Anthélia Mélincourt/La Philosophie des chansons

Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 88-100).


LA PHILOSOPHIE DES CHANSONS.


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Le peu de succès de lord Anophel auprès de la maîtresse du château, n’échappa pas aux jeux du révérend Grovelgrub, dont la vanité regardait comme une préférence exclusive, la politesse des manières d’Anthélia à son égard. Il s’assit pour calculer les chances qu’il pouvait avoir, d’obtenir la main de l’héritière du château de Mélincourt, et il les mit en balance avec les espérances d’avancement dans l’église, que la protection du marquis d’Agaric réaliserait certainement. Le proverbe qui dit : qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras, le détermina à ne pas risquer de perdre la faveur du marquis, dans l’espoir d’un succès douteux. Il résolut donc de cultiver en secret, les sentimens d’Anthélia, et de ne jeter le masque, avec lord Anophel, que lorsqu’il serait sûr de l’héritière.

Les plans de mistriss Pinmoney, auraient été totalement déjoués, si lord Anophel eût réussi auprès d’Anthélia, non-seulement par le désir qu’elle avait que sa jeune amie devint sa nièce et porta le titre de lady Paxaret ; mais encore par le projet qu’elle avait formé, dès l’arrivée du noble lord, de le forcer à se rendre à discrétion à l’aimable Danaretta. Celle-ci la secondait très-volontiers dans ce plan. Que lord Anopbel fût un sot et un fat, ce n’était point une objection, et ces dames pensaient, au contraire, que cette circonstance était très- favorable à leurs projets.

Anthélia passait la matinée en liberté dans sa bibliothèque ; lord Anophel et son tuteur chassaient, mais aux petits oiseaux, pour avoir moins de peine ; sir Télégraph promenait sa tante et sa cousine dans son barouche, heureux de l’étonnement des stupides habitans des campagnes ; l’écuyer Oscarum galopait sur les plus belles routes, il tirait souvent sa montre, pour calculer la marche du temps. M. Derrydown relisait ses ballades ; sir Feathernest écrivait ses odes aux têtes couronnées, et sir Hippy sentait chaque jour de nouvelles douleurs, c’était entre le déjeûner et le dîner qu’il en était atteint, les symptômes s’amendaient au premier coup de la cloche qui annonçait le dîner, s’affaiblissaient à l’arrivée du maître-d’hôtel, s’adoucissaient à la vue d’Anthélia, et étaient noyées dans une ample libation de Bordeaux, après le départ des dames.

La musique et la conversation remplissaient les soirées. M. Feathernest et M. Derrydown étaient, l’un et l’autre, admirateurs outrés de la vieille littérature anglaise, mais le premier était enchanté des écrits ecclésiastiques, des traducteurs de la bible, et le dernier n’admirait que les ballades ; soutenant que tant anciennes que modernes, elles étaient les véritables expressions de la nature, les élémens de la vérité.

Assurément, dit un soir M. Feathernest, vous ne prétendrez pas que Chevi-Chase, (ancienne chanson de chasse des anglais) soit un plus beau poëme que le paradis perdu.

— Je ne sais, répondit Derrydown, ce que vous entendez par un beau poëme ; mais je soutiens que cette ballade donne plus de connaissance de la vérité des choses.

— Qu’entendez- vous par la vérité des choses, demanda le poëte.

— Messieurs, dit le révérend Grovelgrub, définissez, tour-à-tour, ce que vous entendez l’un, par un beau poëme, l’autre par la vérité des choses. C’est vous que j’interrogerai le premier, Feathernest ?

— Un beau poëme, dit celui-ci, est le développement brillant d’une action compliquée et de diverses passions ; il doit être exalté par le sublime, soutenu par l’élévation du style, semé de scènes magnifiques, de personnages héroïques et tendres, de caractères énergiques, le tout mis en harmonie par de savantes combinaisons.

— Définition admirable, s’écria lord Anophel.

— Admirable, milord, répéta miss Danaretta, et elle accompagna ces mots d’un doux sourire, qui manqua néanmoins son effet : sa seigneurie s’étant déjà retournée du côté du feu.

— À vous, sir, qu’entendez-vous par la vérité des choses ?

— Sur mon honneur, c’est le dernier sujet que j’aurais cru qu’un gentilhomme de votre robe, eût été bien aise de connaître.

— Il faut convenir, dit le révérend, que votre réponse n’est rien moins qu’honnête et précise.

— Votre habit vous protège, il me dispense de vous répondre d’une manière convenable.

— J’en appelle à sa seigneurie, dit Grovelgrub.

— Ah ! s’écria O’scarum, je serai bien aise de connaître l’opinion de sa seigneurie ?

— Mon opinion, Messieurs, vous me faites honneur, je n’ai point d’opinion, je vous assure.

— M. Derrydovm, prit la parole : la vérité des choses n’est rien moins qu’un coup d’œil rapide et exact entre le sujet que l’on traite et le but où il tend ; une sage liaison entre les divers sentimens et réflexions qui lui constituent l’essence.

— Je ne comprends pas bien cela.

— Je peux vous l’expliquer, mon révérend, vous connaissez la chanson du vieux Robin-Gray. (Chanson écossaise.)

« Le jeune Jacques m’aimait, me demandait pour son épouse : il avait une couronne et rien de plus ; pour faire de sa couronne une guinée, mon ami Jacques, s’embarqua, et la couronne et la guinée me furent l’une et l’autre données. Il était en mer depuis un an et un jour, quand mon père se cassa le bras, nous perdîmes notre vache, et ma mère fut alitée par la maladie ; Jacques n’était plus là ; le vieux Robin-Gray vient et me demanda. »

Vous savez tous que Robin était riche et que Jenny fut contrainte de l’épouser.

— En face de l’église, et suivant les rites hétérodoxes, sans doute, dit le révérend.

— Précisément ; dans le peu de mots que j’ai cités, vous avez plus de matière à réflexion, que ne pourrait vous en offrir le traité le plus profond de métaphysique ou l’histoire la plus savamment écrite. D’abord, c’est le tableau du pouvoir paternel en contradiction avec les affections de Jenny ; le triomphe de l’intérêt et la puissance de la nécessité.

« Le jeune Jacques m’aimait et me demanda pour son épouse.

Il est évident que le jeune homme aurait épousé Jenny, et qu’elle en aurait été bien aise.

« Le jeune Jacques m’aimait, etc. »

La jeune fille ne dit pas si elle aimait le jeune Jacques ; c’est une de ces nuances délicates de la pudeur des femmes. Les jeunes dames ne disent jamais ce qu’elles pensent.

« Il n’avait qu’une couronne et n’avait rien de plus »

Voilà la quintessence de tout ce qui a été dit et écrit sur l’amour et la prudence.

L’amant sacrifie tout ce qu’il a ; mais la jeune fille compte ; elle est fortement pénétrée des inconvéniens de la pauvreté ; elle glace son prétendant par ces paroles :

« Que pouvez- vous faire pour moi ? »

Le pauvre Jacques regarde tout étonné ; fouille dans ses poches, en sort sa pièce, la montre ; alors, la jeune fille lui dit : Vous n’êtes riche que d’amour, à quoi cela nous servira-t-il dans le ménage ? À ces mots, le pauvre amant se frappe la tête et part. Voici mes réflexions sur ce sujet.

— Passons les réflexions.

— Jacques s’embarque pour aller faire fortune ; à son départ, il donne tout ce qu’il a à sa maîtresse qui, remarquons-le en passant, est très-contente de ce don. Mais, quand il arrive, il la trouve, comme vous le savez, mariée à un riche vieillard. Les détails de cette ballade, abondent en vues lumineuses, sur la nature humaine, et l’état de la société. Elle établit la vérité des choses.

— Je ne vois aucune clarté dans cette définition, ou plutôt aucun rapport avec Chevi-Chase et le paradis perdu.

— Je vais alors examiner Chevi-Chase, au lieu du vieux Robin, pour vous y faire voir la vérité des choses.

« Que Dieu conserve notre noble roi, notre vie et notre sûreté. »

— Que Dieu nous garde ! s’écria l’écuyer O’scarum ; si vous allez au travers de Chevi-Chase, avec la même lenteur que vous avez mise dans l’histoire de Robin-Gray, nous en avons pour un mois. La vérité des choses, est ce que vous cherchez ? Eh bien ! priez miss Anthélia de pincer de la harpe ; sous ses doigts, cet instrument vous apprendra la musique des sphères, la concordance de la création et l’harmonie de l’univers.

— Vous avez bien mauvaise opinion, de notre sexe, sir Derrydown, si vous pensez que la vérité des choses consiste à montrer qu’il est gouverné par l’avarice et l’intérêt personnel. Je regrette bien sincèrement l’âge de la chevalerie, si recommandable par le respect qu’on y avait pour les dames.

— L’âge de la chevalerie ! plusieurs chevaliers peuvent encore brandir l’épée comme Roland ; mais une seule beauté peut aujourd’hui mettre la ceinture des Grâces ; et cette beauté, c’est Anthélia.

— Ce serait un très-joli compliment, observa mistriss Pinmoney, d’un air piqué, si miss Mélincourt était la seule dame présente.

Sir Derrydown, regarda de tous côtés ; il sentit qu’il avait, dans ce moment, manqué de politesse par trop d’attachement à la vérité des choses.

Anthélia n’eut pas l’air d’avoir entendu mistriss Pinmoney, elle continua : l’un et l’autre sexe sont, je le crains, aujourd’hui trop influencés par des calculs d’intérêts ; souhaiter de l’aisance, c’est être prudent ; mais désirer au-delà, c’est être avare. Voilà ce que les moralistes ne devraient cesser de répéter ; mais dans le dix-neuvième siècle, où l’amour est toujours subordonné à la fortune ; on trouve plus d’avarice que de prudence ; aussi l’amour dans l’âge de la chevalerie, et ce même sentiment dans ce siècle, sont deux choses très-différentes : le premier même doit être regardé comme totalement perdu et peut-être, la petite pièce que je vais chanter, n’est-elle pas déraisonnable : en plaçant, le tombeau de l’amour au milieu des ruines de la chevalerie.