Au hasard de la vie/L’homélie de l’Émir

Au hasard de la vie (1891)
Traduction par Théo Varlet.
Au hasard de la vieNelson (p. 109-115).


L’HOMÉLIE DE L’ÉMIR




S. A. R. ABDUR RAHMAN, Émir d’Afghanistan, G. C. S. I.[1], et fidèle allié de S. M. Impériale et Royale la Reine d’Angleterre et Impératrice des Indes, est un gentleman envers qui tout homme bien pensant devrait avoir un profond respect. Tel maint autre monarque, il gouverne non pas comme il voudrait, mais comme il peut, et le manteau de son autorité couvre la race la plus turbulente qui soit sous les étoiles. Pour l’Afghan, ni la vie, ni la propriété, ni la loi, ni la parenté ne sont sacrées quand ses propres passions le poussent à se révolter. Il est voleur par instinct, meurtrier par hérédité et par éducation, et franchement et bestialement immoral pour les trois raisons. Néanmoins il a de l’honneur une certaine idée pervertie, et son caractère est d’une étude passionnante. À l’occasion il se battra sans motif déterminé jusqu’à se faire hacher en morceaux ; en d’autres occasions il refusera de livrer le combat jusqu’à se faire acculer dans un coin. Et par là il est aussi peu compréhensible que l’ours gris, qui est son frère consanguin.

Et ces hommes, Son Altesse les gouverne par la seule arme qu’ils puissent concevoir — la crainte de la mort, qui chez des Orientaux est le commencement de la sagesse. Quelques-uns disent que l’autorité de l’Émir ne s’étend pas plus loin que ne porte une balle de fusil ; mais comme aucun d’eux ne sait jamais au juste à quel moment leur roi peut surgir au milieu d’eux, et que lui seul tient tous les fils du gouvernement, le respect de sa personne en est accru parmi les hommes. Gholam Haïder, le général en chef de l’armée afghane, est craint raisonnablement, car il a le pouvoir d’empaler ; toute la ville de Caboul craint le gouverneur de Caboul, qui a le droit de vie et de mort dans tous les quartiers ; mais l’Émir d’Afghanistan, bien que les tribus lointaines prétendent le contraire quand il a le dos tourné, est redouté plus que le général et le gouverneur réunis. Sa parole est la loi rouge ; au souffle de sa colère tombe la feuille de la vie humaine, et sa faveur est terrible. Il a souffert mille maux et a été un fugitif traqué avant son avènement au trône, et il comprend toutes les classes de son peuple. D’après les coutumes de l’Orient, tout homme ou femme ayant une réclamation à faire, ou à demander vengeance d’un ennemi, a le droit de parler face à face avec le roi à l’audience publique de chaque jour. C’est là le gouvernement personnel, tel qu’il était aux jours d’Haroun al Raschid d’heureuse mémoire, dont les temps subsistent encore et subsisteront longtemps après que les Anglais auront disparu.

Ce privilège du franc-parler ne s’exerce comme de juste que sous un certain risque personnel. Il se peut que le roi y prenne plaisir, et élève celui qui parle aux honneurs, comme il se peut aussi que trois minutes plus tard, cette même franchise de langage fasse jeter un pétitionnaire trop imitatif au tranchant de la lame toujours prête. Et le peuple aime qu’il en soit ainsi, car c’est son droit.

Il arriva un jour à Caboul que l’Émir préféra exercer ses fonctions dans les jardins Bébir, situés à peu de distance de la ville de Caboul. Devant lui se trouvait une table portative ; et autour de la table étaient groupés en plein air selon leur rang, généraux et ministres des finances. La Cour et la longue kyrielle de chefs féodaux — hommes de sang, nourris et intimidés par le sang — se tenaient autour de la table, en un demi-cercle irrégulier, et la brise soufflait parmi eux les parfums des vergers de Caboul. Tout le long du jour des courriers suants se précipitaient porteurs de lettres des districts éloignés, contenant des bruits de révolte, d’intrigues, de famine, de défaut de paiement, ou annonçant l’envoi de trésors ; et tout le long du jour l’Émir lisait les missives et faisait passer les moins intimes aux ministres qu’elles concernaient directement, ou appelait un chef en attente pour avoir un mot d’explication. Il fait bon parler franc clair au maître de l’Afghanistan. Et la tête sévère sous le bonnet d’astrakan noir portant au front l’étoile de diamant, s’abaissait gravement, et le chef retournait auprès de ses collègues. Or, cet après-midi-là, une femme réclama le divorce contre son mari, qui était chauve, et l’Émir, ayant ouï les deux parties du procès, ordonna à la femme de verser sur le crâne dénudé du lait caillé, puis de l’enlever avec la langue, ce qui donnerait aux cheveux des chances de repousser, et la contenterait, elle. À cette sentence la Cour se mit à rire, et la femme se retira, maudissant son roi à mi-voix.

Mais quand le crépuscule tomba, et que l’étiquette de la Cour se fut un peu relâchée, il arriva devant le roi, entre deux gardes, un misérable hagard et tremblant, meurtri de mille coups, mais de constitution assez robuste, qui avait volé trois roupies — car Son Altesse prend connaissance même des plus petites affaires.

— Pourquoi as-tu volé ? lui demanda l’Émir.

Quand le roi pose des questions, c’est se rendre service à soi-même que d’y répondre sans détour.

— J’étais pauvre, et personne ne me donnait. J’avais faim, et je ne trouvais pas de nourriture.

— Pourquoi ne travaillais-tu pas ?

— Je ne trouvais pas de travail, protecteur du pauvre, et je mourais de faim.

— Tu mens. Tu as volé pour boire, pour satisfaire tes passions, ou ta paresse, pour tout sauf pour manger, puisque tout homme qui le veut peut trouver du travail et gagner son pain quotidien.

Le prisonnier baissa les yeux. Il était déjà venu à la Cour, et il connaissait le ton du roi qui signifie la mort.

— Tout homme peut obtenir du travail. Je le sais mieux que personne, moi ! Car moi aussi j’ai eu faim — non comme toi, vil bâtard, mais comme il peut arriver à tout honnête homme par le revers du sort et la volonté de Dieu.

S’échauffant, l’Émir se tourna vers ses nobles alignés et d’un coup de coude dégagea la poignée de son sabre.

— Vous avez entendu ce fils du mensonge ? Écoutez-moi maintenant vous raconter une histoire véridique. Moi aussi j’ai eu faim jadis, et j’ai resserré ma ceinture jusqu’au dernier cran. Et je n’étais pas seul, car avec moi il y en avait un autre, qui ne m’abandonna pas dans les mauvais jours, quand j’étais traqué, avant de monter sur ce trône. Et je rôdais comme un chien sans maître aux environs de Candahar, tandis que mon argent fondait, fondait, tant et si bien… (Il présenta sa paume nue à l’assistance.) Et marchant des jours, affaibli et malade, je retournai auprès de celui qui m’attendait, et Dieu sait comment nous vécûmes, jusqu’au jour où je pris notre meilleur lihaf[2]… un lihaf de soie, beau travail de l’Iran, tel qu’aucune aiguille n’en fait plus aujourd’hui, chaud et qui nous servait de couverture pour deux, et qui était notre dernier bien. Je le montrai dans une ruelle à un usurier, et lui demandai de me prêter trois roupies sur ce gage. Il me répondit, à moi qui suis maintenant le roi : « Tu es un voleur. Cet objet en vaut trois cents. — Je ne suis pas un voleur, repris-je, mais un prince de bonne race, et j’ai faim. — Prince des mendiants vagabonds, dit ce prêteur, je n’ai pas d’argent sur moi, mais va-t’en à ma maison avec mon employé et il te donnera deux roupies huit annas, car c’est tout ce que je te prêterai. » J’allai donc à la maison avec l’employé, et nous causâmes en chemin, et il me donna l’argent. Nous vécûmes sur cette somme jusqu’à son épuisement, et nous faisions maigre chère. Et alors cet employé me dit, car c’était un jeune homme de bon cœur : « Sûrement l’usurier te prêtera davantage sur ce lihaf. » Et il m’offrit deux roupies. Je les refusai, en disant : « Non, mais procure-moi du travail. » Et il me procura du travail, et moi, oui moi, Abdur Rahman, Émir d’Afghanistan, je peinai des jours comme coolie, transportant des fardeaux, et travaillant de mes mains, recevant quatre annas de salaire par jour pour ma sueur et ma courbature. Mais lui, ce bâtard, fils de rien, il faut qu’il vole ! Pendant un an et quatre mois j’ai travaillé, et que nul n’ose dire le contraire, car j’ai un témoin, ce même employé qui est aujourd’hui mon ami.

Alors se leva de sa place parmi les sirdars[3] et les nobles un personnage vêtu de soie, qui joignit les mains et dit :

— Ceci est la vérité de Dieu, car moi qui par la grâce de Dieu et de l’Émir, suis tel que vous me connaissez, je fus jadis employé de cet usurier ; Il y eut un silence, et l’Émir interpella le prisonnier d’une voix rauque, déversant sur lui le mépris, jusqu’au moment où il termina par le redouté Dar arid, qui déclenche le bras justicier.

On emmena donc le voleur, que jamais on ne revit entier ; et la Cour sortit de son silence, en murmurant : « Devant Dieu et le Prophète, notre roi est vraiment ce qui s’appelle un homme ! »


  1. Commandeur de l’Étoile de l’Inde.
  2. Couvre-lit, couverture.
  3. Gouverneurs.