Astronomie populaire (Arago)/X/15

GIDE et J. BAUDRY (Tome 1p. 476-484).

CHAPITRE XV

les observations des étoiles doubles proprement dites pourront servir un jour, soit à déterminer les distances de ces groupes binaires à la terre, soit à fixer une limite en deçà ou au delà de laquelle ils ne sauraient être placés


La méthode des parallaxes (liv. ix, chap. xxxii) n’a déterminé jusqu’ici qu’une limite de distance en deçà de laquelle les étoiles observées ne se trouvent pas. Ainsi les hauteurs angulaires de la soixante et unième du Cygne ont placé les deux étoiles qui composent ce groupe 589 mille fois au moins plus loin de la Terre que le Soleil. Mais ce qu’il faudrait ajouter à cette limite inférieure pour avoir la distance réelle, demeure totalement inconnu. Si quelqu’un, par exemple, s’avisait de supposer que la vraie distance de la soixante et unième du Cygne est égale à 100 millions de fois la limite inférieure déduite de la méthode des parallaxes, il ne pourrait être contredit ; car ce nombre ne serait pas plus incompatible avec les observations, qu’un nombre 1 million de fois plus petit ou qu’un nombre 1 million de fois plus grand. Dans cet état de la science, il était très-désirable de découvrir un moyen de placer une limite supérieure à côté de la limite inférieure déjà trouvée. Or ce moyen pourra tôt ou tard se déduire des observations des étoiles doubles, comme on va le voir.

Lorsque la courbe (je la supposerai exactement circulaire) que la petite étoile d’un groupe binaire décrit autour de la grande se présente exactement de face, c’est-à-dire lorsque le plan qui la renferme est perpendiculaire à la ligne menée de la terre à l’étoile centrale, l’étoile satellite, pendant la durée de sa révolution, reste constamment à la même distance de la Terre. Cette étoile satellite va, en effet, occuper successivement, en vertu de son mouvement propre, toutes les positions possibles sur le contour du petit cercle : or, personne ne doute que tous les points d’une circonférence de cercle, vus exactement de face, ne soient également éloignés de l’œil de l’observateur.

Par le centre de l’orbite circulaire du satellite stellaire, menons un diamètre horizontal qui partagera cette orbite en deux parties égales, l’une supérieure, l’autre inférieure. Faisons ensuite tourner le plan dans lequel la courbe est contenue autour de ce diamètre horizontal, et dans un tel sens par exemple que la partie inférieure vienne en avant ou vers l’observateur, tandis que l’autre se portera en arrière. Vue perpendiculairement, l’orbite de la petite étoile était circulaire. Dans sa nouvelle position oblique, elle semblera allongée ; mais il importe surtout de remarquer que ses diverses parties ne se trouveront plus réellement à la même distance de l’observateur. Dans le demi-cercle qui, à partir de la position perpendiculaire, aura marché en avant, il existera nécessairement un point plus voisin de la terre que tous les autres. Le point diamétralement opposé à celui-là sera le plus distant. En allant du premier point au second, l’étoile satellite s’éloignera donc graduellement de l’observateur. En revenant de ce second point au premier, elle s’en rapprochera. Cette double circonstance, attendu la vitesse appréciable de la lumière, peut apporter des différences sensibles dans la manière dont l’étoile semblera parcourir les deux moitiés, l’une ascendante et l’autre descendante de son orbite. Examinons en effet comment nous apercevons un astre lumineux qui est doué d’un mouvement propre.

Prenons cet astre dans une position déterminée. De cette position, il dardera dans tous les sens des rayons qui se propageront en ligne droite, et dont les directions prolongées, quels que soient le lieu et le moment où on les observe, indiqueront la place qu’occupait le corps radieux au moment de leur départ.

L’un de ces rayons arrivera à la Terre. Supposons qu’il ait mis un temps considérable, un mois par exemple, à faire le trajet. Pendant ce temps, l’astre ne sera pas resté immobile ; il aura quitté sa première place. Ainsi nous le verrons dans cette première place, quand il n’y sera déjà plus.

Admettons maintenant, pour fixer les idées, que l’astre ait parcouru, en s’éloignant de la Terre, un arc de courbe d’une certaine étendue, un arc de cercle, si l’on veut, qui, placé obliquement dans l’espace, soit plus près de nous par un de ses bouts que par l’autre.

Nous apercevons l’astre mobile sur cet arc, à l’extrémité la plus voisine de la Terre, trente jours, je suppose, après qu’il l’aura quittée. Dès lors, il faudra plus de trente jours pour que la lumière nous arrive de l’autre extrémité qui est plus éloignée. L’astre aura donc visité cette seconde extrémité, il l’aura quittée, depuis plus de trente jours, au moment où de la Terre nous le verrons s’y placer. Quand, de la date de cette dernière observation, qui se trouve ainsi postérieure de plus de trente jours à celle de l’arrivée réelle de l’astre à l’extrémité de l’arc, nous retranchons la date de l’observation du départ, dont l’erreur par hypothèse était seulement, et tout juste, de trente jours, la différence sera plus grande que celle à laquelle on arriverait en retranchant l’une de l’autre, si elles étaient connues, les dates des passages réels du même astre par les points observés.

Si, au lieu de faire partir l’astre mobile du point le plus voisin pour le conduire au point le plus distant, nous lui avions donné la marche inverse : si le point de la première observation avait été plus éloigné que le point de la seconde, il est évident que la différence entre les passages observés, c’est-à-dire entre les passages affectés de la propagation de la lumière, au lieu d’être plus grande, serait plus petite que la différence entre les passages réels.

En thèse générale, si, dans sa course curviligne, un astre s’éloigne graduellement de la Terre, les rayons lumineux qui en émanent viennent de plus en plus tard nous apprendre dans quelles directions il s’est successivement placé. Pour aller d’une de ces positions à l’autre, il semblera donc employer plus de temps qu’il n’en dépense en réalité. L’inverse arrive nécessairement lorsque, pendant sa course, l’astre se rapproche de nous. Or, les deux moitiés de l’orbite d’une étoile double se trouvent précisément dans les conditions que je viens de signaler, quand le plan qui les renferme est oblique au rayon visuel allant de la Terre à l’étoile centrale. Mathématiquement parlant, le satellite stellaire, vu de la Terre, emploiera donc plus de temps à parcourir la moitié ascendante de son orbite, la moitié dans laquelle il s’éloigne constamment de nous, que la moitié opposée, que la moitié où il marche vers nous. Eh bien, je vais montrer que la distance de ce satellite à la Terre pourra se déduire de la différence observée entre la durée de la demi-révolution opposée, toutes les fois que cette différence aura été déterminée avec précision.

Si l’on remonte aux explications précédentes, on verra aisément que la durée de la demi-révolution ascendante du satellite surpasse la durée de la demi-révolution réelle du nombre de jours et de la fraction de jour que la lumière emploierait à parcourir le nombre de lieues dont la distance du satellite à la Terre s’est accrue pendant cette demi-révolution. Il n’est pas moins évident que la durée de la demi-révolution descendante est au-dessous de la durée de la demi-révolution réelle, du même nombre de jours et de fraction de jour, puisque dans sa marche rétrograde, le satellite se rapproche de nous tout autant qu’il s’en était d’abord éloigné. En fin de compte, les deux demi-révolutions observées diffèrent entre elles du double du temps que la lumière emploie à parcourir le nombre de lieues dont la distance du satellite à la Terre varie entre ses deux positions extrêmes.

Soustrayons donc, l’une de l’autre, les durées des deux demi-révolutions observées ; prenons la moitié de la différence ; transformons cette moitié en secondes, à raison de 86 400 secondes par jour ; multiplions le nombre total de secondes ainsi obtenu par le nombre de lieues que la lumière parcourt en une seconde, et le produit sera « la valeur, exprimée aussi en lieues, de la quantité dont l’étoile satellite s’éloigne de la Terre dans son passage du point de l’orbite le plus voisin au point diamétralement opposé. »

La position et les dimensions de l’orbite d’un satellite sont liées d’une manière nécessaire à la quantité totale dont ce satellite s’éloigne de la Terre et s’en rapproche ensuite pendant chacune de ses révolutions. Quand les dimensions de l’orbite sont connues, on en conclut aisément, par le calcul, la valeur des changements de distance. Réciproquement, de la valeur de ces changements on peut remonter à celle des dimensions de l’orbite. Or, je viens de montrer comment, dans certains cas, l’astronome détermine expérimentalement en lieues les changements qu’éprouve la distance d’une étoile satellite à la Terre. Dans ces mêmes cas, le grand axe de l’orbite elliptique que l’étoile semble décrire, pourra donc aussi être exprimé en lieues. L’inclinaison sous laquelle ce grand axe se présente à nous, se déduit de la position du plan de l’orbite ; le micromètre nous fait connaître d’ailleurs sa grandeur apparente, ou combien de secondes il sous-tend. Or, il n’est pas d’arpenteur qui ne sache déterminer le nombre de lieues dont il est éloigné d’une certaine base, dès qu’on lui fait connaître l’inclinaison de cette base au rayon visuel, sa longueur absolue et l’angle sous lequel on la voit. L’astronome aura précisément les mêmes calculs à faire ; seulement il opérera sur de beaucoup plus grands nombres. Sa base, à lui, sera le diamètre de l’orbite parcourue par une étoile ; mais aussi ce qu’il cherche et ce qu’il trouvera, c’est la distance de cette étoile à la Terre.

Savary, à qui l’on doit d’avoir, le premier, signalé le rôle que la transmission successive de la lumière pourra jouer un jour dans le phénomène des étoiles doubles, craignant, sans doute, qu’on ne parvienne très-difficilement, à cause de la lenteur du mouvement des étoiles satellites, à déterminer avec exactitude la différence de durée de leurs demi-révolutions ascendantes et descendantes, s’était contenté de présenter les observations de ces durées comme un moyen d’arriver, non à une distance absolue, mais à une limite. Voici comment il faudrait expliquer la méthode si l’on ne voulait lui donner que cette portée.

Supposons qu’il soit résulté de l’examen minutieux d’une série de mesures d’angles de position, que la durée de la demi-révolution ascendante d’un satellite stellaire ne surpasse pas de plus de vingt jours la durée de la demi révolution descendante. Dès lors la quantité totale dont l’étoile s’éloigne ou se rapproche de la Terre, en allant de l’une à l’autre de ses positions extrêmes, ne saurait, à son tour, être plus grande que le nombre de lieues parcourues par la lumière en dix jours.

Adoptons un moment cette limite en plus, comme valeur réelle du changement total de distance de l’étoile, et cherchons, ainsi que nous le faisions tout à l’heure, l’étendue en lieues du grand axe de l’orbite stellaire. En partant d’une limite, c’est une limite que nous devons trouver. Ainsi, le calcul nous donnera un nombre de lieues que la longueur réelle du diamètre en question ne saurait surpasser. En d’autres termes, il nous conduira ou à la longueur réelle, ou à une longueur plus grande.

Maintenant, si nous cherchons par les méthodes d’arpentage connues (liv. i, chap. vii) à quelle distance doit être transportée une ligne droite d’une longueur égale à ce nombre de lieues, limite supérieure, pour qu’elle se présente à nous sous l’angle que les observations micrométriques directes ont assigné au grand axe de l’orbite stellaire, ce qu’on trouvera sera, sans autre alternative, ou la vérité, ou une quantité trop forte : la vérité, si le nombre de lieues employé s’est trouvé par hasard exactement égal au diamètre de l’orbite ; une quantité trop forte, dans tout autre cas, puisque alors le nombre sur lequel on opérera sera lui-même trop fort. Mais pour être amenée à sous-tendre un angle déterminé, une ligne doit évidemment être transportée d’autant plus loin qu’elle est plus longue. Nous voilà donc arrivés à la détermination d’une distance au delà de laquelle on ne saurait supposer l’étoile située, sans se mettre en opposition avec les faits.

Si d’une autre part la discussion des angles de position permettait d’affirmer que la durée de la demi-révolution ascendante du satellite stellaire est supérieure à la demi-révolution descendante, au moins de tel ou tel nombre donné de jours, le calcul appliqué à ce nouveau résultat, au lieu d’une limite en plus, conduirait à une limite en moins, c’est-à-dire à une distance en deçà de laquelle l’étoile ne serait certainement pas placée !

Tout le monde peut maintenant comprendre quelles brillantes découvertes attendent l’astronome qui en modifiant les moyens d’observation des étoiles doubles actuellement connues, assignera avec une nouvelle exactitude les durées des demi-révolutions ascendantes et descendantes des satellites stellaires. La détermination de la distance des étoiles, la détermination de la masse de ces astres, deviendront le prix d’un pareil perfectionnement.