Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 490-496).


VIII


On fut généralement d’accord à New-York pour trouver que la comtesse Olenska avait perdu sa beauté.

Newland Archer n’était qu’un collégien quand elle était venue à New-York pour la première fois, petite fille de neuf à dix ans, jolie, primesautière. Ses parents, qui avaient toujours mené une vie errante, étaient morts quand elle était tout enfant. Elle avait alors été recueillie par sa tante Medora Manson, une voyageuse aussi, qui revenait à New-York pour s’y fixer.

La pauvre Medora, après ses déplacements répétés, revenait toujours à New-York pour s’y fixer, chaque fois dans une habitation plus modeste, et amenant toujours avec elle soit un nouvel époux, soit un enfant d’adoption. Puis, après un certain temps, elle se séparait toujours de son mari ou se querellait avec sa pupille ; après quoi, se défaisant à perte de sa maison, elle recommençait à courir le monde. Comme sa mère était une Rushworth, et comme son dernier et malheureux mariage l’avait enchaînée à un des « Chivers fous, » New-York se montrait plutôt indulgent pour elle. Cependant on déplorait de voir confiée à cette extravagante la petite Ellen, dont les parents, en dépit de leur goût pour la vie vagabonde, avaient été très aimés à New-York.

On se montrait bien disposé en faveur de la petite, quoique son teint éclatant et ses boucles indociles lui donnassent un air de gaieté un peu choquant chez une enfant qui aurait dû porter encore le deuil de ses parents. C’était une des aberrations de Medora que d’en prendre à son aise avec les rites du deuil américain, si strictes à cette époque, et quand elle débarqua du paquebot après la mort des parents d’Ellen, sa famille fut scandalisée de voir que le voile de crêpe qu’elle portait pour le deuil de son frère était de plusieurs centimètres plus court que celui de ses belles-sœurs. Quant à Ellen, sa robe de mérinos rouge et son collier d’ambre lui donnaient l’air d’une petite bohémienne.

Mais New-York s’était résigné depuis si longtemps aux singularités de Medora que quelques vieilles dames seulement hochaient la tête devant les couleurs éclatantes qu’on faisait porter à Ellen. La plupart de ses parents subissaient le charme de ce visage animé, de cette nature vive. C’était une petite créature familière et hardie. Amusante avec ses questions imprévues et ses réflexions précoces, elle déployait quelques menus talents, dansant la danse du châle, et chantant des chansons populaires de Naples. La folle Medora s’appelait, de son vrai nom, Mrs Thorley Chivers ; mais, ayant reçu un titre papal, elle avait abandonné le nom de son premier mari pour celui de marquise Manson : ainsi, en Italie, expliquait-elle, elle devenait la Marchesa Manzoni. Sous sa direction, la petite fille reçut une éducation peu banale. Elle dessina (chose inouïe) d’après le modèle, et apprit à tenir la partie de piano dans des quatuors avec des artistes de profession. Tout cela ne menait à rien de bon, et lorsque, quelques années plus tard, le pauvre Chivers finit par mourir dans une maison d’aliénés, sa veuve, affublée d’étranges voiles, replia sa tente et partit avec Ellen, devenue une grande fille maigre avec des yeux éblouissants. Pendant quelque temps, on n’entendit plus parler des deux femmes ; puis arriva la nouvelle du mariage d’Ellen avec un noble Polonais, portant un nom historique, puissamment riche, qu’elle avait rencontré à un bal des Tuileries et qu’on disait avoir des établissements princiers à Paris, à Nice et à Florence, un yacht à Cowes et des chasses en Transylvanie. Elle disparut dans une sorte d’apothéose ; et lorsque, peu d’années après, la pauvre Medora revint encore à New-York, désemparée, désargentée, en deuil d’un troisième mari, et en quête d’une installation encore plus modeste, on se demanda pourquoi sa nièce, si riche, n’avait rien pu faire pour elle. On apprit bientôt que le mariage d’Ellen se terminait en désastre et qu’elle-même rentrait dans sa patrie pour chercher parmi les siens le repos et l’oubli.

Archer repassait ces événements dans sa mémoire en voyant la comtesse Olenska faire son entrée dans le salon des van der Luyden, le soir du fameux dîner. L’épreuve était solennelle et il se demandait, avec un peu d’inquiétude, comment elle la soutiendrait. Arrivée assez tard, une main encore dégantée et rattachant un bracelet à son poignet, elle entra sans hâte ni embarras dans ce salon où la compagnie la plus choisie de New-York se trouvait assemblée en aréopage.

Elle s’arrêta au milieu de la pièce et promena ses regards autour d’elle, le sourire des yeux en contraste avec le pli des lèvres. Intérieurement Newland Archer contesta le verdict général porté contre la beauté de la jeune femme. À la vérité, sa radieuse jeunesse s’était évanouie, ses joues animées avaient pâli, sa taille s’était amincie, elle paraissait un peu plus âgée que les trente ans qu’elle devait avoir. Mais il y avait en elle ce je ne sais quoi de dominateur que donne la beauté, le port de tête était assuré, et dans la liberté du regard se lisait la conscience de son pouvoir. Avec cela, la comtesse Olenska avait plus de vraie simplicité que la plupart des femmes présentes ; aussi, comme le dit plus tard Janey, on fut déçu de ne pas lui trouver ce dernier cri d’élégance que New-York appréciait par-dessus tout. New-York s’attendait à quelque chose de beaucoup plus sensationnel de la part d’une personne qui avait traversé un drame.

Le dîner fut une cérémonie impressionnante. Ce n’était déjà pas une petite affaire que de dîner chez les van der Luyden ; mais y dîner avec un duc qui était leur cousin devenait presqu’une solennité religieuse. Archer aimait à penser que seul un vieux New-Yorkais pouvait apprécier la nuance qu’il y avait pour New-York entre un simple duc et un duc parent des van der Luyden. Excepté dans le monde des Struthers, New-York accueillait avec indifférence, quand ce n’était pas avec une hauteur ombrageuse, les nobles de passage ; mais, lorsqu’ils se présentaient sous de tels auspices, ils étaient reçus avec la dernière cordialité : on voyait en eux, non le personnage du Gotha, mais de nobles parents dont on suivait encore les traditions.

Si Archer chérissait son vieux New-York, c’est qu’il était sensible à toutes ces nuances, même quand il en souriait avec quelque ironie.

Les van der Luyden avaient fait de leur mieux pour entourer la circonstance de solennité. Ils avaient sorti les Sèvres des du Lac, l’argenterie George II des Trevenna, le service de la Compagnie des Indes, et les magnifiques assiettes « Crown Derby. » Mrs van der Luyden ressemblait plus que jamais à un Cabanel, et Mrs Archer avait au cou les émeraudes de sa grand’mère enchâssées dans des marguerites de perles ; elle évoquait ainsi pour son fils les miniatures d’Isabey. Toutes les dames étaient parées de leurs plus beaux bijoux dont les montures, pour la plupart un peu lourdes et démodées, s’harmonisaient à l’atmosphère générale. La vieille Miss Lanning portait les camées de sa mère et un grand châle de blonde espagnole.

La comtesse Olenska était la seule jeune femme. Cependant, en examinant les visages des dames mûres avec leurs colliers de perles et leurs panaches de plumes, Archer fut frappé de les voir si enfantins, comparés à celui d’Ellen Olenska. Il pensait avec un frisson à ce qu’elle avait dû traverser pour en revenir avec ces yeux-là !

Le duc de Saint-Austrey, assis à la droite de la maîtresse de maison, était naturellement le personnage important du dîner. Si d’ailleurs la comtesse Olenska était moins brillante qu’on ne l’avait espéré, le duc, lui, avait l’air totalement insignifiant. Il n’était pas venu comme un précédent visiteur ducal en veste de chasse ; mais son habit était si défraîchi, si déformé, il le portait avec si peu d’élégance, courbé sur sa chaise, sa vaste barbe couvrant le plastron de sa chemise, qu’il n’avait pas l’air en tenue de soirée. Court, hâlé, le dos rond, les yeux petits, le sourire aimable, il parlait peu et d’une voix si basse qu’en dépit des silences attentifs, ce qu’il disait n’était entendu que de ses plus proches voisins.

Quand les hommes rejoignirent les dames après le dîner, le Duc piqua droit sur la comtesse Olenska, s’installa près d’elle, et tous deux se plongèrent dans une conversation amicale. Ni l’un ni l’autre ne sembla se douter que le duc aurait dû, d’abord, présenter ses hommages à Mrs Lovell Mingott et à Mrs Headley Chivers, et la comtesse entretenir cet aimable hypocondriaque, M. Urban Dagonet de Washington Square, qui faisait fléchir pour elle sa règle immuable de refuser toute invitation à dîner entre les mois de janvier et d’avril. Le duc et la comtesse bavardèrent pendant près de vingt minutes ; puis, la comtesse se leva, et traversant seule la vaste pièce, elle alla s’asseoir près de Newland. L’étiquette à New-York voulait qu’une dame attendît, immobile comme une idole ; c’était aux hommes à se succéder à ses côtés. Sans doute elle ignorait cette règle. Elle s’assit, avec une aisance parfaite, dans le coin du canapé près d’Archer et posa sur lui son chaud regard.

— Parlez-moi de May, dit-elle.

Au lieu de lui répondre, il demanda :

— Vous connaissiez déjà le duc ?

— Oui, nous le voyions tous les hivers à Nice. Il aime beaucoup le jeu. Il venait souvent à la maison. — Elle dit cela le plus naturellement du monde, comme elle eût dit : « Il aime beaucoup la pêche à la ligne. » Et, non moins naturellement, elle ajouta : C’est, je crois bien, l’homme le plus ennuyeux que j’aie jamais rencontré.

Cette réflexion plut tellement au jeune homme qu’elle dissipa sa légère contrariété : c’était amusant de rencontrer une femme qui trouvait ennuyeux le duc et qui osait le dire ! Il aurait voulu questionner la jeune femme, plonger dans sa vie passée, que des paroles prononcées négligemment avaient éclairée de lueurs furtives. Mais il eut peur de toucher à des souvenirs troublants, et déjà, elle était revenue à son premier sujet.

— May est adorable ! Je n’ai pas vu à New-York une jeune fille aussi jolie et intelligente. Je pense que vous en êtes très amoureux…

Newland rougit et se mit à rire :

— Naturellement.

Elle le regarda, songeuse :

— Croyez-vous, dit-elle, qu’il y ait une limite à l’amour ?

— À l’amour ? S’il en est une, je ne l’ai pas trouvée.

Elle rayonna de sympathie :

— Alors, c’est réellement et sincèrement un roman ?

— Le plus romanesque des romans.

— Voilà qui est délicieux ! Et vous avez trouvé cela vous deux tout seuls ? Ce n’est pas un arrangement qu’on a fait pour vous ?

Archer la regarda avec stupeur :

— Avez-vous oublié, dit-il, qu’en Amérique nous arrangeons nos mariages nous-mêmes ?

Elle rougit violemment et Newland regretta ses paroles.

— Oui, répondit-elle, j’avais oublié. Il faut m’excuser. Je ne me rappelle pas toujours que les mariages, si affreux là d’où je viens, sont beaux et purs ici.

Ses yeux s’abaissèrent sur son éventail en plumes d’aigle, et Newland vit trembler ses lèvres.

— Pardonnez-moi ! dit-il impétueusement ; mais, ici, vous êtes au milieu d’amis, vous le savez.

— Oui, je le sais, je le sens, partout où je vais. C’est pourquoi je suis revenue. Je veux tout oublier, redevenir une parfaite Américaine, comme les Mingott, les Welland, vous et votre charmante mère… et toutes ces personnes si aimables qui sont ici ce soir. Ah ! voilà May qui arrive. Vous devez être pressé d’aller la rejoindre, ajouta-t-elle, mais sans bouger, les yeux de nouveau fixés sur le jeune homme.

Les invités de la soirée commençaient à remplir les salons. Archer suivit le regard de la comtesse Olenska : il vit May qui entrait avec sa mère. Grande, élancée, dans sa robe blanche ceinturée d’argent, avec ses cheveux couronnés de fleurs d’argent, c’était Diane en personne.

— J’ai tant de rivaux, dit Archer. Voyez comme elle est déjà entourée ! Voilà le duc qui se fait présenter.

— Restez encore un peu avec moi, dit la comtesse Olenska à voix basse, et de son éventail elle effleura le genou du jeune homme. Ce n’était qu’un léger frôlement, mais qui le fit tressaillir.

— Vous permettez que je reste ? répondit-il sur le même ton, sachant à peine ce qu’il disait.

Mais le maître de la maison s’avançait, suivi du vieux Mr Urban Dagonet. La comtesse les accueillit avec un sourire grave, et Archer, sous le regard de M. van der Luyden, se leva

Mme Olenska lui tendit la main :

— C’est entendu. Demain, après cinq heures. Je vous attendrai, dit-elle ; puis, elle fit place à Mr Dagonet auprès d’elle.

Archer répéta : Demain. Pourtant, ils n’avaient pas pris rendez-vous et, durant leur conversation, la comtesse n’avait pas témoigné qu’elle désirât le revoir.

En s’éloignant, il vit Lawrence Lefferts qui s’approchait pour présenter sa femme. Gertrude Lefferts, très empressée, disait avec son large sourire insipide :

— Je crois me rappeler que nous allions ensemble au cours de danse quand nous étions petites.

Derrière elle, attendant leur tour de se nommer à la comtesse, Archer reconnut nombre de couples récalcitrants qui avaient refusé de la rencontrer chez Mrs Lovell Mingott. Comme le disait Mrs Archer : « Quand les van der Luyden veulent donner une leçon, ils savent s’y prendre. Ce qui est dommage, c’est qu’ils le fassent si rarement. »

Newland sentit une main sur son bras et vit Mrs van der Luyden, qui le regardait du haut de sa splendeur, dans l’éclat de sa robe de velours et de ses diamants de famille.

— Comme vous avez été bon, Newland, de vous occuper ainsi de Mme Olenska ! J’ai dit à votre oncle Henry qu’il était temps d’aller vous relever.

Archer répondit par un vague sourire ; elle ajouta, aimable :

— Je n’ai jamais vu May plus en beauté. Le duc est d’avis que nous n’avons pas de plus ravissante jeune fille.