Appel à la justice de l’État/Première lettre à milord Sidney


Appel à la justice de l’État
1784

Lettre de Pierre du Calvet à milord Sydney, secrétaire d’État, etc. etc.



Milord,

Ma lettre suivante à votre seigneurie, et celle au général Haldimand, devaient, dans mes premières idées, être, toutes les deux, placées au frontispice de mon mémoire, à suite de mon épître dédicatoire au roi : mais mon conseil jugea d’abord, que ce serait compromettre mon honneur, que de me lier de la plus légère relation avec mon persécuteur. Une plus mûre délibération fait présumer aujourd’hui, que la nature franche, honnête et mâle de ma correspondance, m’absout hautement de la honte et de la lâcheté, qui pourraient se trouver à parler à un homme , qui ne mérite assurément tout au moins que mon mépris. Quant à ma lettre à votre seigneurie, le même Conseil opina, qu’il était de la décence, de s’adresser, en première instance, au tribunal immédiat de Sa Majesté et d’attendre avec respect, après ce premier pas, qu’Elle daignât s’expliquer sur ses volontés par l’organe de son ministre.

Cette marche, réglée sur la bienséance et l’ordre, a semblé d’abord réussir. Le 18 de mars, jour de la réception de ma requête, votre seigneurie m’annonça l’agréable nouvelle du rappel du général Haldimand, qui devait être rendu à Londres, vers les premiers jours du mois de juin prochain. Le 20 du même mois, jour où votre seigneurie se chargea officiellement de présenter, en personne, mon mémoire au roi, elle me confirma ce retour si désirable et si universellement désiré, avec cette légère altération, que ce général ne pourrait arriver à Londres, que vers le fin du mois de juin. Et enfin, le 5 du courant a changé totalement la face des affaires : c’est au cours du mois d’octobre prochain, que votre seigneurie m’a renvoyé, pour l’arrivée de mon tyran.

Milord, ces variations, ces délais, ne sont pas mal assortis à l’esprit de la tyrannie, qui ne m’a captivé dans les fers, durant 928 jours, que sous la ferme espérance, qu’un si long esclavage, en minant sourdement les ressources de ma fortune et les principes de mon existence, consommerait le triomphe de ses injustices en les dévouant à l’impunité. Car, Milord, les pauvres et les morts ont toujours tort au tribunal des hommes et surtout du vulgaire des hommes. Les preuves de cette triste vérité sont consignées sur les tombeaux ou dans ces cabanes lugubres d’une foule d’infortunés qui, écrasés par la tyrannie du despotisme à Québec, ou ne sont plus pour se plaindre, ou n’ont plus dans le sein de la plus horrible indigence que des voix trop faibles pour faire retentir au loin leurs larmes et leur soupirs. Mais moi, Milord, au moins j’existe encore ; et quoique bien affaibli à tous égards je suis à Londres où je puis expliquer librement mes gémissements et mes plaintes et émouvoir, par un langage si affectif, les entrailles de toute la nation : j’en appelle donc hautement au tribunal de Sa Majesté contre ces délais affectés qui ne sont évidemment complotés que pour soustraire le crime et le criminel au châtiment des lois. Ma constitution, ébranlée jusques dans les fondements par les cruautés accumulées d’un long emprisonnement ne se soutient qu’à peine et en chancelant ; attendrait-on, Milord, que je n’existasse plus pour m’ouvrir le chemin de la justice ; et serait-il à mes cendres froides et inanimées, qu’on viserait à laisser le soin de poursuivre légalement mon persécuteur ? Lâches ! mon ombre plaintive pourrait tout au plus articuler des soupirs ; et il faut plus que des soupirs pour frapper et abattre les tyrans : mai je n’ai déjà dit, Milord, les morts ne savent ni attaquer ni se défendre ; et c’est renverser l’ordre de la nature et les lois de la raison que les charger d’un office qui n’est que du ressort des vivants. On a abusé du nom sacré de la justice et prostitué les plus précieux droits en faisant main basse, durant les jours ténébreux de ma lugubre captivité, sur les riches effets de mes magasins et de mes domaines : heureusement on n’a pu qu’entamer, sans ruiner tout à fait ma belle maison de Montréal et mes terres seigneuriales : attendrait-on que j’eusse dissiper le prix de ces ressources atténuées à préparer ma défense pour me laisser libres les voies de cette défense même, quand je ne serais plus dans la passe de fournir aux frais ? Pratique basse, lâche supercherie bien digne d’un général Haldimand ! mais serait-elle assortie à la dignité et à la vertu de l’Angleterre qui se glorifie de n’avoir pour premier souverain, toujours respecté, toujours obéi, que les lois ?

Ah ! Milord, cette tache imprimée à la gloire de l’Angleterre, en suspendant le cours de la justice, en faveur d’un bourreau masqué en gouverneur, je la pressentissais quand je prenais la liberté de représenter sans façon à votre seigneurie l’élévation de ce gouverneur travesti, sa fortune, ses protections, contre lesquelles avait à lutter la modicité de mes circonstances ; je l’annonçais d’avance, en termes bien intelligibles quoique voilés, quand je particularisais, sans nuage, ses liaisons puissantes, ses amitiés accréditées qui pourraient bien se consoler des écarts d’un coupable chéri et protégé, en s’essayant à le divertir du châtiment.

Quoi ? Milord, je ne me ferais donc point mépris dans mon premier calcul ! Londres serait-il devenu un autre Québec ? Près de trois ans se sont écoulés pour moi dans cette colonie à appeler infructueusement à mon secours la protection des lois : au mois de septembre prochain, un an sera plus que révolu que je n’aurai éprouvé dans cette capitale, de la part du gouvernement, que des oreilles sourdes à mes cris et des cœurs inexorables à l’équité de mes demandes ; dans toute l’étendue de l’Empire britannique, ne resterait-il donc plus aucun asile, aucun sanctuaire, où les nouveaux sujets pussent réclamer et obtenir justice ? Dans ma circonstance, voilà, Milord, une question à laquelle toute la province de Québec attend une réponse pour se rassurer, au moins, d’avoir changé de maître. En attendant, voici une assurance que je puis hautement donner à mes braves et fidèles compatriotes ; c’est que ce ne sont pas les intentions de Sa Majesté que le temple de la justice soit fermé au dernier même de ses sujets : il est également le père de tout son peuple, surtout de ces infortunés qui gémissent sous la verge de l’oppression : il est leur juste protecteur, surtout contre ces tyrans dignifiés qui ont osé attenter à son honneur et à sa gloire en empruntant son nom et son autorité pour colorer et même consacrer leurs violences.

Tel est, Milord, notre auguste souverain, tel le proclame avec admiration toute l’Europe, tel le chérit avec transport l’Angleterre entière : c’est sur cette estime universelle que je fonde le succès des nouvelles demandes que j’ai l’honneur d’adresser à votre seigneurie. Le général Haldimand est donc détenu à Québec jusques vers le mois d’octobre. Sans doute, la gloire spéciale de Sa Majesté, celle de son équité, souffre de cette longue détention : mais si des circonstances d’État se refusent à l’amener à Londres, avant un terme si éloignée, aux pieds des tribunaux d’Angleterre, comme le requerraient les conclusions de ma requête* du 18 de mars dernier ; au nom donc de mon souverain, si non à celui de mes infortunes, je demande à grands cris un ordre émané au trône pour le soumettre à être jugé en personne à Québec, qui a été le théâtre de ses fureurs. Les intérêts de ma cause seraient en sûreté si notre illustre magistrat en chef M. Livius (trop longtemps éloigné, par la cabale et l’oppression, de l’exercice de sa dignité) pouvait être mon juge ; mais au moins que le procès s’ouvre par une enquête juridique des procédés de part et d’autre, et qu’elle ne soit confiée qu’à des commissaires impartiaux et choisis, sur les dépositions de qui les jurés prononceront avec pleine connaissance de cause ; car ce serait insulter les lois, et affronter la justice, que mon oppresseur me jugeât lui-même, par les suppôts qu’il aurait placés de sa main sur les tribunaux de judicature, pour se venger lui-même par procuration et par substituts, et non pas les lois : voilà, milord, aujourd’hui,hui toute l’étendue de mes demandes ; je ne veux, ni grâces, ni faveurs, ni places, ni pensions ; la justice des lois seule me suffit. À la simple réquisition d’un de nos concitoyens encore vivant, le général Murray, il y a 22 ans, fut jugé en personne à Québec même, par l’ordre exprès de Sa Majesté, qui crut devoir à la confiance de ses nouveaux sujets, cet acte, vraiment royal, de son impartiale équité.

Quelle différence, cependant, de circonstances ! Le plaintif n’alléguait point, en faveur de ses plaintes, des châtiments légaux à sa personne ; mais moi, milord, on a commencé à décharger sur ma tête, toutes les vengeances, tous les anathèmes, que les lois violées et en courroux peuvent fulminer contre les plus coupables scélérats ; et on a ouvert la scène de ma persécution, par un préliminaire si tragique, sans consulter même les lois, qui seules pouvaient l’autoriser ; premier renversement de l’ordre de la justice ; lassé de me persécuter, et de me tourmenter, on a mis fin à mes peines, mais sans s’embarrasser, en les finissant, du soin de les justifier, en soumettant la criminalité à l’arbitrage des lois : destruction totale de toute justice, qui annonce la tyrannie la plus décidée, et la plus complète ; si un despotisme si arbitraire, et si déchaîné, ne trouvait pas ici des vengeurs, c’est-à-dire que Londres approuverait la tyrannie de Québec, c’est-à-dire que notre infortunée colonie serait dévouée à n’éprouver de partout, que des tyrans ; prospect effrayant, qui ne pourrait manquer de jeter la terreur dans tous les esprits, et rompre peut-être à jamais entre le souverain et les peuples, ces liens de confiance et de sentiments, qui sont seuls l’âme de la paix et de la félicité générale. Mais, non, milord, le cœur de notre souverain n’est pas fait pour le changement : il est tel aujourd’hui, en 1784, qu’il était en 1762, c’est-à-dire, celui du meilleur, de plus juste des princes ; il ne peut manquer de se produire en ma faveur sous un jour si consolant, et si aimable, surtout sous un ministère qui jouit de la réputation d’être tout formé sur le modèle du maître.

Au reste, milord, je demande formellement ici votre approbation, pour rendre publiques les deux lettres que j’ai l’honneur d’adresser à votre seigneurie, et celle que j’écris au général Haldimand. Voici la raison de ma demande : les instances que je ne serais auprès de votre seigneurie, que par un commerce épistolaire, seraient scellées du sceau du secret ; et la loi demande la légalité de la publicité dans mes procédés, pour me ménager, à tout évènement, une ressource légale, pour une satisfaction que tout me fait une loi de poursuivre, et d’obtenir, partout où les lois pourront me l’offrir.

Dans notre conversation du 5e du courant, votre seigneurie eut la bonté de nous faire part, que la loi de l'habeas corpus avait été, depuis mon départ, rétablie à Québec. Tant mieux ; voilà mon premier triomphe : c’est une espèce d’amende honorable, que me fait le général Haldimand, pour l,avoir si longtemps suspendue et violée contre ma personne, afin de m’écraser plus à plaisir.

Votre seigneurie ajouta, que tout était paisible et content à Québec. Je ne balance pas de déclarer hardiment, que ce contentement prétendu est une nouvelle imposition, fait à la bonne foi de votre seigneurie : je laisse à mes braves compatriotes, de faire parvenir incessamment jusqu’aux pieds du trône, et du parlement, leurs véritables sentiments ; mais au moins suis-je assez au fait de l’esprit qui les anime, pour pouvoir assurer à la face de toute l’Angleterre, qu’ils ne seront jamais contents, que quand ils seront aussi libres à Québec que les Anglais le sont à Londres, et qu’un premier acte d’affranchissement, délivré sous l’autorité du général Haldimand, c’est-à-dire, révocable à ses caprices, ne satisfera jamais leur noble façon de penser et d’agir ; en se montrant en véritables Anglais par leur fidélité et leur bravoure, ils ont mérité de l’être par les privilèges et les droits.

J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect,
milord, de votre seigneurie,
le très-humble et
très-obéissant serviteur,
Pierre du Calvet

À Londres, à No 9, Cannon Street,
près de la bourse royale,
ce 23e avril 1784.