Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 496-506).


IX


« Après cinq heures, » avait dit la comtesse Olenska. À cinq heures et demie, Archer sonnait à la porte d’une maison d’aspect modeste, dont la façade lézardée se dissimulait sous une glycine géante enroulée autour d’un étroit balcon. Mme Olenska avait loué cette maison, tout au bas de la Vingt-troisième rue, à la vagabonde Medora.

C’était choisir un bizarre quartier. Des petites couturières, des empailleurs d’oiseaux exotiques, des « gens qui écrivaient, » étaient les plus proches voisins de la comtesse Olenska. Plus loin, Archer reconnut, au fond d’une allée pavée, une maison délabrée en bois que Winsett, un journaliste qu’il rencontrait quelquefois, lui avait dit habiter. Winsett n’invitait personne chez lui, mais il avait indiqué sa demeure à Archer au cours d’une promenade nocturne, et ce dernier s’était demandé, avec un petit frisson, si, dans les autres capitales, les hommes de lettres étaient aussi pauvrement logés.

La maison devant laquelle Archer s’était arrêté ne se distinguait des autres que par son badigeon un peu plus frais ; et le jeune homme se dit que le comte Olenski avait dû dépouiller sa femme de sa fortune aussi bien que de ses illusions.

Archer avait passé une journée maussade. Après le déjeuner chez les Welland, il avait espéré emmener May faire une promenade dans le Central Parc, l’avoir à lui, lui dire combien elle avait été ravissante la veille, au bal, combien il était fier d’elle, et la presser de faire hâter leur mariage. Mais Mrs Welland lui avait doucement rappelé que la tournée des visites de famille n’était pas à moitié faite ; et, quand il manifesta son désir d’écourter les fiançailles, elle fronça les sourcils et soupira :

— Songez donc, mon ami, douze douzaines de tout, — et brodées à la main !

Dans le grand landau de famille, ils roulèrent d’une porte à l’autre. Archer, la tournée accomplie, se sépara de sa fiancée avec le sentiment d’avoir été montré comme un captif dans un « triomphe. » À la pensée que son mariage ne serait célébré qu’à l’automne, et qu’il continuerait d’ici là à mener le même genre de vie, il se sentit de plus en plus déprimé.

— Demain, lui rappela Mrs Welland comme il partait, nous ferons les Chivers et les Dallas.

Évidemment, on rendait visite aux deux familles dans l’ordre alphabétique, et on n’en était encore qu’au premier quart de l’alphabet.

Archer s’était proposé de dire à May que la comtesse Olenska l’avait prié d’aller la voir ce jour-là ; mais, dans les courts moments où il se trouva seul avec sa fiancée, il eut des sujets de conversation plus pressants. Et puis, il trouva un peu ridicule de faire allusion à l’invitation de Mme  Olenska. Il savait que May désirait qu’il fût aimable pour sa cousine ; n’était-ce pas pour déférer à ce désir qu’on avait avancé l’annonce de leurs fiançailles ?

Au moment d’entrer chez Mme  Olenska, sa curiosité était vivement éveillée. La façon imprévue dont elle l’avait invité à venir la voir l’intriguait. Il fut reçu par une servante au teint doré, dont la poitrine bombée était recouverte d’un fichu à couleurs vives ; une Sicilienne, pensa Archer. Elle l’accueillit en souriant et ne répondit à ses questions que par un signe de tête ; puis elle le fit entrer dans un salon au plafond bas, où pétillait un feu de bois. La pièce était vide, et Archer se demanda si la servante était allée à la recherche de sa maîtresse, ou si, n’ayant pas compris ce qu’il était venu faire, elle l’avait peut-être pris pour l’horloger : il vit, en effet, que l’unique pendule ne marchait pas. Il savait que les races méridionales communiquent entre elles par gestes, et fut mortifié de n’avoir rien compris aux signes et aux sourires de la femme de chambre. Enfin, elle revint avec une lampe, et Archer, étant parvenu à combiner une phrase tirée de Dante et de Pétrarque, provoqua cette réponse : La signora è fuori, ma verra subito.

Cependant, à la clarté de la lampe, se révélait à lui le charme enveloppant et discret de ce salon, si différent de ceux auxquels il était habitué ! On lui avait dit que la comtesse Olenska avait rapporté avec elle quelques meubles, « débris du naufrage, » disait-elle. C’étaient, sans doute, ces tables légères en marqueterie, ce petit bronze grec sur la cheminée, et les deux bandes de damas rouge clouées sur le papier décoloré du mur, et faisant fond à des tableaux vaguement italiens, dans de vieux cadres dédorés.

Newland Archer se piquait d’être connaisseur en art italien. Son adolescence avait été saturée de Ruskin, et il avait lu les derniers ouvrages de John Addington Symonds, l’Euphorion de Vernon Lee, les essais de P.-G. Hamerton, et un nouveau volume dont on parlait beaucoup, la Renaissance, de Walter Pater. Il parlait avec aisance de Botticelli, avec une légère condescendance de Fra Angelico ; mais les tableaux de Mme  Olenska le déconcertaient, car ils ne ressemblaient à rien de ce qu’il avait accoutumé de voir, et par conséquent, de comprendre, quand il voyageait en Italie. Peut-être ses dons d’observation étaient-ils diminués du fait qu’il se trouvait seul dans cette mystérieuse maison où, apparemment, personne ne l’attendait. Il regrettait de n’avoir pas parlé à May de l’invitation de la comtesse Olenska, et était un peu troublé par la pensée que sa fiancée pouvait arriver inopinément, et le trouver installé seul au coin du feu à cette heure intime du crépuscule d’hiver.

Mais, puisqu’il s’était rendu à l’invitation, il n’avait plus qu’à attendre, les pieds au feu. L’atmosphère de ce salon était si particulière ! Certes, il avait déjà vu des pièces tendues de damas rouge et de tableaux de l’école italienne : ce qui le frappait, c’était la façon dont Mme  Olenska, à l’aide de deux ou trois vieux bibelots, et de quelques mètres de damas rouge, avait su donner un accent personnel à cette pauvre pièce misérablement meublée. Il essaya d’en analyser le mystère. Était-ce le savant agencement des tables et des chaises, ou le fait de n’avoir mis que deux roses rouges dans le vase, — où toute autre main en eût fourré une douzaine ? — Était-ce enfin le vague parfum flottant dans l’air, qui donnait à cette pièce une atmosphère si exotique à la fois et si intime ? Le parfum surtout l’intriguait, car ce n’était ni du « White Rose, » ni de la « Violette de Parme, » mais une odeur qui faisait rêver à des bazars lointains, à l’ambre gris, au café turc, et aux pétales de roses desséchées.

Il essaya de se figurer ce que serait le salon de May. Très généreux, Mr Welland avait déjà en vue une maison de la Trente-neuvième rue. On jugeait le quartier un peu éloigné, mais la maison, toute neuve, était construite en pierres d’un jaune verdâtre que les jeunes architectes commençaient à employer pour réagir contre les pierres brunes dont le ton uniforme faisait de New-York une vaste glace au chocolat. Et la plomberie était parfaite. Archer aurait préféré remettre à plus tard le choix de l’installation ; mais les Welland, tout en approuvant que la lune de miel se passât en Europe, — et se prolongeât même par un hiver en Égypte, — insistaient sur la nécessité, pour le jeune ménage, de trouver une maison prête au retour. Archer sentait que son sort était fixé. Pour le reste de ses jours, il monterait les marches en pierres jaunes verdâtres, et traverserait le « vestibule pompéien, » pour arriver à l’antichambre lambrissée de bois clair ; mais son imagination s’arrêtait là. Il savait que le salon, à l’étage supérieur, avait une grande baie vitrée ; mais il ne pouvait se figurer quel parti May en tirerait. Elle supportait sans difficulté les capitonnages violets et jaunes du salon de ses parents, ses tables en imitation de Boule, ses vitrines dorées remplies de Saxe moderne : pourquoi supposer qu’elle désirât chez elle autre chose ? Le jeune homme se consola à l’idée d’arranger lui-même son cabinet de travail, qu’il meublerait de ces nouveaux meubles anglais genre « pré-raphaélite, » avec de solides bibliothèques sans portes vitrées.

La servante revint, ferma les rideaux, tisonna le feu, répéta en souriant : Verrà, verrà. Quand elle fut partie, Archer se leva et commença à marcher à travers la pièce. Attendrait-il plus longtemps ? Sa position devenait assez ridicule. Peut-être avait-il mal compris Mme  Olenska ; peut-être n’avait-elle pas eu l’intention de l’inviter…

De la rue silencieuse monta le bruit sec des sabots d’un steppeur. Une voiture s’arrêta et Archer entendit une portière qui s’ouvrait. En écartant les rideaux, il vit, à la lueur du réverbère, Julius Beaufort qui aidait Mme  Olenska à descendre de son petit coupé anglais.

Beaufort, le chapeau à la main, disait quelque chose à la jeune femme, qui parut répondre négativement. Ils se serrèrent la main ; le banquier sauta dans la voiture, et Mme  Olenska monta lentement les marches du perron.

Elle entra dans le salon sans paraître surprise d’y trouver Archer. La surprise était un sentiment auquel elle semblait rarement s’abandonner.

— Ma petite cabane vous plaît-elle ? demanda-t-elle en souriant. Pour moi, c’est le Paradis !

Tout en parlant, elle dénouait son chapeau à brides et l’envoyait rejoindre sur une chaise son long manteau.

— Vous l’avez arrangé avec un goût exquis, répondit Archer, rougissant de la banalité du propos. Il se sentait comme emprisonné dans le convenu par son désir même de dire quelque chose de frappant.

— C’est bien insignifiant ! Ma famille méprise mon petit coin. En tout cas, c’est moins triste que chez les van der Luyden.

Archer fut ébloui de tant d’audace : on aurait trouvé peu d’esprits assez subversifs pour traiter de triste l’imposante demeure des van der Luyden. Les privilégiés qui y pénétraient, avec un léger frisson, étaient d’accord pour louer l’élégance des salons. Archer était ravi que la comtesse Olenska eût traduit l’impression générale.

— Ce que vous avez fait ici est délicieux, répéta-t-il.

— Je l’avoue, j’aime cette petite maison ; mais c’est surtout, je crois, parce qu’elle est dans mon pays, à New-York, et… et que j’y suis seule.

Elle parlait si bas qu’il entendit à peine la fin de la phrase. Embarrassé, il répondit :

— Vous aimez tant que ça être seule ?

— Oui, puisque mes amis m’empêchent de sentir ma solitude… — Elle s’assit près du feu et ajouta : Nastasia nous apportera le thé. — Puis, faisant signe à Archer de reprendre sa place : Je vois que vous avez déjà choisi votre coin.

Renversée dans un fauteuil, elle croisa ses bras derrière sa tête, et regarda le feu, les yeux mi-clos.

— C’est l’heure que je préfère, dit-elle ; et vous ?

Archer crut devoir au sentiment de sa dignité de demander :

— Je craignais que vous n’eussiez oublié l’heure. Beaufort vous a sans doute retardée.

Elle prit un air amusé.

— Que voulez-vous dire ? Avez-vous attendu longtemps ? Mr Beaufort m’a menée voir un tas de maisons, puisqu’on a décidé que je ne devais pas rester dans celle-ci. — Elle avait l’air de se désintéresser et de Beaufort et de son visiteur, et continua : — Je n’ai jamais vu une ville où l’on ait plus de répugnance à habiter les quartiers excentriques. Quelle importance cela a-t-il ? On m’a dit que cette rue est très convenablement habitée.

— Elle n’est pas à la mode.

— À la mode ? Attachez-vous tant d’importance à la mode ? Pourquoi ne pas se faire sa mode à soi ? Peut-être ai-je toujours vécu avec trop d’indépendance. En tout cas, je veux faire ce que vous faites tous : je veux sentir de l’affection et de la sécurité autour de moi.

Il fut ému, comme la veille quand elle lui avait parlé de son désir d’être guidée.

— Voilà justement ce que souhaitent vos amis. Il n’y a rien à craindre à New-York, ajouta-t-il avec une pointe de sarcasme.

— Oui, n’est-ce pas ? On en a l’impression, s’écria-t-elle, sans saisir l’ironie. C’est comme d’entrer en vacances, quand on a été une bonne petite fille qui a bien fait tous ses devoirs.

La comparaison ne plut pas à Newland. Il voulait bien parler de New-York sur un ton cavalier, mais il n’aimait pas que d’autres prissent la même liberté. Il se demandait si Ellen ne commençait pas à comprendre que la société de New-York était une redoutable machine qui avait été bien près de la broyer. Le dîner des Lovell Mingott, retapé in extremis, fait de pièces et morceaux pris à différents milieux sociaux, aurait dû lui apprendre le péril auquel elle avait échappé. Elle n’avait jamais compris le danger, ou elle l’avait perdu de vue dans le triomphe de la soirée des van der Luyden. Archer inclinait à la première supposition, et l’idée que, pour la jeune femme, les distinctions sociales de New-York n’existaient pas encore, l’agaçait vaguement.

— Hier soir, dit-il, tout New-York se pressait pour vous faire honneur. Les van der Luyden ne font pas les choses à moitié.

— Les aimables gens ! Leur réunion était si charmante ! Tout le monde paraît avoir pour eux tant d’estime !

Les termes semblaient peu appropriés : les mêmes eussent convenu pour un goûter chez la chère vieille miss Lanning.

— Les van der Luyden, dit pompeusement Archer, disposent d’une grande influence sur la société de New-York. Malheureusement, à cause de la santé de Mrs van der Luyden, ils reçoivent très rarement.

Elle dégagea ses mains de dessus sa tête et attacha sur Archer des yeux pensifs.

— N’est-ce pas là, la raison ?…

— La raison ?…

— De leur grande influence… qu’ils se fassent si rares !

Il rougit un peu, la regarda fixement, puis soudain il comprit la portée de cette remarque. D’un seul coup elle avait frappé les van der Luyden, et ils s’écroulaient ! Il rit et les sacrifia.

Nastasia apporta le thé avec des tasses japonaises sans anses, et des assiettes couvertes. Elle plaça le plateau sur une table basse auprès de la comtesse Olenska.

— Vous m’expliquerez tout : vous me direz tout ce que je dois savoir, continua-t-elle, en s’approchant pour lui offrir une tasse de thé.

— C’est vous qui m’expliquez, vous qui ouvrez mes yeux à des choses que je regarde depuis si longtemps que je finis par ne plus les voir !

Elle détacha de son bracelet un petit porte-cigarettes en or, le lui tendit, et prit elle-même une cigarette.

— Alors, nous pouvons nous aider mutuellement. Mais c’est surtout moi qui ai besoin de secours. Dites-moi exactement ce que je dois faire.

Il fut sur le point de lui dire : « Ne vous montrez pas en voiture avec Beaufort ; » mais il était trop pénétré par l’atmosphère de la chambre, qui était son atmosphère à elle, pour risquer cet avis. C’eût été comme de dire à quelqu’un, au moment où il achète des parfums à Samarkande, qu’il est nécessaire de s’approvisionner de vêtements chauds pour passer l’hiver à New-York. New-York semblait beaucoup plus loin que Samarkande, et si vraiment ils devaient s’entraider, elle lui rendait le premier de leurs services mutuels en lui faisant voir sa ville natale objectivement. Vu ainsi, comme par le gros bout d’un télescope, New-York semblait singulièrement petit et distant : c’est ainsi qu’on l’aurait vu de Samarkande.

Une flamme jaillit des bûches, et la comtesse Olenska, se penchant en avant, tendit ses mains fines si près du feu qu’une fine auréole entoura l’ovale de ses ongles. La lumière soudaine fit rougir les boucles échappées des nattes sombres de la jeune femme et rendit plus pâle encore la pâleur de son visage.

— Il y a assez de monde pour vous dire ce que vous devez faire, reprit Archer avec une secrète envie.

— Mes tantes ? Et ma chère vieille grand’mère ?… Elles m’en veulent un peu de m’être émancipée, ma pauvre grand-mère surtout. Elle aurait voulu me garder avec elle ; mais j’avais besoin d’être libre.

Archer fut abasourdi par cette façon légère de s’exprimer sur la formidable Catherine, et ému à la pensée de ce qui avait pu donner à Mme  Olenska cette soif d’une liberté qui comportait tant de solitude. Mais l’image de Beaufort l’irritait.

— Je crois comprendre ce que vous éprouvez, dit-il. Votre famille vous conseillera, vous expliquera les différences, vous montrera la voie.

Elle releva ses fins sourcils.

— New-York est-il un tel labyrinthe ? Je le croyais tout droit d’un bout à l’autre, comme la Cinquième avenue, et avec toutes ses rues numérotées. — Elle sembla deviner, chez le jeune homme, une légère désapprobation, et ajouta, avec ce sourire qui illuminait tout son visage : — Si vous saviez comme je l’aime, précisément à cause de cela : toutes ces lignes droites, dans tous les sens, avec toutes ces grandes étiquettes honnêtes sur chaque chose !

Il saisit la balle au bond.

— On peut mettre des étiquettes sur les choses, pas sur les personnes.

— Peut-être. Sans doute je simplifie trop : mais vous m’avertirez quand je me tromperai. — Elle se tourna vers lui. — Il n’y a que deux personnes ici qui puissent me renseigner : vous et Mr Beaufort.

Archer fut un peu saisi d’entendre accoler son nom à celui de Beaufort. Mais il songea à l’atmosphère malsaine où Ellen avait vécu ; il pensa qu’il devait profiter de la confiance qu’elle lui témoignait pour lui montrer Beaufort et tout ce qu’il représentait sous son jour véritable, et lui en inspirer le dégoût.

Il répondit doucement :

— Je comprends : mais tout d’abord, gardez l’appui de vos vieux amis, des femmes comme votre grand’mère Mingott, Mrs Welland, Mrs van der Luyden. Elles vous aiment, vous admirent, désirent vous aider.

Elle hocha la tête et soupira :

— Oh ! je sais, je sais. Elles veulent m’aider, mais à la condition de ne rien entendre qui leur déplaise. Ma tante Welland me l’a dit en propres termes. On ne désire donc pas savoir la vérité ici ? La solitude, c’est de vivre parmi tous ces gens aimables qui ne vous demandent que de dissimuler vos pensées.

Elle cacha sa figure dans ses mains et Archer vit ses minces épaules secouées par un sanglot.

— Madame Olenska ! Je vous en prie… Ellen, supplia-t-il, en se levant et se penchant sur elle.

Il prit une de ses mains, la serra, la caressa comme celle d’un enfant, pendant qu’il murmurait des mots de réconfort. Mais elle se libéra, et leva sur lui des yeux encore pleins de larmes.

— Ici, on ne pleure pas ; au Paradis, il n’y a pas de raison de pleurer, dit-elle, en rajustant ses tresses, et se penchant, déjà souriante, au dessus de la bouilloire.

Archer se disait en tremblant que deux fois il l’avait appelée « Ellen » et qu’elle ne l’avait pas remarqué. Bien loin, comme par le petit bout de la lorgnette, il aperçut la blanche image, estompée, de May Welland, à New-York.

Tout à coup, Nastasia passa la tête, dit quelques mots à voix basse. Mme  Olenska, la main encore dans ses cheveux, poussa une exclamation, un vif « già ! già ! » et le duc de St-Austrey entra, pilotant une grosse dame, coiffée d’une perruque noire surmontée de plumes rouges : d’abondantes fourrures l’emmitouflaient.

— Ma chère comtesse, je vous ai amené une de mes vieilles amies, Mrs Struthers. On ne l’avait pas invitée à la soirée d’hier, et elle désire vous connaître.

Mme  Olenska s’avança, avec des paroles de bienvenue, vers le singulier couple. Elle ne sembla pas trouver insolite la liberté que prenait le duc en lui amenant ainsi une étrangère. Le duc lui-même semblait trouver cela parfaitement naturel.

— J’ai tant désiré faire votre connaissance, ma chère ! s’écria Mrs Struthers, d’une voix sonore qui s’accordait avec ses plumes éclatantes et avec sa perruque aux reflets métalliques.

Je veux connaître tous ceux qui sont jeunes, intéressants et charmants. Le duc me dit que vous aimez la musique. N’est-ce pas, mon cher duc ? Vous êtes pianiste, vous-même, je crois. Alors voulez-vous venir demain entendre Joachim ? Je reçois tous les dimanches. C’est le jour où New-York ne sait que faire ; alors je lui dis : « Venez, amusez-vous ! » Le duc a pensé que vous seriez attirée par Joachim. Vous retrouverez beaucoup d’amis.

Le visage de Mme  Olenska s’illumina de plaisir.

— Comme c’est aimable ! Comme le duc est bon d’avoir pensé à moi ! Je serai trop heureuse de venir.

Elle avança un fauteuil près de la table à thé et Mrs Struthers s’y installa béatement.

— Voilà qui est convenu, ma chère ; et amenez ce jeune homme avec vous.

Mrs Struthers tendit à Archer une main cordiale.

— Excusez-moi, je ne peux pas retrouver votre nom ; mais je suis sûre de vous avoir déjà rencontré. J’ai rencontré tout le monde, ici, à Paris, ou à Londres. Êtes-vous dans la diplomatie ? Tous les diplomates viennent chez moi. Vous aussi, vous aimez la musique ? Mon cher duc, ne manquez pas de l’amener.

Archer remercia et prit congé ; il se sentait gêné comme un écolier. Au surplus, il ne regrettait pas que sa visite eût été interrompue par cette entrée inopinée : si seulement elle s’était produite un peu plus tôt, elle lui aurait épargné une dépense d’émotion bien inutile.

Dehors, il se rappela qu’il était à New-York et il eut l’impression que May Welland se rapprochait de lui. Il se dirigea vers sa fleuriste habituelle, pour envoyer à la jeune fille la corbeille de muguets qu’à sa grande confusion il avait oublié de commander le matin. Après avoir écrit un mot sur une carte, comme il attendait une enveloppe, il parcourut des yeux la boutique fleurie, et son regard fut attiré par un bouquet de roses jaunes. Il n’en avait jamais vues d’un jaune aussi doré, aussi lumineux. Son premier mouvement fut de les envoyer à May au lieu des muguets. Mais ces fleurs ne seyaient pas à la jeune fille : elles avaient quelque chose de trop riche, de trop fort, dans leur chaud éclat. Presque sans savoir ce qu’il faisait, dans une brusque saute d’humeur, Newland fit signe à la fleuriste de mettre les roses dans un long carton, et glissa une carte dans une seconde enveloppe, sur laquelle il inscrivit le nom de la comtesse Olenska. Puis, au moment de s’en aller, il retira la carte, laissa l’enveloppe vide sur la boîte.

— Portez-les tout de suite, fit-il, en désignant les roses.