Astronomie populaire (Arago)/X/16

GIDE et J. BAUDRY (Tome 1p. 484-487).

CHAPITRE XVI

les étoiles doubles sont devenues un moyen de juger de la bonté des lunettes et des télescopes de grandes dimensions


Le dédoublement des étoiles doubles est, pour les astronomes qui ont à prononcer sur la bonté des télescopes et des grandes lunettes, une pierre de touche plus précise et plus sensible, à certains égards, que ne l’était jadis l’observation du disque des planètes. La lunette termine bien ; on voit distinctement les bandes de Jupiter et de Saturne ; les taches de Mars s’aperçoivent nettement, etc., sont des expressions vagues qui auront telle ou telle autre portée, suivant qu’elles sortiront de la bouche d’un astronome plus ou moins habitué à faire usage d’instruments puissants et bien construits. Ces expressions, quoi qu’on en fasse, impliquent toujours, chez celui qui les emploie, l’idée d’une comparaison. Mais si je dis : Avec un grossissement de 200 fois, par exemple, ma lunette sépare complétement les deux étoiles, aujourd’hui si voisines l’une de l’autre, dont l’ensemble forme σ de la Couronne, je fournis à tous ceux qui tenteront une expérience semblable, les moyens de reconnaître sans équivoque si leur instrument est inférieur au mien. Que l’on me permette de rappeler le principe fondamental de toute lunette, et les avantages de ce genre d’épreuves deviendront évidents (liv. iii, chap. viii).

Une lunette se compose de deux lentilles de verre. L’une large et tournée du côté de l’objet, s’appelle l’objectif ; l’autre, très-petite et placée près de l’œil, est désignée par le nom d’oculaire. La première lentille forme, dans une certaine région plus ou moins distante de sa surface et appelée le foyer, une image aérienne, une véritable peinture de chacun des objets en vue. C’est cette image, c’est cette peinture qu’on grossit à l’aide de la loupe oculaire, tout comme si elle était un objet matériel.

Quand la peinture focale est nette, quand les rayons partis d’un point de l’objet se sont concentrés en un seul point dans l’image, l’observation faite avec l’oculaire donne des résultats très-satisfaisants. Si, au contraire, les rayons émanés d’un point ne se réunissent pas au foyer en un seul point ; s’ils y forment un petit cercle, les images des deux points contigus de l’objet empiètent nécessairement l’un sur l’autre ; leurs rayons se confondent ; or, cette confusion, la lentille oculaire ne saurait la faire disparaître : l’office qu’elle remplit exclusivement, c’est de grossir ; elle grossit tout ce qui est dans l’image, les défauts comme le reste. La lunette, c’est-à-dire les deux lentilles réunies, ne peut donc pas alors présenter les objets bien tranchés.

Ce défaut de netteté existe, à différents degrés, dans les lunettes, suivant que l’artiste est parvenu à donner aux deux faces de la lentille objective une courbure régulière plus ou moins rapprochée de la forme géométrique, que la théorie a fait connaître comme la plus convenable, vers laquelle l’opticien tend sans cesse, mais qui reste cependant toujours une abstraction. Il suffit souvent d’un seul coup d’œil, quel que soit le point de mire, pour reconnaître qu’un objectif a été mal travaillé ; mais il n’en est pas toujours ainsi : appelés à prononcer entre deux lunettes, les astronomes les plus exercés, eux-mêmes, éprouvent quelquefois de l’embarras s’ils n’ont observé que de grands corps, tels que Vénus, Jupiter, Saturne, Mars. Dans ce cas, les étoiles doubles font cesser toute incertitude.

Il est prouvé que les étoiles n’ont pas de diamètres angulaires sensibles. Ceux qu’elles conservent toujours tiennent, pour la plus grande partie, au manque de perfection des instruments, et, pour le reste, à quelques défauts, à quelques aberrations de notre œil. Plus une étoile semble petite, tout étant égal quant au diamètre de l’objectif, au grossissement employé et à l’éclat de l’étoile observée, et plus la lunette a de perfection. Or, le meilleur moyen de juger si les étoiles sont très-petites, si des points sont représentés au foyer par de simples points, c’est évidemment de viser à des étoiles excessivement rapprochées entre elles, et de voir si leurs images se confondent, si elles empiètent l’une sur l’autre, ou bien si on les aperçoit nettement séparées. Voici, parmi les étoiles doubles connues, un certain nombre de celles dont les meilleures lunettes seules, armées de forts grossissements, parviennent à opérer la séparation :

36e d’Andromède ; la distance des deux centres était de 0″, 7 en 1831.
η de la Couronne ; distance des deux centres, 1″, 8 en 1830.
σ de la Couronne ; distance des deux centres, 1″, 8 en 1830.
γ de la Couronne ; une des plus difficiles à dédoubler, tant à cause de l’extrême rapprochement des deux étoiles, qu’à raison de leur grande différence d’intensité.
ε du Bélier ; très-difficile à dédoubler.
η d’Hercule.                    id.
τ du Serpentaire ; la lunette de Dorpat, elle-même, ne sépare pas maintenant les deux étoiles dont elle se compose. Des observations plus anciennes ont cependant appris que cette étoile est double (chap. xii).

Pour rendre ce livre complet, je devais ne pas oublier de signaler le parti avantageux que l’on tire maintenant de l’observation des étoiles doubles dans les essais des grandes lunettes. En tous cas, je suis sûr qu’on sentira l’importance de l’application, dès que j’aurai dit que ceux de ces instruments dont les grands Observatoires ne sauraient aujourd’hui se passer, coûtent 20 000, 30 000 et même 40 000 francs, indépendamment de leur monture.