Anthologie (Pierre de Coubertin)/II/XLVIII

Anthologie (Pierre de Coubertin)/II
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 113-115).

La Confédération helvétique.

Sous sa forme présente, la Confédération helvétique constitue l’achèvement politique le plus parfait qu’ait encore réalisé l’humanité. Plusieurs races, deux religions, trois langues, des traditions multiples, des héritages divers, maintes oppositions d’intérêt ont abouti, de par le seul vouloir des populations, à un amalgame souple et fort sans qu’aient eu à intervenir pour le cimenter la guidance de chefs de génie ou les hasards particulièrement favorables de la fortune. Ailleurs la sagesse additionnée de générations successives a produit d’heureux résultats mais il a fallu pour les confirmer ou les maintenir que de telles interventions se produisissent. Rien de pareil en Suisse. La Suisse est par excellence l’œuvre anonyme d’une collectivité. On y a voulu relever des influences extérieures et, sans doute, il s’en est manifesté au cours de son histoire, mais c’est méconnaître le caractère de cette histoire que de ne pas distinguer l’axe autour duquel elle évolue. Cet axe a été forgé par le labeur opiniâtre et persévérant du peuple Suisse tout entier..…

Comment la variété d’institutions cantonales qui existait encore en 1830 a été peu à peu remplacée par une uniformité dosée laissant à chaque canton sa physionomie propre tout en lui épargnant les désavantages administratifs et commerciaux du régime antérieur — comment l’usage du referendum et du droit d’initiative populaire fut expérimenté localement avant d’être généralisé — comment la constitution fédérale esquissée en 1815, mise au point en 1848, amendée en 1871, a pris sa figure définitive — comment l’institution militaire cotoyant la milice et l’armée de métier en s’inspirant de l’un et de l’autre systèmes, les a fondus en un tout d’une harmonieuse originalité — comment, sans réactions injustes, le patriciat a été conduit à abandonner des privilèges surannés au profit de la bourgeoisie d’abord et du peuple ensuite — comment l’esprit d’égalité s’est étendu à toute la Confédération sans détruire le hiérarchisme nécessaire à toute humanité organisée… c’est par là qu’a été attirée l’attention de l’Europe.

Attirée mais non retenue. L’Europe fut très lente à se douter que la Suisse lui servirait de jardin d’essai et qu’elle-même pourrait avoir un jour à s’inspirer des expériences politiques et sociales conduites en ce pays. Elle éprouvait un inconscient dédain moins pour les dimensions restreintes du sol confédéré que pour la simplicité d’allures de ses habitants, pour leur indifférence à l’égard des palais dorés et des minuties protocolaires et parce qu’ils ne se réclamaient d’aucun de ces vicariats providentiels que l’orgueil national a colportés à travers l’histoire. En vérité, le « Gott mit uns », le « Gesta Dei per Francos », le « Dieu et mon Droit » pouvaient-ils frayer avec ce « tous pour un, un pour tous », devise d’un syndicalisme bien subalterne et ne paraissant viser que l’amélioration des conditions matérielles de l’existence. Pourtant, on trouva commode d’installer chez ces braves gens les « Bureaux internationaux » à mesure que se faisait sentir la nécessité de leur création. La Croix-rouge, les postes et télégraphes, les chemins de fer… leur furent confiés. On leur fit même honneur de quelques arbitrages à exercer en des conflits lointains ou techniques… Le jour vint où, ayant à caser la Société des Nations, on se rendit compte qu’elle ne pourrait vivre et se développer que sur la terre de Suisse.

Cette évolution flatteuse dans son principe encore que parfois déplaisante dans ses allures, la Suisse s’y prêta avec un calme, une dignité, un bon vouloir insurpassables. Par là, elle s’est définitivement classée la première dans l’ordre des disciples de la sagesse collective. Si l’on voulait de nos jours consacrer à Minerve, un nouveau monument, c’est sans doute au pied des monts helvétiques qu’il conviendrait de l’ériger. Minerve n’y figurerait pas sous l’aspect de la déesse altière et presque inaccessible, revêtue d’or et entourée d’encens, mais sous les traits terrestres de la femme capable d’appliquer à la vie quotidienne son savoir et sa raison par équilibre corporel et mental. Et cette conception-là vaut aussi d’être honorée.