Anthélia Mélincourt/La Promenade
Béchet, (2, p. 36-43).
LA PROMENADE.
Ils passèrent à leur retour près d’une terre qui appartenait à sir Forester, dans le dessein d’y prendre sa tante, miss Evergrun, qui devait les accompagner à l’abbaye de Redrose. Arrivés à l’auberge la plus rapprochée du lieu où ils se rendaient ; sir Forester prévint son ami Télégraph que, faute de chemins ferrés, il était impossible à toutes les voitures à la mode d’entrer dans ses possessions. En effet, il avait pris toutes les précautions pour préserver la simplicité de ses vassaux, de l’exemple et de la contagion du luxe. La route, ajouta-t-il, est seulement accessible aux piétons et aux cavaliers ; je n’ai pas voulu exclure les visites de curiosité ; mais je ne veux pas détruire le bonheur de ces paisibles habitans, en rendant leurs retraites trop abordables pour ces oisifs qui passent une partie de l’automne à visiter les rochers et les bois, pour lesquels ils n’ont cependant ni yeux, ni oreilles, et qui corrompent les mœurs et les sentimens des simples montagnards, en introduisant le luxe au-delà des barrières que la nature semblait avoir opposées à ses invasions ; barrières que les désœuvrés qui font partie de ce qu’on appelle la bonne compagnie, semblent avoir pris à tâche de renverser, en inondant les montagnes et les vallées de la folie et de la corruption de la capitale, en bannissant peu-à-peu l’innocence, la santé, la simplicité de la vie, de leurs dernières retraites, comme on le remarque dans les contrées du nord, où les beautés de la nature sont devenues un article de commerce, où la vue des lacs et des cataractes est vendue, et où les échos sont sous clef.
La société tint conseil ; il fut résolu de
se rendre à pied au village. Mistriss Pinmoney
ne put s’empêcher de lever les
yeux elles mains au ciel, du profond étonnement
que lui causaient les vieilles idées
de sir Forester. Ce dernier leur montra
un sentier étroit qui serpentait à travers
les rochers et les haies des jardins ; la société
se divisa eu plusieurs bandes ; Anthélia
ouvrait la marche avec sir Forester ;
Oran les suivait en jouant un air tendre
sur la flûte ; sir Télégraph marchait entre
sa tante et sa cousine, et sir Hippy, dans
son jour de mélancolie, fermait la marche
en s’appuyant sur le bras de sir Fax. Un
très-bel enfant, qui avait été assis sur les genoux du vieux gentilhomme, à la dernière
auberge où ils avaient déjeûné, lui
avait, pour la millième fois, donné, des
regrets de n’en point avoir à lui. Il marchait
en exprimant ses douleurs à sir Fax
qui, fidèle à son système philosophique,
s’efforçait de le consoler en dirigeant ses
regards sur la vraie marche de la nature, la
tendance des principes de population et
les maux résultant de la multiplication
peu proportionnée de l’espèce humaine.
Il lui observait que la meilleure preuve
du bonheur d’une nation, résultait du
nombre des célibataires ; que pour son
compte, il les estimait comme les symboles
de la prospérité et de la paix. Le pauvre
Hippy marchait en soupirant ; toute l’éloquence
de l’ennemi de la population s’évanouissait
devant le souvenir du bel enfant
que l’écuyer avait fait sauter sur ses
genoux.
— Je vois, disait sir Télégraph à sa tante, que toutes mes espérances touchent à leur terme. Forester est l’heureux mortel que préfère Anthélia, quoiqu’il ne s’en doute pas encore.
— Impossible, répondit sa tante, Anthélia peut être amusée de ses singularités ; mais rien de plus, croyez-m’en ; cet homme ne lui plaît pas ; ne savez-vous pas que je lui ai entendu dire l’autre jour, que rien n’était la propriété d’un seul ; mais une portion des propriétés générales. Quelqu’un a-t-il une pareille manière de penser, et peut-on réussir avec de tels sentimens.
— Je puis vous assurer, répondit Télégraph, que la pratique, en lui, s’accorde avec la théorie.
— C’est monstrueux ! s’écria la dame, que dirait de lui notre révérend ami, le pauvre docteur Boski ? Ses principes ne peuvent être que ceux d’un fou et ne doivent plaire à personne.
— Votre remarque serait juste, dit Télégraph, si la dame était une autre qu’Anthélia.
— Eh bien ! reprit la tante ; il y a de jeunes femmes plus aimables en Scotland.
— C’est ce que je ne crois pas, dit le neveu.
— Vous vous vengerez de cette trahison.
— Que pourrais-je faire, que de me soumettre de bonne grâce à mon sort ; mais je n’aimerai jamais d’autre femme.
— Dans un an, vous tiendrez un autre langage, il n’y a pas de douleur que ne fasse oublier un tonneau de Madère.
— Vous trouverez, dit Forester à Anthélia, dans la peu le vallée où nous en irons, un genre de vie simple et qui approche, autant que possible, des idées et des habitudes des premiers cultivateurs, ou des pères de la république romaine. Vous vous rappellerez le repos de Fabricius ; la maison de Curius, ou la réponse de Regulus qui, sollicité de se mettre à la tête des armées, n’accepta pas, parce que l’homme qui le remplaçait dans la culture de son champ et de son jardin, était malade, qu’il ne pouvait laisser sa femme et ses enfans sans ressources. Le sénat trancha cette difficulté, en ordonnant qu’un homme payé par le trésor public, cultiverait le champ des consuls en leur absence. La pauvreté était alors aussi honorée qu’elle est méprisée maintenant, et l’on accordait aux habits et aux manières simples, le respect que nous ne payons aujourd’hui qu’au luxe et qu’aux richesses.
— Vous excitez fortement ma curiosité,
j’ai toujours regretté de ne pas voir se
réaliser, dans nos campagnes, les peintures
du Tasse.
— C’est l’orgueil des palais qui rougit de se voir entouré de simples demeures ; ce sont les grandes routes par lesquelles la corruption des villes est introduite dans les hameaux ; c’est enfin, le monopole odieux des propriétés trop étendues, qui ont diminué la race simple des cultivateurs et forcé les fils de la nature à se réfugier au sein des cités, à se livrer aux travaux des manufactures, et détérioré le caractère des habitans de la campagne ; mais ils ont toujours été la partie la moins susceptible de corruption, et ils réalisent cette fiction de Juvenal, lorsqu’il dit que : la justice chassée de la terre trouva un dernier asile chez les villageois.