Anthélia Mélincourt/Les Villageois

Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 44-51).


LES VILLAGEOIS.


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La vallée s’étendait en amphithéâtre ; elle était arrosée par une belle source dont les eaux baignaient de jolis jardins entourés de haies vives ; au centre de presque tous ces enclos, s’élevait une chaumière entourée d’arbres ; les fermes s’étendaient des deux côtés. Sir Télégraph témoigna son étonnement de trouver tant de demeures habitées dans un espace à peine suffisant pour deux ou trois petites fermes, d’après la méthode ordinaire. Sir Fax fut cruellement peiné d’apercevoir dans une si affreuse activité les élémens de la population. Mistriss et miss Pinmoney exprimèrent leur surprise de ne point découvrir de maison de maître qui dominât sur celles des vassaux ; pendant que les cris des enfans et leurs jeux tiraient sir Hippy de ses idées noires. Anthélia et son partenaire avançaient à travers les jardins, et l’héritière était de plus en plus enchantée de la propreté des habitations, du goût exquis des jardins, de l’air de confiance, de bonheur et de liberté qui caractérisaient les hahitans de cette vallée, de la beauté et de la santé des petits enfans, aux joues de rose, qui jouaient dans les prairies.

Sir Forester avait été reconnu de loin. En un instant, les villageois se réunirent et accoururent ; les habitans de la vallée, femmes, enfans, vieillards, hommes faits, se pressaient en foule sur ses pas. Quelques-uns joyeux de porter une bonne nouvelle, se séparèrent de la foule et se hâtèrent d’aller chez miss Evergrun, pour être les premiers à lui apprendre le retour de son neveu bien-aimé. Miss Evergrun accourut au-devant de la société ; elle était entourée d’une nouvelle foule rustique et précédée par des en fans de tous les âges ; car, dans cette vallée, les enfans même avaient appris à sentir l’influence bienfaisante attachée au nom de Forester. La première idée que les villageois conçurent à la vue d’Anthélia, fut que sir Forester était marié et qu’il amenait sa nouvelle épouse visiter sa petite colonie. L’héritière fut souvent déconcertée par les bénédictions qu’on lui adressa dans cette supposition.

La société se réunit dans la maison de miss Evergrun, qui, quoique petite, était bâtie avec élégance. Anthélia fut enchantée des manières de son hôtesse ; car miss Evergrun fut de la plus aimable politesse, quoiqu’elle vécut célibataire. Elle avait trouvé à se marier ; mais elle n’avait pu se consoler de la perte de celui que son cœur s’était choisi, et qu’un accident avait enlevé la veille de leur union.

Sir Fax saisit le moment où elle était sortie pour faire préparer des rafraîchissemens, et témoigna le plaisir qu’il aurait de la citer en exemple à ceux qui déclament continuellement contre les membres de la société qu’ils appellent vieilles filles. Vieilles filles ! qui possèdent souvent au plus haut degré, toutes les qualités nécessaires au bonheur domestique ; et dont l’esprit est trop sensible et trop délicat pour faire un second choix après avoir perdu l’objet de leur premier amour. Il aurait continué la dissertation, si miss Evergrun, en rentrant, ne l’eût condamné au silence. Après le déjeûner, on se divisa en plusieurs groupes ; sir Fax et sir Hippy s’attachèrent à miss Evergrun. Anthélia et Forester furent se promener ; cette dernière était au-dessus de la petite affectation de sentir sa dignité offensée, comme le disent les femmes à la mode, par les soupçons que les villageois avaient conçus.

Vous voyez, lui disait Forester, que je cherche à rappeler, autant que possible, les temps où la contrée était dans sa plus haute valeur ; les fermes sont petites et soigneusement cultivées par des paysans qui vivaient dans ce que Scotland appelle une ville de chaumières. On peut maintenant parcourir une grande étendue de pays sans voir une de ces antiques chaumières anglaises. Je ne dirai rien de l’affreux changement qu’ont amené dans l’intérieur du peu qu’il en reste, les taxes exhorbitantes qui frappent sur les laboureurs, les richesses imaginaires du papier-monnaie, de laquelle découlent les progrès du monopole. Les fermes étendues donnent plus de revenus à leurs propriétaires, et ceux-ci ne se sont pas fait un scrupule d’augmenter leurs revenus en dépeuplant par conséquent leurs terres. Miss Anthélia, ajouta-t-il, ne comprendra pas le principe d’après lequel de tels sentimens ont tant fait de mal à l’Angleterre.

— Il n’est pas possible, répondit celle-ci, que jeune, comme vous l’êtes, vous ayez créé un tel établissement.

— Mon père le commença et je l’ai continué ; mon père n’estimait pas les richesses pour elles-mêmes ; mais pour le bien quelles aident à faire ; il divisa ses propriétés en petites fermes, dont le produit devait être suffisant. Dans toutes les saisons, aux besoins de ceux qui les exploitaient, il rendit tous ses paysans riches à la manière de Socrate.

Forester et son aimable compagne entrèrent dans plusieurs chaumières. Ils trouvèrent partout les traces du contentement, de l’aisance et le tableau de la prospérité. Qu’offrait l’Angleterre dans des jours plus heureux ? des vitres aux croisées, des tables de hêtre bien polies, des tasses à thé sur la cheminée, un buffet chargé de plats propres et brillans ; des vieilles femmes avec leur quenouille auprès du feu ; des vieillards donnant dans le jardin des leçons de culture à leurs petits-fils, et des ménagères vaquant à leurs affaires et soignant le pot au feu pour le moment où les maris rentreraient des champs.

N’est-il pas ridicule de penser, dit sir Forester, comme certaines gens, que le nombre des villageois diminue les revenus du propriétaire ; peut-on n’avoir point de remords en voyant ses champs cultivés par une seule famille, quand ils pourraient suffire à l’existence de plusieurs ; est-on sans reproche, de négliger ces trois grands points du système politique. La santé, la morale, et l’encouragement de la population. Sans santé et sans morale, le peuple ne peut être heureux ; sans population, l’état ne peut devenir une grande et puissante nation, ni même exister long-temps. Les habitans des cités ne doivent pas être comptés. La population d’un pays ne peut être estimée que sur le nombre de ses cultivateurs.