Augustin d’Hippone/Deuxième série/Solennités et panégyriques/Sermon CLXXXVII. Pour le jour de Noël. IV. Jésus-Christ Dieu et homme

Solennités et panégyriques
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CLXXXVII. POUR LE JOUR DE NOËL. IV. JÉSUS-CHRIST DIEU ET HOMME.

ANALYSE. – Pour expliquer comment le Verbe de Dieu en se faisant homme ne perd rien de sa divinité, saint Augustin le compare à la parole ou plutôt à la pensée humaine qui se donne à tous sans s’épuiser ni s’amoindrir, et qui ne perd pas sa nature en prenant dans la voix une espèce de corps. Le saint Docteur prouve ensuite par plusieurs textes de l’Écriture que le Sauveur n'a rien changé dans sa nature divine en s'unissant à la nature humaine.

1. Ma bouche va publier la gloire du Seigneur ; de ce Seigneur par qui tout a été fait et qui a été formé lui-même avec tout ; qui a montré son Père et qui a créé sa Mère. Fils de Dieu, il a un Père et point de mère ; Fils de l’homme, il a une Mère et point de père ; il est à la fois le grand jour des anges et parmi les hommes une petite lumière ; Verbe de Dieu avant tous les temps, Verbe fait chair au temps convenable ; Créateur du soleil et créé lui-même sous le soleil ; du sein de son Père gouvernant tous les siècles et du sein de sa Mère consacrant le jour présent ; demeurant dans l’un, sortant de l’autre ; formant le ciel et la terre, naissant sous le ciel et sur la terre ; ineffablement sage, et sagement enfant ; remplissant le monde, et couché dans une étable ; dirigeant les astres, et pressant le sein maternel ; si grand avec sa nature de Dieu, et si petit avec sa nature d’esclave, que sa petitesse ne diminue en rien sa grandeur et que sa grandeur n’accable en rien sa petitesse. En effet, en prenant un corps humain il n’a pas interrompu ses œuvres divines ; et il a continué d’atteindre avec force d’une extrémité jusqu’à l’autre et de tout disposer avec douceur[1], lorsque se revêtant de l’infirmité de la chair il est entré sans s’y enfermer dans le sein d’une Vierge ; et que, sans ôter aux anges l’aliment divin de sa sagesse, il nous a donné de pouvoir goûter combien le Seigneur et doux.

2. Pourquoi voir avec surprise ces merveilles dans le Verbe de Dieu, quand nota propre parole entre si libre dans l’esprit qu’elle y pénètre sans y être enfermée ? Effectivement si elle n’y pénétrait, elle ne l’éclairerait pas ; et si elle y était enfermée, elle n’entrerait pas dans d’autres esprits. Tout formé qu’il soit de mots et de syllabes, le discours que je vous adresse en ce moment n’est point découpé par vous en morceaux, comme la nourriture matérielle ; tous vous l’entendez tout entier, est tout entier recueilli par chacun de vous. Nous ne craignons pas en vous l’adressant que l’un s’empare de tout sans laisser rien à l’autre. Au contraire nous demandons devons une telle attention, attention de corps et attention d’esprit, que chacun entende tout et permette aux autres d’entendre également tout. De plus, il n’y a pas ici succession, en ce sens que l’un devrait d’abord recueillir la parole, puis la passer à un autre ; c’est au même moment qu’elle se présente à tous et que tout entière elle se fait entendre de chacun ; et si le discours pouvait être retenu totalement par la mémoire, chacun de vous en retournant l’emporterait tout entier, comme vous vouliez tous en venant l’entendre tout entier. Donc ce Verbe de Dieu par qui tout a été fait et qui renouvelle tout sans sortir de lui-même ; qui ne s’arrête point dans l’espace, qui ne s’allonge point avec le temps, que ne diversifient point des syllabes brèves ou longues, qui n’est pas une suite de sons et que ne termine point le silence ; à combien plus forte raison ce Verbe immense a-t-il pu, en prenant un corps, féconder le sein de sa Mère sans quitter le sein de son Père ; sortir de l’un pour se montrer aux hommes, rester dans l’autre pour éclairer les anges ; venir de l’un sur la terre, et dans l’autre déployer le ciel ; dans l’un se faire homme, et dans l’autre créer les hommes ? .

3. Nul donc ne doit croire que le Fils de Dieu se soit changé et altéré pour devenir Fils de l’homme ; croyons plutôt que sans rien changer à sa divine substance et en prenant dans toute sa perfection la nature humaine, il demeure Fils de Dieu tout en devenant fils de l’homme. Car, s’il est écrit. « Le Verbe était Dieu » ; et encore : « Le Verbe s’est fait chair[2] » ; ce n’est pas pour faire entendre qu’en se faisant chair il ait cessé d’être Dieu ; n’est-il pas dit qu’après sa naissance charnelle ce Verbe fait chair est « Emmanuel ou Dieu avec nous[3] ? » Pour s’échapper par notre bouche, notre pensée intérieure devient une voix, sans pourtant se changer en voix. Cette pensée reste sans altération lorsqu’elle prend une voix pour se produire ; elle demeure en nous pour continuer à se faire comprendre, pendant que le bruit la porte au-dehors pour la faire entendre ; ce bruit ne dit rien autre chose que ce qui avait frappé dans le silence. Ainsi, tout en devenant voix, ma pensée ne se confond pas avec elle ; elle reste dans la lumière de l’intelligence, et quand elle s’unit au bruit que fait mon organe, c’est pour arriver à vos oreilles sans quitter mon esprit. Remarquez-le : je parle ici non pas de la méditation silencieuse qui cherche des expressions grecques, latines ou de tout autre langue ; mais de la méditation qui cherche la pensée même avant de s’occuper du langage, lorsque cette pensée, qui a besoin, pour se produire, du vêtement de la parole, est en quelque sorte, dans le sanctuaire intérieur, toute nue aux yeux de l’intelligence. Et pourtant cette pensée de l’intelligence, comme le son qui l’exprime, est muable et changeante ; il n’en reste rien quand on l’a oubliée, comme il ne reste rien de la parole quand on a fait silence. Mais le Verbe de Dieu subsiste éternellement, et subsiste immuablement.

4. Aussi lorsqu’il a pris un corps dans le temps afin de partager notre vie temporelle, il n’a point perdu son éternité, mais au corps même il a conféré l’immortalité. C’est ainsi que « pareil à l’époux quittant sa couche nuptiale, il s’est élancé comme un géant pour parcourir sa carrière[4]. – Il avait la nature de Dieu et ne croyait pas usurper en s’égalant à Dieu » ; mais afin de devenir pour nous ce qu’il n’était pas, « il s’est anéanti lui-même », non pas en perdant sa divine nature, mais en prenant une nature d’esclave » ; et par cette nature « il est devenu semblable aux hommes et s’est montré homme », non point par sa propre substance, mais « par l’extérieur[5] ». Par l’extérieur, car tout ce que nous sommes, nous, dans l’âme ou dans le corps, est notre nature ; pour Jésus-Christ, c’est l’extérieur. Si nous n’avions notre nature, nous n’existerions pas ; pour lui, s’il ne l’avait pas, il n’en serait pas moins Dieu. Quand il l’a prise, il s’est fait homme en restant Dieu ; de manière qu’il peut dire de lui ces deux choses également incontestables, l’une, qui a trait à son humanité : « Le Père est plus grand que moi[6] » ; l’autre, qui a rapport à sa divinité : « Mon Père et moi nous sommes un[7] ». Car si le Verbe s’était confondu avec la chair, Dieu avec l’homme, il aurait pu dire à la vérité : « Mon Père est plus grand que moi », puisque Dieu est plus grand que l’homme ; mais nullement : « Mon Père et moi nous sommes un » ; attendu que l’homme n’est pas une même chose avec Dieu. Tout au plus aurait-il pu s’exprimer ainsi : Mon Père et moi nous ne sommes pas, mais nous avons été un ; car il ne serait plus ce qu’il aurait cessé d’être. Cependant la nature d’esclave qu’il s’est unie lui a permis de dire : « Mon Père est plus grand que moi » ; et la nature divine qu’il n’a pas quittée, de dire aussi avec vérité : « Mon Père et moi nous sommes un ». Si donc il s’est anéanti au milieu des hommes, ce n’était pas pour cesser d’être ce qu’il était en devenant ce qu’il n’était pas ; c’était pour voiler ce qu’il était et pour montrer ce qu’il était devenu. Aussi la Vierge ayant conçu et mis au monde ce Fils en qui se manifestait la nature d’esclave, « un enfant nous est né[8] » ; et le Verbe divin qui subsiste éternellement s’étant fait chair pour habiter parmi nous en voilant, tout en la conservant, sa divine nature, nous lui donnons avec Gabriel « le nom d’Emmanuel », Puisqu’il s’est fait homme en demeurant Dieu, nous avons le droit de donner à ce fils de l’homme le nom de « Dieu avec nous » ; sans que l’homme soit en lui une autre personne que Dieu. Tressaille donc, ô monde des croyants, puisque pour te sauver est venu parmi nous le Créateur même du monde. Le Père de Marie est ainsi le Fils de Marie ; le Fils de David, la Seigneur de David ; le descendant d’Abraham existait avant Abraham ; celui qui a formé la terre a été formé sur la terre ; le Créateur du ciel a été créé sous le ciel ; il est en même temps le jour qu’a fait le Seigneur, le jour et le Seigneur de notre cœur. Marchons à sa lumière, réjouissons-nous en lui et soyons transportés d’allégresse.

  1. Sag. 8, 1
  2. Jn. 1, 1, 14.
  3. Mat. I.
  4. Psa. 18, 6.
  5. Phi. 2, 6, 7.
  6. Jn. 14, 28.
  7. Id. 10, 30.
  8. Isa. 9, 6.