Au hasard de la vie/Les Juifs de Sheshuan

Au hasard de la vie (1891)
Traduction par Théo Varlet.
Au hasard de la vieNelson (p. 116-121).


LES JUIFS DE SHESHUAN




LE mobilier que je venais d’acheter manquait à tout le moins de solidité ; les chaises perdaient leurs pieds, et les tables leurs dessus, sous le moindre prétexte. Mais tel qu’il était il me fallait le payer, et Éphraïm, agent receveur du commissaire-priseur de l’endroit, attendait avec le reçu dans la véranda. Il me fut annoncé par le domestique mahométan sous le nom de « Éphraïm Youdi » (Éphraïm le Juif). Ceux qui croient en la fraternité humaine auraient dû entendre mon Elahi Bukhsh faire grincer le second mot entre ses dents blanches avec tout le mépris qu’il ose montrer devant son maître. Éphraïm était, quant à lui, doux d’aspect — si doux, même, que l’on ne comprenait pas comment il était tombé dans la profession de receveur de traites. Il ressemblait à un bélier trop bien nourri, et son ton répondait à son apparence. Il y avait sur son visage un masque fixe et stéréotypé d’étonnement puéril. Si on le payait, on eût dit qu’il s’émerveillait de votre richesse ; si on le renvoyait il semblait intrigué de votre dureté de cœur. Jamais Juif ne ressembla moins à sa race redoutée.

Éphraïm portait des chaussons de lisière et des habits en étoffe à torchons, d’une coupe ridicule, à faire reculer d’effroi le plus éhonté des sous-officiers britanniques. Très posé et réfléchi était son langage et il se gardait soigneusement de porter offense à personne. Au bout de quelques semaines, Éphraïm en vint à me parler de ses amis.

— Nous sommes huit à Shushan, et nous attendons d’être dix. Alors nous ferons une demande pour avoir une synagogue, et demanderons l’autorisation à Calcutta. Aujourd’hui nous n’avons pas de synagogue ; et c’est moi, moi seul, qui suis prêtre et boucher pour notre peuple. Je suis de la tribu de Juda… je pense, mais je n’en suis pas sûr. Mon père était de la tribu de Juda, et nous désirons fort avoir notre synagogue. Je serai prêtre de cette synagogue.

Sheshuan est une grande ville du nord de l’Inde, qui compte plus de dix mille habitants, et ces huit du Peuple Élu, claquemurés en son milieu, attendaient que le temps ou le hasard vînt compléter leur congrégation.

Myrriam, femme d’Éphraïm, deux petits enfants, un jeune orphelin de leur race, l’oncle d’Éphraïm, Jackraël Israël, vieillard à cheveux blancs, sa femme Esther, une juive de Kutch, un certain Hayem Benjamin, et Éphraïm, prêtre et boucher, constituaient la liste des Juifs de Sheshuan. Ils vivaient dans une maison, sur les confins de la grande ville, parmi des monceaux de salpêtre, de briques cassées, des troupeaux de vaches, et une colonne permanente de poussière provoquée par le passage incessant des bêtes allant boire à la rivière. Dans la soirée les enfants de la cité venaient au terrain vague faire voler leurs cerfs-volants, et les fils d’Éphraïm se tenaient à l’écart, regardant le jeu du haut du toit, mais sans jamais descendre pour y participer. Sur le derrière de la maison se dressait un petit appentis de brique dans lequel Éphraïm préparait pour son peuple la viande de chaque jour conformément aux rites judaïques. Il advint une fois que la porte grossière de la cour fut brusquement défoncée par une lutte qui se livrait à l’intérieur, et s’ouvrit laissant voir le doux receveur de traites à la besogne, les narines dilatées, les lèvres retroussées sur ses gencives, et les mains sur une brebis à demi affolée. Il était accoutré d’un vêtement étrange, sans analogie aucune avec les habits en toile à torchon ou les chaussons de lisière, et il avait un couteau entre les dents. Tout en se débattant entre les murs avec l’animal, sa respiration s’entrecoupait de sanglots spasmodiques, et il semblait un autre homme. Le sacrifice rituel terminé, il s’aperçut que la porte était ouverte, et s’empressa de la refermer ; sa main laissa sur l’huis une marque rouge, tandis que ses enfants du haut de la maison voisine le regardaient terrifiés et les yeux dilatés. Contempler Éphraïm dans l’une de ses fonctions religieuses n’était pas un spectacle que l’on désirât revoir deux fois.

L’été vint sur Sheshuan, durcissant comme fer le sol du terrain vague, et apportant à la cité la maladie.

— Elle ne nous touchera pas, dit Éphraïm avec confiance. Avant l’hiver nous aurons notre synagogue. Mon frère et sa femme avec leurs enfants vont venir ici de Calcutta, et alors je serai le prêtre de la synagogue.

Dans les soirs étouffants le vieux Jackraël Israël se traînait au dehors pour aller s’asseoir sur les monceaux de décombres et regarder emporter les cadavres au fleuve. Et Jackraël Israël disait d’une voix expirante :

— Elle ne s’approchera pas de nous, car nous sommes le peuple de Dieu, et mon neveu sera le prêtre de la synagogue. Tant pis pour eux s’ils meurent.

Il retournait à sa maison et barricadait la porte pour se forclore du monde des Gentils.

Mais quand les bières passaient, Myrriam, femme d’Éphraïm, regardait par la fenêtre les morts et disait qu’elle avait peur. Éphraïm la réconfortait avec l’espoir de la synagogue à venir, et en attendant recevait les traites selon sa coutume.

En une nuit les deux enfants moururent et furent enterrés par Éphraïm le matin de bonne heure. Leurs décès ne furent jamais portés sur les relevés de la cité.

« Ce chagrin est mon chagrin », disait Éphraïm ; ce qui lui semblait une raison suffisante de ne tenir aucun compte des règlements sanitaires d’un vaste empire florissant et des mieux administrés.

Le jeune orphelin, qui vivait de la charité d’Éphraïm et de sa femme, ignorait sans doute la reconnaissance, et ce devait être un scélérat. Il prit tout l’argent que ses protecteurs consentirent à lui donner, et avec cela s’enfuit au plus vite à l’autre bout du pays. Une semaine après la mort de ses enfants Myrriam se releva la nuit et alla rôder par la campagne, dans l’espoir, qui sait ? de les retrouver. Elle les entendait pleurer derrière chaque buisson, ou se noyer dans chaque mare des champs, et arrivée sur la Grande Artère Centrale elle supplia les charretiers de ne pas lui voler ses petits. Au matin le soleil se leva et lui tapa sur sa tête nue, et elle se réfugia dans l’humidité fraîche des moissons, pour s’y coucher et n’en jamais revenir. Ce fut en vain qu’Hayem Benjamin et Éphraïm la cherchèrent pendant deux nuits.

L’air d’étonnement résigné se fit plus profond sur le visage d’Éphraïm, mais il trouva bientôt une explication à son malheur. Il disait :

— Nous sommes si peu ici, et ces gens-là sont si nombreux, qu’il est possible que notre Dieu nous ait oubliés.

Dans la maison sur les confins de la cité, le vieux Jackraël Israël grommelait avec Esther qu’il n’y avait plus personne pour s’occuper d’eux, et que Myrriam avait été infidèle à sa race. Éphraïm continuait d’aller recevoir les traites, et le soir venu fumait avec Hayem Benjamin, jusqu’au jour où, à l’aurore, Hayem Benjamin mourut, mais non sans avoir d’abord payé toutes ses dettes à Éphraïm. Jackraël Israël et Esther restaient seuls tout le jour dans la maison vide, et au retour d’Éphraïm pleuraient les larmes faciles de la vieillesse tant et si bien qu’à force de pleurer ils s’endormaient.

Une semaine plus tard Éphraïm, trébuchant sous un énorme ballot de vêtements et d’ustensiles de ménage, emmenait le vieux et la vieille à la gare, où le tumulte et la confusion les firent pleurnicher.

Ce fut là que je rencontrai pour la dernière fois Éphraïm.

— Nous allons retourner à Calcutta, me dit celui-ci, tandis qu’Esther s’accrochait à sa manche. Nous sommes plus nombreux là-bas, et ici ma maison est vide.

Il aida Esther à monter en wagon, et se retournant vers moi, me dit :

— J’aurais été prêtre de la synagogue si nous avions été dix. Sûrement il faut que notre Dieu nous ait oubliés.

Le train sortit de la gare, emportant vers le Sud le dernier reste de la colonie détruite ; cependant qu’un lieutenant qui feuilletait les livres de la bibliothèque, sifflait pour lui-même : Les Dix petits Négrillons.

Mais cet air gai me parut aussi solennel que la Marche Funèbre.

C’était le chant mortuaire des Juifs de Sheshuan.