Appel à la justice de l’État/Préface


Appel à la justice de l’État
1784

Lettre aux habitants du Canada, tant anciens que nouveaux sujets, en leur adressant ce recueil.



Messieurs,

J’ai eu l’honneur d’envoyer dans la province, par les premiers vaisseaux, plusieurs copies de mon mémoire en anglais ; vous y avez lu l’histoire simple et fidèle des violences inouïes que le général Haldimand a eu l’audace d’exercer contre moi, dans une colonie de l’empire le plus libre de l’univers. La nation l’attend ici tous les jours, pour lui demander, au nom des lois, compte de son administration, et pour le punir de l’avoir déshonorée par l’oppression servile de tout un brave peuple qui lui appartient. Je suis sûr que la judicature lui fera payer cher, un jour, ses malversations et ses excès. Mais ce n’est pas ma vengeance personnelle qui a été l’objet unique de mon voyage et de mes démarches : non ; vous étiez tous en corps les tristes compagnons de mes infortunes ; mon cœur le savait ; le patriotisme, dont je fais gloire, s’occupait à vous relever de l’oppression. Voici un ouvrage consacré, en grande partie, à une si glo rieuse fin.

Dans la première section, vous lirez l’histoire de mes démarches auprès du roi et de ses ministres : mais vous apercevrez que, fidèle à mes engagements, en demandant justice pour moi, je n’ai jamais oublié de la demander pour vous ; mais ce n’était là qu’une défense générale de vos intérêts. Je l’ai particularisé dans une lettre, que j’ai l’honneur d’adresser à tous les Canadiens dans ce nouveau recueil. Après l’exposition de la criminalité des oppressions dont le général Haldimand s’est rendu coupable envers moi, je viens à la manifestation de la tyrannie que son génie despotique a déployé contre vous tous. Vous l’avouerai-je ? Et pourquoi non ? puisque ce n’est que de votre instruction seule que peut naître votre salut ; toute l’Angleterre a été frappée d’étonnement, qu’un gouverneur, soit-disant anglais, ait été assez audacieux, pour mettre ainsi à la chaîne un si grand corps de ses sujets. Mais sa surprise s’est accrue de plus de moitié, en apprenant que ce grand corps de sujets, instruits du prix de la liberté par leur propre cœur et par l’esprit national ait pu plier si docilement sous le joug que leur imposait un Suisse mal anglifié et peu fait pour gouverner des Anglais. C’est à vous à faire cesser cette surprise qui attaque autant votre bonheur que votre gloire et à vous montrer aussi zélés à redevenir libres qu’on se l’est montré à vous faire esclaves. C’est pour vous inviter, vous exciter à une si noble, si généreuse résolution, que je vous ai tracé, dans ma lettre, le plan détaillé de gouvernement qui seul peut vous convenir.

Au reste, avant de vous le mettre sous les yeux, j’ai eu soin de placer à la tête des droits nationaux, en vertu de qui vous pouvez le réclamer et de prouver à toute l’Angleterre, jusqu’ici dans l’erreur, que toutes les prérogatives constitutionnelles des Anglais naturels vous étaient dues par le contrat national et social. À la conclusion de ma lettre, je me fais un plaisir de vous communiquer les circonstances qui s’offrent aujourd’hui pour vous faire espérer un heureux changement ; mais cette salutaire résolution dépend de vous. Si vous restez dans une ignoble inaction, sera-t-il surprenant que, tandis que vous ne voulez rien faire pour vous-mêmes, le gouvernement copie cette léthargique apathie pour vos intérêts ? Il est aujourd’hui occupé des affaires de votre province ; mais je ne balance pas de vous avertir d’avance, que, dans le comité établi, il n’est question que du change de l’esclavage qui vous est destiné par le changement du despote et non par la réforme de votre horrible gouvernement. Et comment s’occuperait-on de cette dernière, la seule qui intéresse votre bonheur ? Les despotes, qui semblent ici parler pour vous, ne parlent au fond que pour leur despotisme, qui leur est bien plus cher que votre liberté. Tandis que vous vous tairez, leurs témoignages resteront sans contrepoids en votre faveur et vous n’aurez qu’à attendre un nouveau genre d’esclavage qui ne vous accablera que pour être légué, par succession, à vos enfants et qui ne pourra plus finir que par une révolution qui vous coûtera bien du sang et des larmes avant que le succès ne la justifie.

En effet, quel heureux changement pourriez-vous vous promettre des délibérations du comité aujourd’hui proposé pour arranger le gouvernement de votre province ? La capitulation de Montréal, le traité définitif de Fontainebleau, la proclamation du roi en 1763, le bill passé en 1774, enfin les nouvelles instructions délivrées au général Haldimand en 1778, pour l’installation de l'habeas corpus, tous ces actes solennels et authentiques vous annonçaient, avec toute la pompe nationale, la jouissance de prérogatives de citoyens libres et vraiment anglais : mais ce gouverneur a foulé au pied, sans pudeur, tous monuments promissoires de votre liberté. Qui le liera, lui et ses successeurs, à payer plus de respect à des statuts particuliers d’un comité, bien moins auguste, bien moins respectable, que les autorités royales et sacrées qui avaient déjà parlé et prononcé en votre faveur ? Et d’ailleurs ce comité n’est composé que des agents du pouvoir exécutif ; c’est-à-dire qu’on sera toujours autorisé à révoquer à plaisir ce qui ne vous aura été concédé que par commisération et par grâce. Le roi, Messieurs, le roi siégeant dans son parlement, voilà la seule autorité irréfragable qui puisse vous adjuger un gouvernement combiné pour le faire à jamais respecter de vos gouverneurs, à moins qu’ils ne veulent déclarer la guerre au souverain et à la nation ; et alors se serait à vos maîtres à se venger en vous vengeant.

Le moment de l’action est donc arrivé pour vous. Quand vous recevrez cette lettre, le général Haldimand aura vraisemblablement évacué la province ; mais quand il y figurerait encore, ne le craignez pas ; il a aujourd’hui plus à appréhender de vous que vous de lui : c’est donc à vous à agir aujourd’hui en liberté pour vous-mêmes. Mais ne vous égarez pas encore ici : vous n’avez procédé jusqu’ici que divisés, les nouveaux sujets d’un côté et les anciens de l’autre : voilà la partition qui a tout fait manquer et fera toujours échouer tous vos efforts ; tant qu’elle subsistera, vous n’obtiendrez rien, ni les uns, ni les autres ; et pour ne pas faire de jaloux, on vous laissera tous dans la nasse des malheureux. Eh mais ! il n’y a plus aujourd’hui en Canada, par le droit et pas les intérêts, qu’un seul genre d’habitants, c’est-à-dire des sujets de la Grande-Bretagne ; réunissez-vous, tout vous en dicte la loi ; et parlez comme doivent le faire des Anglais ; il faudra bien de façon ou d’autre que vous réussissiez : c’est aujourd’hui le moment ; de toutes parts, les sujets de la Grande-Bretagne réclament leurs droits nationaux et ils demandent hautement d’être constitutionnellement affranchis : ne laissez pas échapper l’occasion ; il faudrait des siècle pour la voir renaître. Je ne puis vous en dire d’avantage.

Voici le parti qu’il y aurait à prendre. Il faudrait transmettre ma grande lettre à toutes les paroisses de la colonie ; les curés devraient en faire la lecture à leurs paroissiens : mais le clergé est trop politique chez nous ; c’est beaucoup qu’il ait osé parler une fois pour lui-même dans le mémorable mois d’avril dernier ; les capitaines de milice sont vendus, par leurs places, au gouverneur : il n’y a point de service patriotique à espérer de ces créatures à gages. Eh bien, Messieurs, que les plus zélés patriotes d’entre vous envoient une analyse des matières principales de ma lettre dans les paroisses ; rien de plus aisé ; il n’y a qu’à faire ouvrir les yeux sur le bien général à des Canadiens : ils concourront tous à cet objet une fois connu. Vous êtes sur les lieux, vous pouvez mieux juger que moi des voies de moment les mieux ajustées au succès : mais défiez-vous toujours des flatteurs, des mignons en place, des despotes subalternes, vendus chez vous, par l’intérêt, au despote régnant. C’est là la peste et la perte de la colonie. C’est pour les faire connaître à plein que j’ai cru devoir à toute la province de faire imprimer les dernières délibérations du conseil. Juste ciel ! des Canadiens proposant en chef l’humiliation et la servitude de leur clergé et la confirmation totale du bill qu’ils savent, dans leur conscience, avoir asservi leur patrie. Belle leçon, qu’il n’y a rien de sacré à l’intérêt, pas même le culte de l’Être suprême !

Ah ! je suis protestant ; mais au moins dans ma publication, j’ai suivi des principes d’équité bien différents et qui sont de toutes les religions : lisez les termes honorables sur lesquels je cite la vôtre ; avec quel respect je fais mention de votre clergé et de vos communautés ; avec quelle droiture je rends justice à leurs vertus ; et avec quelle chaleur, enfin, je soutiens et je défends leurs droits nationaux et même religieux : c’est à vous maintenant à vous défendre vous-mêmes. Si, imitant le passé, vous êtes les spectateurs oisifs et insensibles des événements, eh bien ! votre province va être pour longtemps confirmée dans son esclavage, jusqu’à ce que le désespoir au moins lui suscite des vengeurs : mais en attendant, les loyalistes, réfugiés chez vous, chercheront bientôt leur liberté et leur salut dans la fuite ; avec le temps, tous les gens d’honneur et de sentiment imiteront leur exemple : quant à moi, à Dieu ne plaise que je reparaisse dans une province, tandis qu’on y sera exposé à être impunément assassiné chez soi, comme vous avez été plus d’une fois les témoins, que j’ai été sur le point de l’être chez moi. Je finis à ce trait ; c’est à vous à voir, s’il vous convient de vivre dans un vrai coupe-gorge, où personne ne peut être un seul moment assuré de sa fortune, de sa liberté, de son honneur et de sa vie. J’ai des idées trop nobles de vos sentiments, pour imaginer qu’une si terrible destinée puisse jamais être de votre goût. En attendant que je reçoive de vos nouvelles, soyez assurés que je prendrai toujours la voie de la publicité pour vous faire parvenir les événements relatifs à vous qui vont se passer dans cette capitale, persuadé que vous saurez les faire valoir, pour votre bonheur et celui de toute votre postérité.

J’ai l’honneur d’être, avec la plus parfaite considération,
Messieurs,
votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Pierre du Calvet

À Londres, No 9, Cannon Street,
ce 19 juillet 1784.