Anthélia Mélincourt/La Fête des ennemis du sucre

Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 52-61).


LA FÊTE DES ENNEMIS DU SUCRE.


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Miss Evergrun se rendit aux vœux de son neveu, et consentit à présider la fête des ennemis du sucre. Sir Hippy lui céda sa place dans le barouche et fut s’asseoir entre sir Fax et Forester sur l’impériale. Anthélia ne jugea pas nécessaire de se défendre plus long-temps contre l’attrait du sentiment qui lui faisait distinguer ce dernier. L’un et l’autre étant libres et sans détours ; ils se livrèrent au bonheur de s’aimer, sans soupçonner que le mal fut si près de flétrir leur bonheur.

Toute la société fut engagée par miss Evergrun à loger à Redrose, jusqu’après la fête ; une nombreuse compagnie y était déjà rendue ; elle fut augmentée par les membre de l’illustre association et tout ce qu’il y avait de gens comme il faut dans le voisinage, à plusieurs lieues à la ronde. Parmi nos vieilles connaissances, figuraient MM. Derrydown, O’scarum, O’doskin, Sarcastic, Portepipe et Feathernest qui amena avec lui son ami, M. Vamps, auteur de la revue. Lord Anophel et Grovelgrub n’honorent pas la fête de leur présence. Ils étaient au château d’Alga, à méditer sur leurs dangereux projets.

La fête commença par un dîner splendide. Sir Forester avait déployé le plus grand luxe dans cette occasion, pour prouver que l’art delà cuisine pouvait atteindre à la perfection sans l’emploi de denrées coloniales. Les préparatifs de la fête avaient été faits sous la direction de miss Evergrun, et ils avaient si bien rempli leur but, que toute la compagnie en témoigna sa satisfaction, à l’exception, toutefois, d’un riche baronnet Alderman, de Londres, qui était venu étudier les beautés pittoresques de l’auberge des bois, où il avait donné plusieurs preuves d’un goût si délicat, qu’il avait captivé le cœur de l’écuyer O’scarum et du major O’doskin. Il avait devant lui une pièce de venaison ; mais saisi de dégoût, il laissa échapper le couteau, en disant qu’elle n’était pas mangeable, puisqu’on avait proscrit les coulis. Mistriss Pinmoney le fit revenir de son erreur, en lui faisant passer une sauce piquante de la plus haute perfection. Il se calma en arrosant un très-beau faisan de Madère ; rendu à toute sa gaieté, il fit remarquer à ses voisins que le vin allait bien partout. Il avait vis-à-vis de lui le vicaire Portepipe, qui, toujours prêt dans ces sortes d’occasions, versa une rasade à tout le monde et mit fin à toute contestation.

Après le dîner, sir Forester s’adressa à la compagnie : « Vous avez vu, messieurs, leur dit-il, que l’art du cuisinier peut être porté à un très-haut degré de perfection, sans avoir besoin, de denrées coloniales ; quoique je déteste personnellement le luxe, cependant, je n’ai rien épargné dans cette occasion pour prouver à ceux qui croient qu’il ne peut exister de bonne cuisine, sans les ingrédiens des colonies, qu’on n’en dînerait pas moins bien, si l’on voulait faire une très-petite concession à la philanthropie, à la justice, à la liberté, en s’abstenant de consommer les produits résultant d’un commerce fondé sur la plus atroce violation de tous les droits ; violation, fruit de la tyrannie de laquelle dérivent le vol, le meurtre et tous les autres maux que l’espèce humaine peut souffrir, et que je comprends sous le nom générique d’esclavage. Le sucre est économiquement superflu, et la pire de toutes les superfluités. Dans les classes mitoyennes de la société, il est une addition considérable aux dépenses d’une famille nombreuse, sans aucun bénéfice pour l’aisance intérieure ; il est physiquement pernicieux, en détruisant les dents ; ses effets sur la santé des enfans sont encore plus terribles et mieux démontrés ; il est moralement atroce, en étant la cause première des souffrances les plus affreuses auxquelles l’esprit et le corps humain puissent être soumis. Il est, enfin, politiquement abominable, en laissant une portion des habitans de la terre, dans un état de dégradation dont ils seraient bientôt délivrés, si les hommes sages des autres contrées, s’abstenaient de cette odieuse production, jusqu’au moment où la canne à sucre serait cultivée que par des hommes libres. Si l’esclave ne peut respirer l’air de l’Angleterre, ni toucher son sol que ses fers ne soient brisés, qui de vous n’est orgueilleux de cette noble prérogative ? mais ce n’est pas assez ; il faut que les produits de l’esclavage soient bannis de nos ports, et qu’aucun atome n’en puisse entrer dans la libre demeure d’un anglais, si le génie de la liberté n’a présidé à sa création. Il n’y aurait pas d’esclavage, si nous n’en consommions pas les produits. Comment de prétendus philantropes, assis autour d’une table à thé et remplissant leurs tasses de sucre, peuvent-ils maudire la anante des colons qui ne sont que les agens de leur sensualité. »

— « Je vous répondrai, sir, dit l’écuyer Sarcastic, pour la compagnie et pour moi ; vous nous avez blessés, en nous appelant les causes primitives de l’esclavage. Il y en a très-peu parmi nous qui n’aient en horreur les colons et je puis vous assurer que nous sommes très-libéraux en théorie. Quant à l’abstinence du sucre, avez-vous considéré ce que vous nous demandez ? Savez-vous combien sa douceur nous est agréable ? Croyez-vous que nous pensions à tous les tourmens que souffrent un grand nombre d’hommes de divers sang et de diverses couleurs, pour nous le procurer ? Pensez-vous que la pitié, la sympathie, la charité, la justice, puissent jamais balancer le pouvoir de la mode et celui plus puissant de notre sensualité ? En appelant l’intérêt à votre secours ; vous nous touchez un peu, il est vrai, mais l’emploi que nous faisons de notre argent, pour ce qui nous est personnel, n’est pas celui que nous regrettons, et nous ne le trouvons pas aussi entièrement perdu que si nous l’avions donné à un de nos amis, ou à un étranger souffrant, etc., etc. »

— M. Sarcastic, dit Anthélia, vous ne rendez pas justice aux sentimens de la société ; la nature humaine n’est pas aussi perverse que vous semblez prendre plaisir à le supposer ; quoique quelques individus sacrifient tout à leur satisfaction personnelle. Il en est d’autres qui, je me plais à le croire, errent non par cruauté, mais par ignorance, et qui ne connaissent pas les conséquences de leurs actions. Ce n’est pas en leur persuadant que tout est bien que vous leur donnerez le désir de devenir meilleurs. Il y a plusieurs sortes de maux, plusieurs natures de souffrances ; si la condition générale de l’homme peut être améliorée. Ce doit être le but des efforts des gens de bien.

— Forester, dit sir Télégraph, si vous avez le désir d’augmenter le nombre des membres de la société, vous pouvez m’inscrire.

— Souvenez-vous, lui répondit celui-ci, qu’en faisant cette démarche, vous vous privez pour jamais de denrées coloniales.

— J’en suis averti, reprit, Télégraph, je me soumets sans peine à cette privation et vous me trouverez zélé à défendre votre cause.

Le gros Alderman cria qu’on ruinait le commerce ; M. Vamps promit de déclamer contre cette idée dans son premier numéro. La question fut de nouveau agitée, et plusieurs de ceux que les raisons de sir Forester n’avaient pu déterminer, le furent par l’opposition que l’Alderman et M. Vamps montrèrent. Ainsi, contre l’opinion de l’écuyer Sarcastic, la société eut un nombreux accroissement.

Vous voyez, dit sir Forester à ce dernier, s’il est inutile de donner l’impulsion aux sentimens de bienveillance, et s’ils ne sont pas comme l’avalanche des Alpes qui, peu de chose dans son principe, devient une horrible masse, avant que d’arriver dans la vallée.