour sûr, depuis la première chiquenaude de Jéhovah jusqu’au Jugement dernier.

— Ne t’en fais pas, le Courtaud. J’aurai fini ma tournée et serai de retour à Dawson dans six semaines. La piste du Yukon est foulée, et les cent cinquante premiers kilomètres le long de la Stewart doivent l’être aussi. Des vieux d’Henderson m’ont dit que plusieurs équipes l’ont remontée à l’automne dernier, après le gel. Si je trouve leur piste, je devrai abattre mes soixante-cinq à quatre-vingts kilomètres par jour. Il se peut que je mette moins d’un mois à revenir, une fois que j’aurai traversé.

— Oui. Mais c’est justement la traversée qui m’inquiète. Enfin, au revoir, la Fumée ! Ouvre bien l’œil pour ce pays de malheur, voilà tout. Et ne mets pas de fausse honte à revenir bredouille. »

II

Une semaine après, la Fumée se trouvait dans le fouillis montagneux au Sud de la rivière Indienne, sur la ligne de partage du Klondike, et il avait abandonné son traîneau et réparti le paquetage entre ses chiens-loups. Chacun des six molosses était chargé de cinquante livres, et lui-même portait sur le dos un fardeau égal. Il traçait la voie dans la neige molle, qu’il foulait de ses raquettes, et derrière lui ses chiens haletaient.

Il chérissait ce genre de vie, ce désert silencieux dans le profond hiver boréal, cette surface infinie de neige, vierge de tout vestige humain. Autour de lui dominaient des pics glacés qui ne portaient pas de nom et n’étaient portés sur aucune carte. Jamais, dans l’air tranquille de ces vallées, il ne voyait s’élever la fumée d’un campement de chasseur. Lui seul mettait de l’animation dans le calme qui planait sur ces étendues inexplorées ; et il ne se sentait nullement accablé par cette solitude. Tout le charmait, le labeur quotidien, les querelles des chiens-loups, l’établissement du campement dans le long crépuscule, et, là-haut, la palpitation des astres ou le déploiement flamboyant de l’aurore boréale.

Il aimait surtout son campement à la chute du jour ; il y voyait un sujet de tableau qu’il se proposait de peindre, certain de ne jamais l’oublier : une aire de neige battue où brûlait son feu ; son lit, fait de deux couvertures de peau de lièvre, étalées sur des ramilles de sapin fraîchement coupées ; son abri, une simple pièce de toile tendue de façon à capter et réfléchir la chaleur du foyer ; la cafetière noircie et le seau posés sur une bûche, les mocassins piqués sur des bâtons pour sécher, les raquettes plantées dans la neige ; de l’autre côté du foyer, les chiens-loups se blottissant vers la chaleur, alertes et avides, leurs fourrures givrées, leurs queues touffues rabattues sur leurs pattes ; et de toutes parts, la pression, à peine repoussée de quelques pas, d’une muraille d’obscurité envahissante.

En de pareils moments, San Francisco, La Vague et O’Hara lui semblaient bien loin, ombres perdues dans un passé trouble, fantômes d’un rêve étranger à toute réalité. Il lui était difficile de croire qu’il eût jamais connu d’autre vie que celle du Wild, et de s’avouer qu’il avait jadis barboté et musardé dans le courant de la bohème citadine. Seul, n’ayant personne à qui parler, il pensait beaucoup, profondément et

Belliou-la-Fumée aimait particulièrement son campement à la chute du jour.
Belliou-la-Fumée aimait particulièrement son campement à la chute du jour.
simplement. Il était atterré par le gaspillage de ces années passées à la ville, par le peu de valeur que représentaient actuellement pour lui les philosophies des écoles et des livres, le cynisme intelligent des artistes et des journalistes, les bouffonnes prétentions des hommes d’affaires dans leurs clubs. Ces gens-là ne savaient ni manger, ni dormir, ni se bien porter ; jamais ils n’avaient connu ni l’aiguillon du véritable appétit, ni l’angoisse salutaire de la fatigue, ni la forte poussée du sang qui court comme un vin généreux dans les veines du travailleur.

Pendant tout le temps cette terre spartiate et saine, ce beau pays du Nord, avait existé et il l’ignorait ! Ce qui l’étonnait le plus, étant données ses aptitudes toutes particulières pour ce genre de vie, c’est qu’il n’eût jamais entendu le moindre murmure d’appel l’invitant à sortir de lui-même pour chercher sa véritable ambiance. Il finit cependant par résoudre cette énigme, comme les autres.

« Écoute, Gueule-Jaune, tout m’apparaît clairement. »

L’animal interpellé souleva alternativement les pattes de devant en gestes vifs et pacificateurs, puis les recouvrit de sa queue touffue et exposa ses crocs au feu dans un sourire destiné à son maître.

« Herbert Spencer avait près de quarante ans quand il entrevit sa principale capacité et son désir dominant. Moins lent que lui, je n’ai pas attendu d’avoir trente ans pour trouver ma voie. C’est bien ici que je sens ma puissance et ma vocation. Gueule-Jaune, je regrette presque de n’être pas né louveteau : j’aurais passé tous mes jours en frère de toi et des tiens. »

Il erra longtemps à travers un chaos de vallées et de hauteurs qui ne se prêtaient à aucune topographie rationnelle, mais semblaient avoir été jetées là par suite de quelque farce cosmique. Il cherchait en vain une rivière ou un ruisseau qui coulât franchement au Sud vers la Mac-Question et la Stewart. Survint un orage de montagne qui lança une tourmente de neige dans le maquis des cimes et des gorges. Au-dessus de la ligne de haute futaie, sans feu, pendant deux jours il lutta à l’aveugle pour gagner des terrains plus bas. Le second jour, il se trouva sur le rebord d’un énorme talus. La neige tombait en rangs si épais qu’il ne pouvait apercevoir la base de cette muraille et n’osa pas en tenter la descente. Il s’enroula dans ses fourrures et se serra avec les chiens au creux d’un amas de neige, mais il n’osa se laisser aller au sommeil.

Au matin, l’ouragan s’étant apaisé, il sortit de son trou pour examiner le pays. À quatre cents mètres en contre-bas, il reconnut sans erreur possible un lac gelé et recouvert de neige, autour duquel se dressaient de tous côtés des pics dentelés. L’endroit répondait exactement à la description qui lui en avait été faite. Il venait, à l’aveugle, de trouver le lac Surprise.

« Il mérite bien son nom », murmura-t-il lorsque, une heure plus tard, il en atteignit les bords.

Comme il se dirigeait vers l’unique bois de ces parages, un taillis de vieux sapins, il rencontra trois tombes, ensevelies sous la neige, mais dont les têtes étaient marquées par des poteaux équarris portant des inscriptions illisibles.

À l’orée du bois se dressait une petite cabane de torchis. Il tira le loquet et entra. Dans un coin, sur ce qui fut jadis un lit de rameaux de sapins, gisait un squelette encore enveloppé de fourrures que la pourriture avait déchiquetées. Voilà le dernier visiteur venu au lac Surprise, pensa la Fumée en ramassant un morceau d’or de la dimension de son poing fermé. À côté du lingot il trouva une boîte à poivre remplie de pépites grosses comme des noix, dont la surface brute ne montrait aucune trace de lavage.

La légende se vérifiait de point en point, et la Fumée n’eut pas le moindre doute que cet or provenait du fond du lac. Ce fond étant inaccessible, enfoui sous plusieurs pieds de glace, il ne pouvait rien faire. À midi, du bord du talus, il jeta vers sa découverte un regard d’adieu.

« C’est très bien, Seigneur Lac, dit-il. Je ne te demande que de rester où tu es. Je reviendrai te mettre à sec, si la fameuse sorcière ne m’attrape pas en route. Je ne sais pas comment je suis arrivé ici, mais je saurai par où j’en suis parti. »

III

Cependant, lorsque, quatre jours plus tard, il fit du feu dans une petite vallée, au bord d’un cours d’eau gelé, sous le couvert des sapins, il savait bien que le lac Surprise était quelque part dans le chaos blanc qu’il avait laissé derrière lui, mais il n’aurait pu dire où. Une centaine d’heures passées à errer et à lutter contre d’aveuglants tourbillons de neige lui avaient fait perdre le souvenir de la route qu’il avait suivie et même le sens de l’orientation. Il croyait émerger d’un cauchemar, incertain s’il y avait passé quatre jours ou une semaine entière. Après avoir péniblement franchi un nombre infini de crêtes secondaires et suivi les détours de gorges sauvages qui se terminaient en impasses, il avait dormi avec les chiens, et deux fois seulement il avait réussi à construire un feu et à dégeler de la viande d’élan.

Maintenant, enfin, il se trouvait bien campé et bien repu. L’orage était passé, il faisait un temps clair et froid. La disposition du terrain était redevenue normale. La rivière près de laquelle il se trouvait présentait un aspect naturel et se dirigeait congrûment vers le Sud-Ouest. Mais le lac Surprise était perdu pour lui, comme pour tous ceux qui l’avaient cherché jadis.

Ayant descendu la rivière pendant une demi-journée, il atteignit un cours d’eau plus important et pensa que ce devait être la Mac-Question. En cet endroit il tua un élan, et une fois encore chaque chien-loup transporta une charge de viande de cinquante livres au bas mot. Au moment où il obliquait pour descendre cette nouvelle rivière, il tomba sur une piste de traîneau. Les dernières neiges l’avaient recouvertes, mais en dessous elle était bien tassée par de fréquents voyages. Il en conclut que deux campements avaient été établis sur la Mac-Question et que cette piste les reliait. Évidemment quelqu’un avait découvert les Deux-Cabanes, et c’était là qu’était le campement inférieur. Il se dirigea donc en aval.

Il faisait quarante degrés au-dessous de zéro quand il campa ce soir-là ; il s’endormit en se demandant quels étaient les hommes qui avaient pu retrouver les Deux-Cabanes, et s’il pourrait y arriver le lendemain. Il se mit en route aux premières lueurs de l’aube, et suivit sans difficulté la trace à moitié recouverte, foulant la neige nouvelle de ses raquettes pour empêcher les chiens d’y enfoncer.

C’est alors que survint l’inattendu, l’aventure qui le guettait à un détour de la rivière. Il lui sembla entendre et sentir simultanément. Le coup de fusil venait de la droite, et la balle, perçant obliquement les épaules de sa parka et de son paletot de laine, le fit pivoter à demi sous la force du choc. Il chancelle sur ses raquettes avant de reprendre son équilibre, et perçoit un second coup de fusil, qui le manque complètement. Sans tarder, il plonge dans la neige pour gagner, à une centaine de pieds, l’abri des arbres de la rive. D’autres détonations se succèdent, et il éprouve la sensation désagréable d’un filet humide et tiède lui coulant dans le dos.

Il escalade le talus, les chiens pataugeant derrière lui, et se dissimule parmi les arbres et les broussailles. Quittant vivement ses raquettes, il se couche de tout son long et observe le terrain avec précaution. Il ne voit rien. Le tireur se tient évidemment à l’affût entre les arbres de la rive opposée.

« S’il n’arrive pas quelque chose avant peu, murmura-t-il au bout d’une demi-heure, il faudra que je m’esquive pour faire du feu, sous peine d’avoir les pieds gelés. Gueule-Jaune, que ferais-tu à ma place, couché dans la neige avec la circulation qui se ralentit et un bonhomme qui essaie de vous trouer la peau ? »

Il recula de quelques pas, tassa la neige, se mit à danser une gigue qui lui ramena le sang aux pieds, et réussit à endurer la situation pendant une demi-heure encore. Puis il entendit nettement un bruit de grelots venant de l’aval. Il regarda entre les arbres et aperçut un traîneau qui tournait le coude de la rivière. Un seul homme le conduisait, pesant sur la perche de direction et pressant les chiens.

La Fumée resta un instant tout saisi ; c’était le premier être humain qu’il voyait depuis trois semaines qu’il avait quitté le Courtaud. Puis il pensa au meurtrier caché sur la rive d’en face. Sans se montrer, il lança un sifflement avertisseur. L’homme ne l’entendit pas : il approchait rapidement. La Fumée siffla de nouveau et plus fort. L’étranger cria un ordre à ses chiens et s’arrêta. Il s’était déjà retourné et faisait face à la Fumée lorsqu’un nouveau coup de feu partit. Immédiatement, la Fumée, au jugé, tira vers le bois dans la direction du son. L’homme près de la rivière avait été atteint du premier coup. Le choc de la balle à tir rapide le fit chanceler. Il trébucha gauchement vers le traîneau, y tomba à demi, et tira un fusil de dessous les amarres. Au moment où il essayait de l’épauler, sa taille s’affaissa, et il glissa lentement dans une position assise sur le traîneau ; puis soudain, pendant que le coup partait au hasard, il se renversa sur un coin du chargement, de sorte que la Fumée ne pouvait voir que ses jambes et son ventre.

De la vallée monta un nouveau bruit de grelots. L’homme ne bougeait plus. Sur la courbe oscillèrent trois traîneaux, accompagnés d’une demi-douzaine d’hommes. La Fumée cria pour les avertir, mais déjà ils avaient vu la détresse du premier traîneau, et ils y couraient. De l’autre rive il ne partait plus de coups de feu, et la Fumée, appelant ses chiens, sortit du couvert. Il y entendit des exclamations dans la troupe, et deux hommes, arrachant leur moufle droite, le mirent en joue.

« Avance, assassin ! commanda l’un d’eux, un homme à barbe noire ; mais d’abord jette ton fusil dans la neige. »

La Fumée hésita, puis laissa tomber son fusil et s’approcha d’eux.

« Fouille-le, Louis, et prends-lui ses armes », ordonna le barbu.

Louis obéit ; c’était, d’après l’opinion de la Fumée, un voyageur franco-canadien, ainsi que quatre des autres. L’opération n’aboutit qu’à la confiscation du couteau de chasse de la Fumée.

« Maintenant, étranger, qu’as-tu à dire pour ta défense avant que je te tue ? demanda l’homme à la barbe noire.

— J’ai à dire que tu fais erreur si tu crois que c’est moi qui ai tué cet homme », répondit la Fumée.

Un cri fut poussé par l’un des voyageurs. Il avait remonté la piste et trouvé les traces de la Fumée à l’endroit où il l’avait quittée pour se mettre à l’abri sur la rive. L’homme exposa sa découverte.

« Pourquoi as-tu tué Joe Kinade ? demanda l’homme à la barbe noire.

— Je répète que je ne l’ai pas t…,

— Bah ! à quoi bon causer ? Nous t’avons pris sur le fait. Voilà l’endroit où tu as quitté la piste en l’entendant venir. Tu t’es caché en embuscade parmi les arbres et tu as tiré dessus à courte distance. Tu ne pouvais guère le manquer. Pierre, va chercher le fusil qu’il a jeté.

— Tu pourrais me laisser expliquer ce qui est arrivé, objecta la Fumée.

— Tais-toi, grogna l’autre. Ton fusil nous racontera bien l’histoire. »

Tous se mirent à examiner le fusil de la Fumée, éjectant et comptant les cartouches, et inspectant le canon à la gueule et à la culasse.

« Un seul coup », conclut la barbe noire.

Pierre reniflait le canon avec des narines palpitantes comme celles d’un daim.

« Et un coup qui vient d’être tiré, déclara-t-il.

— La balle lui est entrée dans le dos, dit la Fumée. Il me faisait face quand le coup de feu est parti. Tu le vois, il a été tiré de l’autre rive. »

La barbe noire pesa cette assertion à peine une seconde, et secoua la tête.

« Ça ne prend pas. Vous autres, placez-le, le visage tourné vers le fleuve : voilà comment il était quand tu l’as frappé dans le dos. Allez, quelques-uns, inspecter la piste en amont et en aval et voir si vous trouvez des traces qui se dirigent vers l’autre rive. »

Ils rapportèrent que de ce côté la neige était intacte. Pas même un lièvre ne l’avait traversée.

La barbe noire, penché sur le mort, se redressa, tenant à la main un tampon de laine et de poils : l’émiettant, il en dégagea la balle qui avait percé le corps. La pointe s’était aplatie à la dimension d’un demi-dollar, la base, enveloppée d’acier, était intacte. Il la compara avec une cartouche prise à la ceinture de la Fumée.

« Étranger, voilà des preuves assez claires pour satisfaire même un aveugle. C’est une balle à pointe molle et à enveloppe d’acier, et la tienne est à pointe molle et à enveloppe d’acier. C’est du 30.30 ; et la tienne est du même calibre. Elle est fabriquée par la J. et T. Arms Company, la tienne aussi. Maintenant nous allons monter sur le talus et nous rendre compte exactement de la façon dont tu as opéré.

— J’ai été moi-même victime d’un guet-apens, dit la Fumée. Regarde le trou dans ma parka. »

Pendant que la barbe noire examinait le vêtement, un des voyageurs ouvrit la culasse du fusil du mort. Tous purent voir qu’il avait tiré un coup de feu. La douille était encore dans la chambre.

« C’est une sale déveine que le pauvre Joe ne t’ait pas touché, dit amèrement la barbe noire. Mais ce qu’il a fait était déjà joli avec un pareil trou dans le corps. Viens, maintenant, toi.

— Fouillez l’autre rive d’abord, demanda instamment la Fumée.

— Tais-toi ! suis-nous et laisse parler les faits. »

Ils quittèrent la piste à l’endroit où lui-même l’avait laissée, et suivirent ses traces en remontant le talus jusque parmi les arbres.

« Il a piétiné là pour se réchauffer les pieds, dit Louis en montrant la neige. À cet endroit il a rampé sur le ventre. Ici il s’est appuyé le coude pour tirer.

— Eh, parbleu ! voilà la cartouche vide qu’il a brûlée ! s’écria la barbe noire. Mes enfants, il n’y a qu’une chose à faire…

— Tu pourrais me demander comment j’ai été amené à tirer cette cartouche, interrompit la Fumée.

— Et je pourrais aussi te faire avaler tes dents si tu nous tiens tête plus longtemps. Tu auras loisir, plus tard, de répondre à des questions de ce genre. Maintenant, mes amis, nous sommes des gens convenables et respectant la loi, et il faut mener cette affaire de façon régulière. Combien de chemin penses-tu que nous ayons fait, Pierre ?

— Je ne crois pas me tromper en disant trente kilomètres, certainement.

— Très bien. Nous allons cacher notre chargement et mener ce type-là et le pauvre Joe aux Deux-Cabanes. Et je compte bien que nos témoignages lui mettront la corde au cou. »

IV

Depuis trois heures il faisait nuit lorsque le mort, la Fumée et son escorte arrivèrent aux Deux-Cabanes. À la lueur des étoiles, le prisonnier put distinguer une douzaine au moins de cabanes de rondins récemment bâties, blotties autour d’une construction plus ancienne et plus grande, sur un terrain plat, près de la rive. On le jeta dans cette antique hutte : il la trouva occupée par un jeune géant, sa femme et un vieillard aveugle. La femme, que son mari appelait Lucie, était elle-même une forte gaillarde du type de la frontière. La Fumée sut par la suite que le vieillard avait vécu de nombreuses années comme trappeur sur la Stewart, et qu’il avait perdu la vue l’hiver précédent.

Il devait apprendre aussi que ce campement des Deux-Cabanes avait été établi l’automne précédent par une douzaine d’hommes arrivés là dans six bachots menés à la gaffe et chargés de provisions. Ils avaient construit leurs cabanes autour de celle du vieux trappeur. Puis d’autres chercheurs d’or, venus sur la glace avec leurs attelages de chiens, avaient triplé la population. Le gros gibier abondait dans le pays, et on y avait découvert un gisement de boue contenant de l’or en quantité suffisamment rémunératrice, qu’on exploitait.

Au bout de cinq minutes, tous les hommes des Deux-Cabanes se pressaient dans la chambre. La Fumée, jeté dans un coin, les mains et les pieds attachés avec des courroies de peau d’élan, regardait ces gens qui feignaient de l’ignorer ou le menaçaient. Il en compta trente-huit ; c’était une bande sauvage et rude, tous hommes de la frontière des États-Unis ou voyageurs du Canada supérieur. Ceux qui l’avaient capturé ne se lassaient pas de raconter l’histoire, et chacun formait le centre d’un groupe irrité et gesticulant. Certains murmuraient :

« Lynchons-le tout de suite ; pourquoi attendre ? »

Et ils eurent grand-peine à contenir un gros Irlandais qui voulait se précipiter sur le prisonnier sans défense.

C’est en dénombrant les assistants que la Fumée aperçut une figure familière, celle de Breck, l’homme dont il avait fait passer le bateau à travers les rapides. Il s’étonna que celui-ci ne vînt pas lui parler, mais ne risqua de son côté aucun signe de reconnaissance.

Un peu plus tard, Breck passa près de lui, et, s’abritant le visage, lui lança un coup d’œil significatif. La Fumée comprit.

La barbe noire, que la Fumée avait entendu appeler Eli Harding, finit par imposer silence à ceux qui discutaient s’il fallait ou non lyncher immédiatement le prisonnier.

« Arrêtez ! rugit-il. Calmez-vous. Cet homme m’appartient. C’est moi qui l’ai pris et amené ici. Pensez-vous que je lui ai fait parcourir tout ce chemin pour qu’on le lynche ? J’aurais pu m’en charger moi-même au moment de sa capture. Je l’ai amené ici pour qu’il subisse un jugement équitable et impartial, et je jure qu’il l’aura. Il est solidement attaché et il n’y a pas de danger qu’il s’échappe. Jetez-le sur une couchette jusqu’à demain matin, et nous lui ferons son procès ici même. »

V

La Fumée s’éveilla. Il était couché sur le flanc, face au mur, et un courant d’air, rigide comme un glaçon, lui vrillait le devant de l’épaule. Quand il avait été lié sur le châssis ce souffle n’existait pas. Maintenant l’air extérieur, fusant dans l’atmosphère chaude de la cabane avec une pression de quarante-cinq degrés au-dessous de zéro, l’avertissait suffisamment que quelqu’un, du dehors, avait retiré le calfeutrage de mousse inséré entre les rondins. Il se redressa autant que ses liens le lui permettaient, et tendit le cou jusqu’à ce que ses lèvres fussent à la hauteur de la fente.

« Qui est là ? murmura-t-il.

— Breck, fut la réponse. Prenez garde, ne faites pas de bruit. Je vais vous passer un couteau.

— Inutile, dit la Fumée. Je serais incapable de m’en servir. Mes mains sont attachées derrière mon dos et fixées au pied du châlit. En outre, vous ne pourriez introduire un couteau par cette fente. Cependant il faut faire quelque chose. Ces types-là sont d’humeur à me pendre, et, naturellement, vous savez que ce n’est pas moi qui ai tué cet homme.

— Il n’était pas nécessaire de me le dire, la Fumée. Et si vous l’aviez fait, c’est que vous auriez eu des raisons. Là n’est pas du tout la question. Je veux vous tirer de ce mauvais pas. Les hommes d’ici sont une rude bande. Vous les avez vus. Isolés du monde, ils font et appliquent leur propre loi, en assemblée de mineurs, vous savez comment. Ils ont réglé déjà leur compte à deux hommes, deux voleurs de victuailles. Ils en ont chassé un du campement sans une once de nourriture et sans allumettes. Le pauvre diable a fait soixante-cinq kilomètres et vécu un jour ou deux avant d’être gelé. Le second, ils l’ont chassé voilà deux semaines. Ils lui ont donné le choix : partir sans victuailles ou recevoir dix coups de lanière pour chaque ration d’un jour. Il a supporté quarante coups avant de s’évanouir. Et maintenant ils vous tiennent, et tous sont convaincus que c’est vous qui avez tué Kinade.

— L’homme qui a tué Kinade a tiré sur moi aussi. Sa balle m’a éraflé l’épaule. Tâchez de faire retarder le jugement pendant que quelqu’un ira fouiller la rive où se cache l’assassin.

— Inutile. Ils s’en tiendront au témoignage de Harding et des cinq Français qui étaient avec lui. En outre, ils n’ont encore pendu personne, et c’est une partie de plaisir pour eux.

« Voyez-vous, la vie est assez monotone ici. Ils n’ont pas découvert le bon filon, et ils sont fatigués de chercher le lac Surprise. Ils ont fait quelques ruées au commencement de l’hiver, mais le goût leur en a passé maintenant. Le scorbut commence à faire son apparition et ils sont mûrs pour n’importe quel stimulant.

— Et il semble bien que je suis destiné à leur en servir un, commenta la Fumée. Dites-moi, Breck, comment diable êtes-vous tombé avec de pareilles canailles ?

— Après avoir ouvert mes concessions à la rivière de la Squaw et mis quelques ouvriers à travailler, je suis venu ici par la Stewart, à la recherche des Deux-Cabanes. Ils y étaient avant moi, aussi j’ai voulu remonter la Stewart plus haut. Je suis revenu hier seulement, n’ayant plus de provisions de bouche.

— Avez-vous fait quelque découverte ?

— Pas grand-chose. Mais je crois tenir une entreprise hydraulique qui rapportera gros quand le pays sera ouvert. Ce sera cela, ou alors une drague d’or.

— Attendez, interrompit la Fumée. Laissez-moi réfléchir une minute. »

Il prêtait grande attention aux ronflements des dormeurs tout en poursuivant l’idée qui venait de naître dans son esprit.

« Dites-moi, Breck, ont-ils ouvert les ballots de viande que portaient mes chiens ?

— Je les ai vus en ouvrir deux. Ils les ont mis dans la cachette de Harding.

— Ont-ils trouvé quelque chose ?

— Rien que de la viande.

— Bien ! Il faut chercher dans le paquet de toile brune rapiécée avec de la peau d’élan. Vous y trouverez quelques livres d’or brut. Ni vous ni personne autre n’en a jamais vu de pareil dans le pays. Voici ce que vous allez faire. Écoutez-moi bien. »

Un quart d’heure après, muni d’instructions détaillées, mais se plaignant de ne plus sentir ses orteils, Breck s’en alla.

La Fumée lui-même avait le nez et la joue à moitié gelés par le voisinage de la fente, et dut les frotter pendant une demi-heure contre les couvertures avant d’être rassuré, par la cuisante morsure, de la circulation rétablie.

VI

« Ma conviction est faite. Personne autre que lui n’a tué Kinade. Nous avons entendu toute l’histoire hier au soir. À quoi bon recommencer ? Je vote pour la culpabilité de l’accusé. »

C’est ainsi que débuta le jugement de la Fumée. Le personnage qui venait de parler, un homme du Colorado aux muscles d’acier, aux grosses jointures, manifesta son irritation et son ennui quand Harding, écartant sa proposition, demanda que la procédure suivît son cours régulier et proposa un certain Shunk Wilson comme juge et président de l’assemblée. La population des Deux-Cabanes constitua le jury ; mais à la suite d’une discussion de quelques minutes, on refusa à Lucie, l’unique femme, le droit de voter pour ou contre l’innocence de la Fumée.

Pendant ces préliminaires, celui-ci, bloqué dans un coin sur une couchette, surprenait la conversation suivante, engagée à demi-voix entre Breck et un mineur.

« Vous n’auriez pas cinquante livres de farine à me vendre ? demanda Breck.

— Vous n’avez pas de poudre d’or pour payer le prix que je demanderais, répondit l’autre.

— Je vous en donnerai deux cents dollars. »

L’homme secoua la tête négativement.

« Trois cents… Trois cent cinquante. »

À quatre cents, l’homme fit un signe de consentement, et dit :

« Venez à ma cabane peser la poudre d’or. »

Tous deux se frayèrent un chemin vers la porte et se glissèrent dehors. Breck rentra seul au bout de quelques minutes.

Harding était en train de faire sa déposition quand la Fumée vit la porte s’entrouvrir, et dans l’ouverture apparut le visage de l’homme qui avait vendu la farine. Il faisait des grimaces et des signes emphatiques à quelqu’un : un homme assis près du poêle, qui se leva et se dirigea vers la porte.

« Où allez-vous, Sam ? demanda Shunk Wilson.

— Je reviens dans un clin d’œil, expliqua Sam. Il faut absolument que je sorte. »

La Fumée fut autorisé à poser des questions aux témoins. Au milieu du contre-interrogatoire de Harding, on entendit du dehors les gémissements de chiens, avec des grincements et clapotis des patins d’un traîneau. Quelqu’un, qui était près de la porte, l’entrouvrit pour voir ce qui se passait, et annonça :

« C’est Sam avec son partenaire et un attelage de chiens ; ils filent d’un train d’enfer sur la piste de la Stewart River », annonça-t-il.

Pendant une bonne demi-minute personne ne dit mot, mais les hommes se regardaient avec des airs entendus, et une impatience générale pénétrait la salle comble. Du coin de l’œil, la Fumée aperçut Breck, Lucie et son mari conversant à voix basse.

« Allons ! dit rudement Shunk Wilson à la Fumée, coupez court à cet interrogatoire. Nous savons ce que vous essayez de prouver, à savoir que l’autre rive n’a pas été fouillée. Le témoin l’admet : nous l’admettons. Ce n’était pas nécessaire. Aucune trace ne conduisait vers cette rive-là. La neige était intacte.

— N’empêche qu’il y avait un homme sur l’autre rive, insista la Fumée.

— Ça c’est trop mince pour patiner, jeune homme. Nous ne sommes pas nombreux sur la Mac-Question ; mais nous pouvons nous rendre compte de chaque individu existant dans ces parages.

— Qui était celui que vous avez expulsé du campement voilà deux semaines ? demanda la Fumée.

— Alonzo Miramar. C’était un Mexicain. Qu’est-ce que ce voleur de victuailles vient faire là-dedans ?

— Rien ; seulement vous n’avez pas tenu compte de celui-là, monsieur le Juge.

— Il a descendu la rivière, il ne l’a pas remontée.

— Comment le savez-vous ?

— Nous l’avons vu partir.

— Et c’est tout ce que vous connaissez de sa destinée ?

— Non, jeune homme. Je sais, et nous savons tous, qu’il avait quatre jours de vivres et pas d’armes pour abattre du gibier. S’il n’a pas atteint la colonie sur le Yukon, il doit y avoir belle lurette qu’il a cassé sa pipe.

— Je suppose que vous tenez compte aussi de tous les fusils qui existent dans ces parages ? » demanda finement la Fumée.

Shunk Wilson se mit en colère.

« On dirait que c’est moi le prisonnier, à vous entendre m’accabler de questions. Passons au témoin suivant. Où est Louis le Français ? »

Pendant que Louis le Français se poussait en avant, Lucie ouvrit la porte.

« Où allez-vous ? cria Shunk Wilson.

— Je ne vois pas l’utilité pour moi de rester là, répondit-elle d’un air de défi. On ne m’a pas donné le droit de vote, et puis ma cabane est bondée à tel point que je ne peux seulement pas y respirer. »

Quelques minutes après son mari la suivit. Le bruit de la porte refermée fut le seul avertissement que le juge reçut de cette nouvelle sortie.

« Qui était-ce ? demanda-t-il en interrompant le récit de Louis.

— Bill Peabody, répondit quelqu’un. Il a dit qu’il avait quelque chose à demander à sa femme et qu’il allait revenir tout de suite. »

Au lieu de Bill, ce fut Lucie qui rentra, ôta ses fourrures et reprit sa place près du poêle.

« Je crois qu’il sera inutile d’interroger le reste des témoins, décida Shunk Wilson après la déposition de Pierre. Ils ne peuvent que répéter les faits que nous venons d’entendre. Dites, Sorensen, allez donc chercher Bill Peabody. Nous n’allons pas tarder à voter le verdict. Maintenant, étranger, vous pouvez vous lever et donner votre version de l’événement. En même temps, pour éviter des retards, nous ferons passer à la ronde les deux fusils, les munitions et les balles qui ont déterminé la mort »

La Fumée, après avoir expliqué comment il était arrivé dans cette partie du pays, raconta le guet-apens dont lui-même avait été victime et la manière dont il avait cherché refuge sur la rive, lorsque Shunk Wilson l’interrompit avec indignation.

« Jeune homme, il n’y a pas de bon sens à témoigner de la sorte. Vous êtes en train de gaspiller un temps précieux. Naturellement vous avez le droit de mentir pour sauver votre peau, mais nous n’endurerons pas de pareilles sornettes. Le fusil, les munitions, la balle qui a tué Joe Kinade, tout est contre vous… Qu’est-ce qui se passe ? Ouvrez la porte, quelqu’un ! »

Le gel se précipita à l’intérieur, prenant forme et substance dans la chaleur de la chambre, tandis que par la porte ouverte arrivaient des jappements de chiens décroissant rapidement dans le lointain.

« C’est Sorensen et Peabody, cria quelqu’un, ils se démènent à coups de fouet sur leurs chiens en descendant le fleuve.

— Encore ! que diable… » Shunk Wilson s’interrompit, la bouche ouverte, et regarda fixement Lucie.

« J’ai idée que vous pourriez expliquer ce qui arrive, madame Peabody ? »

Elle redressa la tête et serra les lèvres ; le regard irrité et soupçonneux de Shunk Wilson passa et s’arrêta sur Breck.

« Et j’ai idée que ce nouveau venu avec qui vous avez bavardé pourrait donner des explications s’il était disposé. »

Breck, fort mal à l’aise, se vit le centre de tous les regards.

« Avant de disparaître, Sam était aussi en train de comploter avec lui, dit quelqu’un.

— Écoutez, monsieur Breck, dit Shunk Wilson. Vous avez interrompu l’audience et il nous faut des explications. Qu’est-ce que vous marmottiez avec les autres ? »

Breck s’éclaircit la gorge et répondit timidement :

« J’essayais seulement d’acheter des vivres.

— Avec quoi ?

— Avec de la poudre d’or, parbleu !

— Où l’avez-vous prise ? »

Breck ne répondit pas.

« Il a vagabondé dans le haut de la Stewart, déclara spontanément un des assistants. J’ai aperçu son campement voilà une semaine, en chassant par là. Et je dois vous dire qu’il est diantrement réservé à ce sujet.

— L’or ne venait pas de là, dit Breck. Ce n’est qu’une entreprise hydraulique à faible rendement.

— Allez chercher votre pochette et montrez-nous votre poudre, ordonna Wilson.

— Je vous dis qu’elle ne vient pas de là.

— Faites-nous-la voir tout de même. »

Breck fit mine de refuser, mais il était entouré de visages menaçants. Comme à regret, il fouilla dans sa poche. Comme il en retirait la boîte à poivre, elle sonna contre un objet évidemment dur.

« Sortez tout ce que vous avez là ! » tonna Shunk Wilson.

Et à tous les yeux apparut l’énorme lingot, d’un or jaune comme aucun n’en avait encore vu. Shunk Wilson resta bouche bée. Une demi-douzaine de gens, sitôt le premier coup d’œil jeté, se précipitèrent vers la porte ; ils l’atteignirent au même moment, et, avec force ruades et blasphèmes, s’y pressèrent et pivotèrent dehors. Le juge vida le contenu de la boîte à poivre sur la table, et la vue des pépites d’or brut en chassa encore une demi-douzaine.

« Où allez-vous ? demanda Eli Harding à Shunk qui se disposait à les suivre.

— Chercher mes chiens, parbleu !

— Vous ne pendez pas le bonhomme d’abord ?

— Ça prendrait trop de temps en ce moment. Il attendra notre retour. Ce n’est pas le moment de s’endormir. »

Harding hésitait. Il lança un regard farouche à la Fumée, vit Pierre qui, de la porte, faisait signe à Louis, jeta un dernier coup d’œil au morceau d’or resté sur la table, et se décida.

« Inutile d’essayer de te sauver, cria-t-il à la Fumée. D’ailleurs, je vais emprunter ton attelage. »

Les cris des hommes, les abois des chiens et le grincement des traîneaux troublaient le silence de la pièce.

« Que se passe-t-il ? Encore une de ces maudites ruées ? » demanda le vieux trappeur aveugle, d’une voix de fausset étrange et pétulante.

« Pour sûr, répondit Lucie. Et je n’ai jamais vu d’or pareil. Touchez cela, vieux ! »

Elle lui mit le lingot dans la main. La chose ne parut l’intéresser que médiocrement.

« C’était un bon pays pour la fourrure, grommela-t-il, avant que ces coquins de mineurs fussent venus effrayer le gibier. »

La porte s’ouvrit et Breck entra.

« Eh bien ! dit-il, il ne reste plus que nous quatre au campement. Il y a soixante-cinq kilomètres d’ici à la Stewart par la traverse que j’ai foulée, et le plus diligent de la bande ne pourra faire l’aller et retour en moins de cinq ou six jours. Mais quand même, il est temps pour vous de déguerpir, la Fumée.

— Si on va tirer des coups de feu, glapit l’aveugle, je voudrais bien que quelqu’un m’emmenât d’abord dans une autre cabane. »

Breck sortit son couteau de chasse et entama les liens de son ami, puis il regarda la femme :

« J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient ? demanda-t-il avec une politesse significative.

— Allez-y et ne vous inquiétez pas de moi, répondit Lucie à Breck. Si je ne suis pas capable de faire pendre un homme, je ne suis pas bonne non plus pour le garder. »

La Fumée se leva et se frotta les poignets à l’endroit où les liens avaient entravé la circulation.

« J’ai un paquet tout prêt pour vous, fit Breck. Dix jours de vivres, des couvertures, des allumettes, du tabac, une hache et un fusil.

— Allez-y, dit Lucie d’un ton encourageant. Posez bien les pieds dans les empreintes, étranger. Arpentez le terrain aussi vite que Dieu vous le permettra.

— Je vais faire un bon dîner avant de partir, déclara la Fumée. Et quand je partirai, ce sera pour remonter la Mac-Question, non pour la descendre. Il faut venir avec moi, Breck. Nous allons fouiller cette autre rive et chercher le véritable assassin.

— Si vous voulez mon avis, objecta Breck, vous descendrez la Stewart et le Yukon. Quand la bande reviendra de mon entreprise hydraulique à faible rendement, elle verra rouge. »

La Fumée se mit à rire et secoua la tête.

« Je ne puis m’esquiver de ce pays-ci, Breck. J’y ai des intérêts, et je dois rester pour les faire valoir. Je ne sais si vous me croyez ou non, mais j’ai trouvé le lac Surprise. C’est de là que vient cet or. En outre, ils ont pris mes chiens, et je dois attendre qu’on me les rende. Enfin, je sais ce que je dis : il y avait un homme caché sur cette rive. Il a presque vidé le magasin de son arme contre moi. »

Une demi-heure après, la Fumée était assis devant une large assiettée de viande d’élan et portait à ses lèvres un grand pot de café, lorsqu’il se leva à demi, alarmé d’un bruit qu’il avait été le premier à entendre. Lucie ouvrit la porte toute grande.

« Bonjour Spike ! Bonjour Methody ! dit-elle à deux hommes couverts de givre et penchés sur un fardeau que contenait leur traîneau.

— Nous arrivons du campement supérieur, dit l’un d’eux comme ils entraient dans la chambre, portant, avec des précautions particulières, un objet enveloppé de fourrures. Et voilà ce que nous avons trouvé en route. Je crois bien qu’il est fichu.

— Mettez-le là sur la couchette », dit Lucie.

Elle se pencha et écarta les fourrures, découvrant un visage dont on voyait avant tout les grands yeux noirs et fixes, puis une peau basanée tendue à éclater sur les os et couverte de croûtes occasionnées par les morsures du gel.

« C’est Alonzo ! s’écria-t-elle. Pauvre, pauvre diable, il se meurt de faim !

— C’est l’homme qui était sur l’autre rive, murmura la Fumée à Breck.

— Nous l’avons trouvé en train de dévaliser une cachette qui doit avoir été faite par Harding, expliquait l’un des hommes. Il dévorait de la farine crue et du lard gelé, et quand nous l’avons attrapé il pleurait et poussait des cris comme un oiseau de proie. Regardez-le : il est épuisé d’inanition, et il a plus de la moitié du corps gelée. Il va passer d’un instant à l’autre. »

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Une demi-heure après, quand la fourrure eut été ramenée sur le visage de la forme rigide, la Fumée se tourna vers Lucie.

« Si cela ne vous ennuie pas, madame Peabody, je suis un mangeur de viande, je reprendrais bien une tranche de celle-ci. Faites-la épaisse et plus saignante. »