Appel à la justice de l’État/Troisième lettre à milord Sidney


Appel à la justice de l’État
1784

Lettre de Pierre du Calvet à milord Sydney.



Milord,

Toutes les lettres que j’ai eu l’honneur d’adresser à votre seigneurie, pour amener mon affaire à une finale décision, s’annoncent sur le ton le plus simple, quoique tout à la fois le plus pathétique et le plus fort : le ministère n’a cependant jugé devoir y opposer jusqu’ici que le silence, ou qu’un langage, qui, dans ses variations, est aussi inconcluant que le silence même. La politique de cette inaction est visible aux yeux les moins clairvoyants. Ma sant é, minée par les calamités d’une longue et douloureuse captivité, chancèle : ma fortune, dilapidée par les marauderies déchaînées contre moi à Québec et par les consommations dispendieuses qu’a absorbées mon séjour, jusqu’ici infructueux, de sept mois révolus à Londres, tombe encore tous les jours en ruines sur les lieux, par l’absence de l’œil du maître. Temporiser est donc évidemment viser à la sourdine à soustraire l’oppresseur aux poursuites légales, ou par l’extinction inévitable des ressources de l’opprimé, ou par l’annihilation de son existence même ; voie ténébreuse de l’injustice, encore plus désolante qu’un déni formel de justice.

Voilà, Milord, ce qui m’autorise à déclarer ici hautement, à la face de toute l’Angleterre, que tant qu’il me restera un souffle de vie, je le mettrai en œuvre pour faire retentir tous les échos de cette capitale, de ma réclamation de la justice prompte de l’État. La loi, Milord, la loi seule et sans détour, voilà l’objet unique de mon ambition. Si je l’ai violée, eh bien, je viens de tout mon cœur dévouer ma tête à sa vengeance ; mais si la transgression est le lot de mon persécuteur, ce n’est pas son sang à qui j’en veux ; non : du fond de mon âme, je lui pardonne d’avoir attenté à verser le mien, goutte à goutte, par l’amas, les lenteurs et le choix des tortures raffinées. Qu’il vive, au nom de l’humanité ; j’y souscris affectueusement ; mais que la faveur ne suspende pas le cours de la justice ; et qu’à l’ombre perfide de l’artifice et du subterfuge, elle ne vienne pas m’arracher sourdement cette satisfaction civile que la loi peut prononcer, moins pour réparer les brèches faites à ma fortune, qui ne se concilie ici que le moindre de mes regards, que pour m’absoudre au tribunal de tout un peuple de témoins, de la tache que mon persécuteur a visé d’imprimer à mon honneur, qui me sera toujours plus cher que ma vie.

Le premier acheminement à cette authentique réparation ne saurait être que la présence du général Haldimand en Angleterre, où, depuis le sceptre jusqu’à la houlette, la généralité des citoyens rentre dans la sphère de l’égalité par une indivisible et inviolable subordination aux lois. Quel renversement d’ordre ; qu’à douze cent lieues de l’œil du Maître, la personne d’un gouverneur soit relevée de toute redevance judiciaire, à titre de représentation du souverain ; tandis que ce souverain lui-même ne jouit pas de cette prérogative dans sa capitale ! Un système si monstrueux de despotisme en théorie, ne peut qu’enfanter des monstres de despotisme dans la pratique : on aurait bien dû s’y attendre en l’adoptant. Pour en corriger la ma maligne influence, on devrait au moins se faire une loi sacrée de politique ou d’équité d’administration, d’en réprimer hautement les conséquences funestes, quand elles viennent à éclater, afin d’obvier par la sévérité de l’exemple à la récidive de l’éclat.

Mais point du tout : en vain la personne sacrée du roi, dont on a abusé pour opprimer ; en vain la province de Québec, victime encore gémissante et ensanglantée, contre qui a été déchaînée toute cette trame d’oppressions ; en vain toute la nation dégradée par la dégradation de tout un peuple de sujets adoptifs ; en vain les lois qui, souveraines à Londres, gémissent d’êtres esclaves dans un autre domaine de l’État : en vain, dis-je, tous ces grands objets, foulés aux pieds, réclament un châtiment. Non ; le gouvernement balance et chancèle ; il tergiverse à produire l’accusé sous la juridiction des tribunaux de judicature ; c’est-à-dire que le souverain, toute une colonie, la nation et les lois ont, dans le cabinet, moins d’ascendant pour obtenir justice que le général Haldimand seul n’en a pour y faire ratifier et signer le triomphe de ses injustices. Quel phénomène anticonstitutionnel en Angleterre ! Au moins, pour dissiper tout à fait ce nuage sinistre, la constitution d’Angleterre me garde-t-elle en réserve deux nouvelles voies d’éclat ; c’est le succès de cet appel, c’est-à-dire, ou l’assurance positive et formelle, ou le refus clair et net du retour du général Haldimand, qui doit décider bientôt des progrès ultérieurs de mes démarches.

Mais si, malgré tant d’activité mise en œuvres, je venais à échouer dans l’issue de mes instances auprès du gouvernement, eh bien, milord, je me consolerais de l’injustice, armée de tous côtés de ses foudres contre moi, par la rectitude de mes sentiments et la vigueur mâle de mes instances. J’aurais combattu en homme d’honneur et de courage contre la tyrannie, déléguée et en chef ; j’aurais été les relancer jusques dans leurs derniers retranchements ; et je ne serais désisté de mes poursuites, que quand la constitution d’Angleterre, elle-même, épuisée, ne m’aurait plus fourni d’armes pour aller en avant. Ces deux sublimes mobiles de la nation à laquelle j’ai l’honneur d’être agrégé, moins peut-être par conquête que par l’unité de sentiments, l’amour de la liberté et de l’honneur, pourraient-ils aller plus loin ? Mais l’Angleterre se consolerait-elle jamais d’être devenue le réceptacle interne d’un despotisme protecteur, déclaré de tous les despotes, que, dans le délire de l’ambition, ou par erreur de choix, le trône pourrait déléguer pour régner dans ses domaines éloignés ? Se familiariserait-elle à n’être plus l’empire de la liberté, le séjour de la justice, en faveur de toute innocence opprimée ; le pays privilégié où règne souverainement les lois ? Verrait-elle d’un œil sec et indifférent sa gloire éclipsée sans s’occuper de la relever ?

C’est au tribunal patriotique de milord Sidney que je défère l’importance nationale de toutes ces questions ; car pour le général Haldimand, il n’est qu’un intrus dans la nation ; et que lui importerait à lui de la dégradation entière de toute l’Angleterre, pourvu que, couvert du bouclier de l’impunité, & triomphant au milieu de ſes malverſations, il pût charrier, en toute sûreté dans ſa patrie, le pompeux attirail de ſa fortune ? Je ne l’ignore pas ; voilà le théâtre où il projetteroit d’aller ouvrir en paix les dernières ſcènes de ſon triomphe ; mais ici il s’égare encore dans les préſomptions chimériques de ſa lâcheté : j’irois, Milord, (qu’il n’en doute pas) j’irois hardiment le pourſuivre juſques dans ce dernier aſyle. Depuis l’antique révolution, il n’eſt en Suiſſe que très-peu de nobleſſe primitive parmi laquelle le nom inconnu d’Haldimand aſſurément ne figura jamais ; ce n’eſt donc point au nom de celle que j’ai héritée de mes ancêtres, que je pourrois aller lui demander hautement, & tirer de lui efficacement raiſon ; ce n’eſt point un eſprit d’orgueil, qui cite ici cet avantage que je puis avoir reçu de la naiſſance au deſſus du général Haldimand ; je ne me targue point d’un titre futile que l’aveugle haſard diſpenſe, qui ne donne, ni ne ſuppoſe le mérite : non, les vertus de mes ancêtres ne ſont pas à moi ; mais d’après l’étiquette du monde poli, au moins, la diſtinction qui les relevoit au deſſus du vulgaire, méritoit-elle qu’on n’allât pas à enſevelir en goujat, & ſans corps de délit allégué, un de leurs deſcendanſ, pendant 948 jours, ou dans la ſentine d’un vaiſſeau, ou dans le centre de l’infection monachale.

Quoi qu’il en soit, il est en Suisse de la droiture, de la vertu, de l’honneur ; rien ne pourrait là sauver le général Haldimand de la justice expéditive et éclatante de cet honneur si la faveur venait à le soustraire en Angleterre à la justice de la judicature. Il est fâcheux pour lui que des leçons précoces ne lui aient pas appris à sentir de bonne heure les fortes impressions des grands mobiles qui conduisent les grandes âmes ; peut-être aurait-il tremblé de l’exposer à leurs éclats. Au reste, cette manifestation de mes sentiments fermes et résolus n’est ni une bravade ni une menace : l’homme d’honneur agit et ne menace pas ; mais les outrages que j’ai essuyés du général Haldimand sont sanglants et publics : en attendant qu’un jugement légal en lave ma personne, le sceau de la même publicité doit annoncer au monde les titres personnels en vertu desquels je ne les méritais pas.

J’ai l’honneur d’être, avec le respect le plus profond,
milord,
de votre seigneurie,
le très-humble et
très-obéissant serviteur,
Pierre du Calvet.

À Londres, No 9, Cannon Street,
près de la bourse royale,
le 12e mai 1784.