Appel à la justice de l’État/Lettre au roi


Appel à la justice de l’État
1784

À sa Très-Excellente Majesté Georges III, Roi de la Grande-Bretagne, et des provinces y appartenant, etc. etc.



Sire,

Un roi est pour ses peuples ; et ce sont les cœurs de ses sujets qui forment le tribunal où se décide sans appel le genre d’immor talité qui l’attend. Les nôtres ont depuis longtemps prononcé en faveur de Votre Majesté : Elle met sa gloire à être le père de ses sujets : Elle n’estime dans la royauté que le pouvoir qu’elle Lui donne de faire des heureux. La clémence, l’humanité, l’amour de la justice et des lois, toutes les vertus règnent avec Elle sur le trône. La reconnaissance publique se charge de transmettre à la postérité, le nom de Votre Majesté, avec tous les transports de l’admiration et de l’amour.

Un souverain d’un caractère aussi auguste ne mérite que des sujets qui lui ressemblent. S’il députe des officiers généraux pour le représenter dans ses domaines éloignés, ce ne peut être que dans la confiance et la présomption de leur voir copier les vertus d’administration. Tromper des vues si dignes de la royauté, ce serait trahir la royauté même en lui imprimant une tache étrangère, qu’elle ne serait pas capable d’imprimer elle-même à sa gloire.

Cette trahison, Sire, cette dégradation de la grandeur royale a osé se produire à la face de toute une colonie anglaise. Un étranger (car un Anglais, député pour représenter le meilleur des princes, rougirait d’être tyran) un étranger en est le détestable auteur. L’infortunée province de Québec a été le théâtre où elle a éclaté avec audace, à la terreur de tous les habitants. Le despotisme dans le cœur et un sceptre de fer à la main, le gouverneur Haldimand n’y gouverne pas, mais il y gourmande les peuples en esclaves. À la faveur des oppressions les plus atroces, il n’oublie rien pour affaiblir — que dis-je ? pour briser sans retour — les liens de sentiments qui attachent les sujets au souverain : il compromet, par ses vexations inouïes, l’honneur de la nation, qui met sa gloire à n’avoir dans son sein que des hommes libres et qui ne se doutait pas, en l’adoptant, qu’elle incorporait un tyran résolu à mettre aux fers une partie de ses sujets ; car telle est aujourd’hui, sire, la triste destinée de la province de Québec : tout y gémit sous un joug de fer : la tyrannie y déploie sans ménagement tout l’appareil de ses fureurs : les pleurs, les gémissements, la terreur, le désespoir, y règnent de toutes parts ; et, si diverses circonstances ne mettaient des entraves à une fuite générale, la province de Québec serait bientôt déserte. Ce qu’il y a de plus atroce, c’est que l’auteur de ces calamités prétend les consacrer, en se parant du nom de Votre Majesté qu’il représente, et en se couvrant de l’autorité royale, en vertu de laquelle il prétend agir ; c’est-à-dire, qu’à ne juger de la personne royale, que sur ses prétentions, du meilleur des princes dans lui-même à Londres, le général Haldimand en fait à Québec le plus odieux des souverains par représentation. L’outrage fait au monarque et aux sujets est sanglant : mais, placé au-dessus des lois par sa place, le coupable se joue à Québec de toute justice ; il y triomphe de son injustice, et y jouit avec impunité de ses fureurs.

Bourrelé par les remords cuisants d’une conscience qui le juge et le condamne, le gouverneur Haldimand n’ignore pas la vengeance éclatante que les lois lui préparent à Londres. Il ne peut leur échapper, que par une fuite clandestine et honteuse dans sa patrie, pour aller y étaler le spectacle d’une opulence gagnée dans un service qu’il a déshonoré par la tyrannie. C’est à cette indigne mesure qu’il semble vouloir avoir recours, quand l’expiration de son gouvernement, en le rendant à sa condition privée, l’aura conséquemment rendu justiciable des lois.

Sire, la gloire de la personne royale de Votre Majesté, la gloire de toute la nation, celle, enfin, de la constitution d’Angleterre, réclament hautement pour le punir, ou lui ou moi ; — Lui, s’il a déshonoré la majesté royale qu’il représentait ; — moi, si j’ose ici déférer injustement le représentant de mon souverain, au tribunal de mon souverain même et à celui de toute la nation. Avoir représenté au meilleur des princes les droits de la justice opprimée est un gage assuré de la voir bientôt satisfaite par les voies dignes de sa sagesse et de son équité.

Dans un cas d’une conséquence bien moins importante, d’un sujet canadien (Monsieur Cugnet de Québec, en l’année 1762) qui se plaignait, quoiqu’à tort, des invectives outrageantes d’un gouverneur (le général Murray), Votre Majesté fit juger juridiquement l’accusé, sans avoir égard à sa qualité de gouverneur. Je ne puis cite à l’imitation de Votre Majesté, un plus illustre modèle à copier, que Votre Majesté même ; — surtout dans une circonstance où toute une colonie alarmée, (pour se consoler de ses malheurs dans l’espérance de les voir adoucis ou réparés) attend la justice que je sollicite, dans le mémoire que j’ai l’honneur de présenter au trône et qui ne contient qu’une légère ébauche de mes persécutions et de celles de tous les Canadiens. Sur le bord de ma fosse, creusée d’avance sous mes pieds par les violences de la tyrannie, mon jugement est l’unique espérance qui me reste pour mourir au moins avec honneur et content.

J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect et le dévouement le plus universel,

Sire,
de Votre Majesté,
le très-humble et très obéissant serviteur,
et très-affectionné sujet,

Pierre du Calvet.