Anthélia Mélincourt/La Bibliothèque

Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 171-183).


LA BIBLIOTHÈQUE.


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Les voyageurs, en se présentant au château, furent introduits dans un salon où sir Hippy les joignit quelques minutes après. Il reconnut sir Oran et lui prit la main avec cordialité. Sir Forester lui présenta la lettre qu’il avait reçue de M. Ratstail. Sir Hippy, après l’avoir lue, se répandit en injures contre cet impudent coquin, et expliqua le mystère de l’aventure, en paraissant très-surpris que sir Oran n’eut pu en donner la clef. Sir Forester le regarda d’une manière très-expressive, que sir Hippy affecta de comprendre ; il s’écria, le pauvre gentilhomme ! ils furent invités à dîner. Vous n’êtes pas libres de me refuser, leur dit le représentant d’Anthélia, je suis maître et seigneur dans ce château, et vous y resterez jusqu’à demain. Anthélia sera enchantée de retrouver un ami (il regarda sir Oran, qui lui fit une inclination gracieuse) nous tiendrons conseil de guerre, sur la manière de répondre au couple hargneux de Lawrence-Litage et de son procureur Richard Ratstail. J’ai déjà plusieurs hôtes : lords, baronnets, écuyers, tous admirateurs de ma nièce ; mais il paraît qu’ils y perdent leur temps et leurs peines. Vous connaissez le proverbe : L’amour et le vin. Anthélia leur refuse le premier ; mais elle leur fait généreusement leur part du second. Jusqu’à présent, il n’y a eu que force bouteilles vidées en son honneur.

Sir Forester s’informa de Télégraph.

— C’est un excellent compagnon après le dîner, répondit le vieux gentilhomme ; mais je ne le vois jamais dans la matinée, non plus que les autres, excepté mon coquin d’Harry et le docteur Killquick. Après le déjeûner, chacun se sépare et Anthélia court jouir de sa liberté dans la bibliothèque.

— Dans la bibliothèque, s’écria sir Fax, une jeune dame, une beauté, une héritière, dans le dix-neuvième siècle, pense à cultiver son esprit ?

— Cela est étrange ; mais c’est la vérité, répliqua l’écuyer Hippy ; l’on me laisse seul, pauvre invalide que je suis, parcourir le château ; quand je suis assez bien pour faire ma ronde ; ce qui est très-rare, par parenthèse, la bibliothèque est ouverte à quatre heures pour toute la compagnie ; elle s’y réunit avant le dîner, comme il est à peu près cette heure, suivez-moi, et je vous présenterai à ma nièce.

Ils arrivèrent sur les pas de sir Hippy, dans la bibliothèque où Anthélia était encore seule.

Anthélia, dit sir Hippy, en présentant les nouveaux venus, savez-vous que vous êtes accusée d’aller dévaster un bois de pins et de le détruire par la force de votre bras et de vos armes.

Anthélia lut la lettre de M. Ratstail que l’écuyer lui présentait.

— C’est une étrange preuve de folie, dit-elle ; mais j’espère qu’elle ne peut avoir de suites désagréables. Elle renouvella ses remercîmens à sir Oran. Celui-ci reçut les complimens avec plaisir, mais il n’y répondit pas.

— Folie et malice, sont toujours étroitement unies, dit sir Fax, mais jamais plus étroitement que dans la tête des vieux légistes.

— Vous avez une admirable bibliothéque, miss Mélincourt, s’écria sir Forester, et si j’en juge par le grand nombre de livres italiens que j’aperçois, vous montrez une juste prédilection pour les poètes de cette langue divine. L’appartement lui-même est parfaitement adopté au génie de leur poésie, dans laquelle se combinent la simplicité de l’ancienne Grèce et la mystérieuse grandeur de l’âge féodal. Ces glaces légèrement obscurcies, rappellent à l’esprit la servitude du Tasse ; le bruissement des arbres de ce bosquet, quand les vents agitent leur feuillage, les oiseaux qui gazouillent sous leur verdure, le murmure du torrent, peuvent à l’aide d’un peu d’imagination, suppléer à l’harmonie que Renaud entendit en entrant dans le bois enchanté, et que le poëte a rendu avec une harmonie non moins magique. La poésie italienne est tout enchantement, et je ne connais aucune langue mieux assortie au génie et à la délicatesse de l’esprit des femmes ; quelque direction opposée que l’éducation moderne ait pu donner à leurs idées ; la poésie italienne est une source intarissable de douceur et de mélodie ; aussi le plus vif de mes désirs serait, que l’étude de cette langue devint une des bases constitutives de l’éducation des dames.

— Vous avez meilleure opinion que la généralité des hommes de l’esprit de notre sexe.

— Notre conduite, à son égard, est semblable a celle d’un jardinier qui ne planterait que des fleurs, sans s’occuper si le terrain ne serait pas propre à nourrir des fruits. On traite les femmes comme de jolies poupées ; on emprunte à toutes les nations, pour leur donner une éducation frivole ; l’art de la toilette et les connaissances superficielles en sont les élémens, et si leur caractère est dénaturé, et qu’elles négligent les beautés intellectuelles de la pensée ; on en infère qu’elles ne sont pas capables de les sentir. Telle est la logique ordinaire des tyrans, ils éteignent le feu et se plaignent qu’il ne brûle pas.

— Votre remarque n’est pas parfaitement juste, répartit sir Fax ; car quoique l’usage semble interdire aux dames l’étude de la littérature classique ; cependant, on les encourage à la culture de la langue italienne et à celle des poètes que vous estimez avec raison.

— Vous voulez dire qu’il leur est permis de les connaître ; mais on n’abuse point de cette permission. Les seuls points soignés de l’éducation des femmes, sont la musique, la toilette, la peinture et la danse. C’est à leur esprit à s’orner de lui-même.

— J’ai peur que vous n’ayez raison, dit Anthélia ; penser est une des erreurs les plus graves que puisse commettre une femme aux yeux de la société. Il n’est que trop à la mode le système d’éducation qui rétrécit si savamment l’esprit des femmes. Celle qui réfléchit peut à peine trouver une associée dans son propre sexe, et le votre la regarde comme une usurpatrice de ses droits à la domination de la pensée et de la raison. Par une conséquence nécessaire, elle est l’objet de la critique générale. Il se peut encore que l’effet de l’étude et du beau idéal dont elle acquiert les connaissances, soit de la rendre trop difficile pour le monde réel, et la prive de sa portion de bonheur, en appelant son imagination sur des perfections chimériques.

— Je peux vous répondre pour les hommes, miss, dit Forester, qu’il y en a quelques-uns, beaucoup, peut-être, qui apprécient à sa juste valeur, l’esprit éclairé d’une femme, quoiqu’en puissent penser la pédanterie qui l’envie, la sottise qui le craint, la folie qui le ridiculise, ou le stupide aveuglement qui ne veut pas reconnaître sa supériorité. Peut-être que votre dernière observation se rapproche davantage de la vérité ; mais quand cela serait, il me semble que cette objection ne peut s’appliquer exclusivement aux poésies italiennes qui ne sont pas interdites aux femmes.

Leur connaissance, il est vrai, ne nous est pas défendue ; mais en nous bornant à leur lecture, on a craint qu’en allant aussi loin, nous ne soyons tentées d’aller plus loin encore et que l’amie du Tasse n’aspirât à lire Virgile, à s’élever jusqu’à la connaissance d’Homère et de Sophocle.

— Pourquoi les femmes ne le feraient-elles pas ? s’écria Forester. Pourquoi chercherait-t-on à réprimer une si noble ambition ? Qu’elle doit être délicieuse, la tâche d’introduire et de diriger un être sensible au milieu des trésors du génie grec, de reconnaître avec lui les vallées et les fontaines du mont Ida, d’observer du haut d’une éminence, le cours du Scamandre, de parcourir l’île de Calypso et les jardins d’Alcinoüs, les rochers déserts des Cyclades, les cavernes solitaires de Lemmos et de remarquer le saut fatal de Leucade.

— Mon enthousiaste ami, dit sir Fax, à miss Mélincourt, oublie tout quand il peut parler de l’ancienne Grèce.

Sir Forester s’était exprimé avec chaleur ; car le tableau qu’il décrivait se retraçait vivement à son imagination, et il fut étonné de s’apercevoir, en y réfléchissant, que la beauté qu’il guidait en imagination avait revêtu la tournure et les traits d’Anthélia.

Anthélia, de son côté, avait trouvé dans la contenance animée de Sylvain Forester, plus d’énergie et d’intelligence qu’elle n’en découvrait ordinairement dans les hommes qu’elle voyait, et elle n’osait s’avouer qu’elle aurait trouvé des charmes à traverser avec un tel guide, les scènes classiques de l’antiquité.

Les autres habitans du château se rendirent bientôt à la bibliothèque. Sir Télégraph fut agréablement surpris de revoir sir Forester. Vous ne savez pas, sans doute, lui dit-il, qu’on prépare une élection générale ?

— Je le sais et j’espère mettre sous peu votre barouche en réquisition.

— Il est à votre disposition.

Mistriss Pinmoney appela sir Télégraph et s’enquit du nom des nouveaux venus. Quel est ce grand jeune homme dont les yeux sont si expressifs ?

— C’est mon vieil ami et compagnon d’étude, sir forester, propriétaire de l’abbaye de Redrose.

— A-t-il de la fortune ?

— Beaucoup, je vous assure.

— Je ne m’étonne plus qu’il ait aussi bonne tournure. Quel est ce personnage taciturne assis auprès de lui ?

— Je ne le connais que de nom. C’est sir Fax, ami de Forester ; il est en visite à l’abbaye.

— Bien ! et ce grand gentilhomme si remarquablement laid ?

— Il se nomme Oran-Haut-Ton ; il est baronnet, et vous pouvez ajouter bientôt représentant de l’ancien et honorable bourg d’Onevote.

— Un baronnet, un membre du parlement, que je le regarde encore ; j’avais tort, vraiment, de le trouver laid ; il a très-bon air, très-bon ton, il est, sans doute, français d’origine, et maintenant que j’y pense je trouve véritablement qu’il a tout le caractère de cette nation dans la physionomie.

Le maître d’hôtel vint annoncer qu’on avait servi ; la compagnie se dirigea vers la salle à manger. Sir Forester offrit la main à Anthélia, sir Oran à son exemple, présenta la sienne à mistriss Pinmoney, miss Danaretta les suivit en s’appuyant sur le bras de lord Anophel.