Art de faire le beurre et les meilleurs fromages/Notions préliminaires

NOTIONS PRÉLIMINAIRES.

DU LAIT.

Le lait est un liquide qui varie de saveur, suivant les espèces d’animaux domestiques qui le produisent : ainsi le lait de vache n’est pas tout à fait semblable au lait de chèvre, au lait de brebis ; sa composition intime est encore plus différente chez d’autres espèces. Cependant ces laits divers ont des propriétés communes, qui font reconnaître ce liquide de quelque animal qu’il vienne.

Ainsi, le lait est un liquide blanc opaque, légèrement sucré, d’une odeur et d’une saveur douces, qui, au moment où il sort des mamelles, a un goût particulier qui ne plaît généralement pas aux personnes adultes, et qui fait dire que le lait sent la vache, sent la brebis, sent la chèvre ; il plaît, au contraire, à presque tout le monde lorsqu’il s’est refroidi lentement : ce n’est donc qu’après un espace de temps écoulé depuis la traite, qu’il faut faire usage du lait lorsqu’on veut l’avoir le meilleur possible, c’est à dire au goût du plus grand nombre.

Non seulement le lait varie de qualité dans les femelles des différentes espèces d’animaux, mais il varie aussi dans la même femelle, suivant la nourriture de celle-ci, suivant son état de santé : le lait du commencement de la traite est même tout différent de celui de la fin de cette même traite ; en sorte qu’il paraît impossible de trouver deux laits parfaitement semblables. Dans le cours de cet ouvrage, on verra les principales applications économiques à faire d’après cette observation, qui devient donc très importante.

DES PRODUITS IMMÉDIATS DU LAIT.

De la crême.

Quand on laisse reposer et refroidir le lait, sa surface se couvre insensiblement d’une matière épaisse, onctueuse, très agréable au goût, quelquefois d’une couleur jaunâtre, mais souvent d’un blanc mat ; elle est connue sous le nom de crême. Il résulte des expériences de Parmentier et Deyeux, qu’elle est toute formée dans le lait, et qu’elle ne fait que s’en séparer par le repos et le refroidissement. Le lait qui sort du pis de la vache serait donc composé d’un fluide blanc qui tiendrait la crême en suspension. Le lait dont on a séparé la crême s’appelle lait écrémé ; nous en parlerons dans un instant.

Du beurre.

Si maintenant on prend la crême à part, et si on l’agite par un mouvement continuel, elle se sépare en deux parties, dont l’une est une matière grasse, blanche ou jaunâtre, à demi solide, d’une saveur et d’une odeur douces, généralement agréable au goût, susceptible de se liquéfier à une température peu élevée ; et de prendre au contraire de la consistance à un froid de quelques degrés au dessous de zéro ; c’est le beurre. Nous verrons, dans le cours de cet ouvrage, qu’on peut le séparer directement du lait nouveau sans attendre que la crême se soit formée ; mais c’est, comme nous le verrons aussi, une mauvaise méthode.

Du lait de beurre.

Le second, composant de la crême, est un liquide blanchâtre, très fluide qui a beaucoup de rapport avec le lait écrémé, on l’appelle lait de beurre. Suivant Parmentier et Deyeux, il est composé des mêmes élémens que le lait écrémé, seulement il passe plus facilement à l’état acidulé : on pourrait donc dire que le beurre n’est que de la crême dont on a extrait tout le liquide dans lequel cette crême était primitivement contenue ; mais il est probable que l’agitation de la crême, son contact plus multiplié avec l’air, lorsqu’on pratique l’opération de battre le beurre, et même la légère augmentation de chaleur qui se manifeste lors de cette opération, donnent à la crême les qualités nouvelles qui constituent le beurre et le différencient de la crême.

Du lait écrémé.

Quand le lait a été écrémé, il n’a plus cette couleur d’un blanc mat, ni cette onctuosité qu’il avait au sortir des mamelles ; il est plus fluide, et il n’est plus aussi agréable au goût : c’est ce liquide qu’on vend souvent pour du lait dans les grandes villes. Il contient encore, outre une légère portion de crême, deux substances que le repos sépare aussi comme il a déjà séparé la crême.

Du caillé, ou de la matière caséeuse ou fromageuse.

Si on continue à laisser reposer le lait écrémé, il passe plus ou moins vite, suivant la température du local et suivant d’autres circonstances, à une espèce de fermentation intérieure. D’abord il surit et il ne tarde pas ensuite à se prendre en un coagulum ou masse homogène plus ou moins solide. Le même effet se produit beaucoup plus promptement si on mêle au lait écrémé une certaine quantité de vinaigre, ou de toute autre substance acide. Ce coagulum se sépare facilement, surtout lorsqu’on l’agite, d’une sérosité de couleur citrine dans laquelle il nage : il a été appelé le caillé, et la matière liquide le petit-lait. Le caillé est la matière qui sert à faire les divers fromages. On peut faire cailler le lait sans en avoir fait préalablement monter et séparer la crême. Dans ce cas, la crême reste mêlée en très grande partie avec la matière caséeuse, et elle donne aux fromages des qualités différentes dont on parlera dans l’ouvrage.

Du petit-lait.

Le liquide ou la sérosité d’une couleur légèrement citrine, dans laquelle nage le caillé, est le petit-lait. Il est assez doux et agréable pour beaucoup de personnes lorsqu’il est nouveau et frais et quand on n’a pas employé une liqueur acide pour faire cailler le lait ; dans le cas contraire, il est acide et plaît à peu de personnes. Le petit-lait est rafraîchissant et très légèrement purgatif.

D’après ce qui précède, on voit que le lait nouvellement trait se comporte ou se divise de la manière suivante :

Lait en crême en beurre
et lait de beurre ;
et lait écrémé en caillé
et petit-lait.

Mais on voit aussi que le lait de beurre étant presque identique avec le lait écrémé, ou plutôt, n’étant que le même liquide qui a subi des modifications par le battage nécessaire pour obtenir le beurre, on peut dire plus exactement que le lait se divise de la manière suivante :

Lait, en crême, ou matière du beurre,
caillé ou matière du fromage,
et petit-lait.

Il ne faut pas croire cependant que ces trois substances se séparent entièrement l’une de l’autre, ce serait une erreur. Ainsi, la crême retient toujours avec elle une certaine quantité de caillé et de petit-lait, le caillé retient une petite quantité de crême et de petit-lait, et le petit-lait ne se dépouille complétement des matières butireuse et caséeuse qu’avec difficulté.

Il ne faut pas croire non plus que le beurre soit tout à fait de la crême pure, privée du lait qui la tenait emprisonnée, qu’on me pardonne l’expression ; il est probable, comme nous l’avons déjà dit, que, par le battage, la crême acquiert des propriétés qu’elle n’avait pas dans le lait et qui la changent en beurre. Quant à la matière caséeuse, il est à peu près certain qu’en se séparant du petit-lait, et en passant à l’état de caillé, elle se combine avec un acide et prend de nouvelles qualités ; mais ces changemens ne sont pas pris en considération dans l’art de faire le beurre et les fromages.

Tels sont les produits immédiats que donne le lait abandonné à lui-même : traité par les réactifs chimiques, il en donne d’autres, que M. Chevreul a appelés de l’oléine, de la stéarine, de la butirine, de la caproine, de la caprine ; nous n’en parlerons pas, parce qu’ils ne servent point pour l’objet qui nous occupe, nous renvoyons à l’ouvrage de Parmentier et Deyeux que nous avons déjà cité, mais surtout à celui de M. Chevreul, intitulé : Recherches chimiques sur les corps gras d’origine animale, 1833, un vol. in-8o.

Il est cependant une question relative à la composition du lait, à laquelle nous devons donner une solution.

On a dit que quelques uns des principes existans dans le lait étaient assez actifs pour donner au beurre ou au fromage certains goûts ou certaines qualités qui rendaient ce beurre ou ces fromages de qualité inférieure ou supérieure, suivant la plus ou moins grande portion de ces principes. Or, comme ces principes, dans quelques localités, tiennent à la nature de la nourriture des animaux, on a prétendu qu’il était impossible, dans ces cas, dans ces localités, de faire du beurre ou des fromages de qualité semblable à celle d’autres localités.

Cette prétention, en partie vraie, est totalement dépourvue de base dans la plupart des cas : c’est ce que nous allons démontrer.

Les faits prouvent d’abord que le lait des différentes espèces d’animaux est différent et qu’il donne un beurre, et des fromages différens : ceci est bien positif. Ce n’est donc pas là le point de la question ; c’est de savoir si le lait des animaux de la même espèce peut varier, par la nourriture fournie par localités, pour ne pouvoir dans l’une, donner le même beurre et le même fromage que dans l’autre.

Faisons d’abord une distinction bien importante, bien réelle, entre les produits immédiats du lait qu’on peut voir, qu’on peut mesurer, et ceux qu’on ne peut saisir et qui produisent la saveur et l’odeur.

Si on dit que la nourriture apporte une variation proportionnelle assez grande dans les premiers produits du lait, tels que la matière du beurre, celle du fromage et celle du petit-lait, pour qu’on ne puisse pas partout fabriquer le même beurre et les mêmes fromages, c’est là qu’est l’erreur.

En effet, la physiologie démontre que pour que les liqueurs animales varient dans leur composition d’une manière marquée dans des animaux de même espèce, quand ils sont également bien nourris et bien portans, il faut que la nourriture qu’ils reçoivent soit d’une nature toute différente, chez les uns, de ce qu’elle est chez les autres, et très long-temps continuée. Or, ce n’est pas le cas pour le bétail ; le seul changement bien sensible que la nature de la nourriture apporte dans les animaux, et par suite dans la proportion relative des produits qui donnent le beurre et le fromage, est causé (à quelques exceptions près que nous indiquerons dans cet ouvrage) par le passage de la nourriture verte à la nourriture sèche. Ce changement est remarquable en effet, et il produit sur la sécrétion du lait et sur ses qualités un tel résultat, que presque partout on cesse la fabrication des fromages de longue garde aussitôt que la nourriture verte cesse. Le grand changement vient de ce que les matières caséeuse et butireuse diminuent proportionnellement à la matière séreuse ; mais aussi alors on peut dire que les animaux ne sont plus aussi bien nourris, et que, sauf ceux que l’on met au régime de l’engrais, tous souffrent un peu plus, un peu moins, du passage du régime vert au régime sec.

L’expérience démontre, de son côté, que partout où les pâturages entretiennent le bétail en très bon état et en fort bonne santé, le lait contient, à si peu de chose près, les mêmes proportions butireuse, caséeuse et séreuse propres à chaque espèce, qu’on ne trouve réellement pas de différence dans le lait des animaux placés dans des pâturages différens : il en est de même des fourrages artificiels, et le lait des vaches nourries avec du sainfoin et de la luzerne, avec du seigle ou de l’orge coupés en vert, est aussi bon, aussi abondant en principes butireux et caséeux que celui des vaches nourries dans les pâturages naturels de la Suisse, de la vallée d’Auge et de la vallée de l’Adour[1].

Dans tous les pays où les vaches seront donc bien nourries au vert et très bien portantes, on pourra fabriquer d’excellens beurres et d’excellens fromages de longue garde, dont les qualités, si la fabrication est bien la même, ne varieront pas plus entre elles que les beurres ou les fromages d’une localité donnée ne varient entre eux, et cela, parce que dans le beurre et le fromage fabriqués en grand, conséquemment avec de grandes masses de lait, il s’établit une sorte de qualité moyenne de lait qui tend à faire disparaître les proportions différentes des principes immédiats du lait de chaque animal.

Mais si nous examinons la question par rapport aux autres principes du lait, à ceux que nous ne pouvons distinguer qu’au moyen du goût et de l’odorat, la solution de la question n’est plus tout à fait la même, et il faut distinguer deux cas : celui où les produits du laitage doivent être fabriqués en petite quantité à la fois et consommés frais ; et celui où ces mêmes produits doivent être fabriqués en grande masse et consommés long-temps après leur fabrication, éprouver, par conséquent, une longue et lente fermentation.

Dans le premier cas, dans celui où le produit est fabriqué en petite quantité et consommé frais, il n’y a pas de doute que ce produit pouvant être fabriqué avec le lait d’un seul animal d’une constitution particulière, ou dans un état de santé équivoque, ou seulement avec celui de quelques animaux parmi lesquels il y en aura un de malade ou d’une constitution particulière, il n’y a pas de doute, dis-je, qu’il ne puisse y avoir des différences assez sensibles dans la saveur, dans l’odeur du produit pour rendre celui d’une étable bon et celui d’une autre étable mauvais. Tous les jours on en voit des exemples dans le beurre frais et surtout dans les fromages à la crême. Le mode de fabrication a beau être le même, le goût des beurres et des fromages est différent et plus ou moins agréable : rien, dans ce cas, ne contre-balance assez l’effet produit par la saveur ou l’odeur particulière au lait d’un des animaux qui ont donné la petite masse de lait nécessaire pour fournir le produit.

Dans le second cas, au contraire, dans celui où le produit est fabriqué en grand et gardé long-temps, comme cela arrive pour les fromages de longue garde, tels que les fromages de Gruyères, de Chester, de Parmesan, de Hollande, de Roquefort, d’Auvergne, alors les qualités particulières au lait d’un animal sont contre-balancées par celles du lait de tous les autres animaux, et il s’établit sous ce rapport une qualité moyenne de lait qui tend à donner au produit fabriqué les mêmes qualités, à des différences imperceptibles près, si la fabrication est bien la même.

De plus, la longue et lente fermentation qui s’établit pendant tout le temps que dure la garde des fromages, en faisant subir des altérations profondes au principe du fromage, tend à faire disparaître les propriétés spécifiques qui distinguent les uns des autres les fromages frais.

Enfin, certaines manipulations prolongées, telles que la division extrême du caillé, sa cuisson lente et à une haute température, ensuite l’addition de quelques substances sapides et odorantes, tendent à produire le même résultat, c’est à dire à rendre tous ces fromages de plus en plus identiques, si la fabrication est bien la même.

L’expérience, d’ailleurs, est là pour confirmer ces données.

On disait qu’on ne pouvait fabriquer des fromages de Gruyères qu’en Suisse, parce qu’il fallait les races de vaches et les pâturages des montagnes de la Suisse, pour avoir ces mêmes fromages. Maintenant on fabrique ces fromages dans le Jura, avec les races du Jura nourries dans ces mêmes pâturages du Jura ; on en fabrique en Lorraine, on en fabrique en Normandie, on en fabrique sur les bords de la Garonne.

On consomme en Angleterre cinquante fois plus de fromage de Chester que le comté de Chester n’en produit ; et, quand on parcourt l’Angleterre, on voit qu’on fabrique de ce fromage aussi bien au nord qu’au midi : on en a fabriqué également en France à diverses époques.

On a fabriqué en France d’autres fromages d’Angleterre et des fromages de Hollande d’aussi bonne qualité que dans les pays de fabrication originaire : on a fabriqué même des fromages de Parmesan ; enfin le bon fromage de Brie, si difficile à fabriquer, même en Brie, a été imité parfaitement en Bretagne par M. Trochu.

Tout tend donc à prouver que partout où les vaches sont nourries avec de bons pâturages et de bons fourrages, et où elles sont dans un état florissant de santé, leur lait est assez identique pour qu’on puisse fabriquer indistinctement tous les fromages de longue garde.

Il faut dire cependant que le beurre paraît conserver jusqu’à un certain point le goût et l’odeur bons ou mauvais qui deviennent manifestes immédiatement après sa confection et que la qualité du lait de quelques animaux lui donne. On peut croire que la cause de cette propriété du beurre vient, d’une part, de ce que les procédés de fabrication sont bien moins compliqués, bien moins propres à faire disparaître ce goût et cette odeur, et, d’autre part, de ce que, une fois fabriqué, il ne peut plus éprouver sans se gâter, la fermentation lente qu’éprouvent les fromages de longue garde et qui contribue, au contraire, si efficacement à leur donner les bonnes qualités qu’on y remarque.

Nous avons cru, avant d’entrer en matière, devoir donner ces explications, qui suffiront, nous l’espérons, pour déraciner tout à fait un préjugé qui s’opposerait aux tentatives de fabrication des fromages de longue garde, et qui pourrait ainsi être préjudiciable à un grand nombre de cultivateurs.



  1. Nous ne plaçons pas ici le trèfle, parce que, donné pendant long-temps en vert, il a une action sur la santé des vaches, et qu’il peut par suite produire un changement dans le lait.