Anthélia Mélincourt/La Chaumière

Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 158-170).


LA CHAUMIÈRE.


Séparateur


Monsieur Fax continua : je ne pus m’empêcher de dire, quand Desmond eut fini de parler, vous vous étiez formé une trop haute idée du monde. M. Vamps et M. Dross, étaient, j’en conviens, des gens peu estimables ; mais il en existe beaucoup d’autres, qui possèdent réellement des vertus. Le monde est hérissé, à la vérité, de préjugés et de superstitions qui enrichissent leurs lâches prôneurs qui, par conséquent, ne manquent ni de pouvoir, ni de volonté, pour empêcher l’accroissement des lumières. Le riche est ordinairement arrogant, et ce sentiment est entretenu chez lui, par les flatteurs qui l’entourent. L’amour de la liberté est une barrière qui s’oppose à tout accroissement de richesse. Un célèbre devin, raisonnant très-bien théologie, et qui est mort en jouissant d’une grande réputation, disait ordinairement qu’il n’affirmerait point qu’il eût une conscience ; car c’était le luxe le plus inutile à l’homme. C’est une vérité, l’homme consciencieux fait rarement son chemin dans le monde ; il n’est, il est vrai, nécessaire que de s’empêcher de mourir de faim.

Je, m’informai encore plus particulièrement des affaires de cette pauvre famille ; ils m’apprirent, en hésitant, qu’ils craignaient d’être chassés de leur misérable cabane, et de voir saisir leurs meubles vermoulus, par l’écuyer Lawrence-Litage, leur seigneur, pour cinq livres d’arrérages qu’ils lui devaient.

— Vous leur donnâtes tout de suite l’argent nécessaire au paiement de leur dette ?

— Je le fis ; mais je ne vois pas ce que cela a de si naturel.

Sir Forester, Fax et Oran, s’étaient assis devant la cabane, quand ils découvrirent un paysan qui s’avançait vers eux. Je vous prie, mon ami, lui demanda sir Fax, de m’apprendre ce qu’est devenue la famille qui habitait cette masure, il y a deux ans ?

Ils résident, depuis un an, à un mille d’ici, sur le bord de la route. Vous reconnaîtrez leur chaumière à la fontaine qui coule auprès, et aux deux ormeaux qui sont sur la porte ; quelques arbres ombragent le jardin. En disant ces mots, il s’éloigna, et le trio philosophique se remit en marche.

— Vous m’avez peu parlé de la femme, dit sir Forester, comment était-elle ?

— Elle me parut très-intéressante ; le sentiment de ses malheurs avait empreint sa physionomie d’une profonde teinte de mélancolie ; tandis que le même sentiment avait placé sur celle du mari un caractère de misantropie.

— Comment étaient leurs enfans ?

— Ils auraient été très-bien, s’ils avaient été mieux vêtus.

— Vous parut-il qu’ils se repentissent de leur mariage ?

— Non pas pour eux-mêmes ; ils paraissaient désirer de vivre et mourir ensemble. Mais on voyait qu’ils souffraient plus pour leurs enfans, qu’ils ne le témoignaient.

— Vous êtes en contradiction avec votre systême ; la pauvreté les assiégeait, mais l’amour habitait leur chaumière ; vous ne les auriez pas séparés pour tous les trésors du monde. L’énergie primitive n’était pas éteinte chez eux ; l’indépendance faisait leur force, et leur tendresse réciproque leur bonheur. Ils n’avaient pas d’amis ; mais quel nom donnerez-vous à l’associé qui est plus qu’un ami, à celui qui nous reste, dans l’affliction et la pauvreté, et quand tout le monde nous a abandonné. Si le soleil brille également sur les cabanes et les palais, pourquoi l’amour, le soleil du monde intellectuel, ne les rechaufferait-il pas également de ses rayons.

Au détour d’un coude que formait la route, une scène magnifique se déploya à leurs regards. Un lac y étendait ses ondes ; il était recouvert par des arbres suspendus aux rochers qu’il baignait et que les vents avaient recourbés vers sa surface. Des montagnes s’élevaient doucement, et le sommet altier, de la dernière, se perdait dans les nues. Un peintre de paysage était assis sur un rocher saillant, et son pinceau magique retraçait, avec vérité, la magnificence étalée à ses yeux.

Sir Oran, attiré par la curiosité, s’éloigna de ses compagnons : s’élança vers le peintre, passa derrière lui, et regarda son ouvrage ; il porta les yeux sur la scène qui y était décrite ; regarda de nouveau le tableau, et fit éclater son admiration par des cris baroques. Il s’élança de rochers en rochers, et revint au tableau. La frayeur du peintre, à la vue de ce personnage extraordinaire, à ses mouvemens désordonnés, fut si grande, qu’il s’enfuit épouvanté, en laissant ses dessins au pouvoir de celui à qui il attribuait des projets sinistres. Oran prit la place que l’artiste venait de quitter, il posa le carton sur ses genoux ; il s’arma du pinceau, et feignant de méditer, il cherchait à imiter la position que le peintre avait prise.

Celui-ci fut arrêté dans sa course par sir Fax et Forester qui avaient observé sa frayeur, et en riaient d’aussi bon cœur que Démoçrite eut pu le faire ; ils le rassurèrent et l’engagèrent à retourner au rocher avec eux. Sir Oran, sur un signe de son ami Forester, se leva et rendit au peintre étonné ses pinceaux et son porte-feuille.

Ils se séparèrent après que ces messieurs eurent souhaité le bonjour à l’artiste, dont la frayeur avait été trop grande pour qu’il put reprendre ce jour-là ses pinceaux.

Sir Or an sait-il peindre, demanda sir Fax ?

— Non ; mais je crois qu’il apprendrait facilement ; il est très-probable que dans sa nation, que j’appelle une nation barbare, qui n’a pas encore adopté l’usage de la parole, la peinture est une manière de communiquer ses idées, très-compatible avec l’état de sa civilisation.

— Il doit avoir eu occasion de voir des tableaux depuis qu’il vit avec les hommes civilisés ; qui peut donc avoir excité sa surprise et son enthousiasme ?

— Je présume que c’est la première occasion qu’il a de comparer l’original et la copie, et que sa surprise a été excitée par la ressemblance exacte de la vaste scène qui se déployait devant lui, resserrée dans un aussi petit espace que le tableau que traçait le peintre.

Ils étaient arrivés devant la maison rustique que le paysan leur avait dépeinte ; ils furent surpris de voir une très-jolie habitation entourée d’un vaste jardin, où tout avait un air de propreté et d’arrangement ; ils craignaient que le paysan ne se fut trompé dans son assertion. Trois jolis enfans, proprement vêtus, étaient assis à l’ombre des ormeaux près de la fontaine ; ils suivaient, avec délices, les manœuvres d’une flotille de papier qu’ils avaient confiée à la merci du ruisseau.

— Quelle différence y a-t-il entre ces enfans et Xercès sur son trône à Salamine, demanda sir Fax à son compagnon ?

— Aucune ; ils sont les uns et les autres mus par l’orgueil ; mais l’amusement des premiers est innocent et naturel, et celui de Xercès était dénaturé, cruel et destructif.

Une femme sortit de la maison, sir Fax reconnut mistriss Desmond, il fut surpris du changement opéré en elle ; la santé et le contentement l’animaient ; la simplicité de ses habits, remarquables par leur propreté et leur élégance, faisait le procès à ces vêtemens qui ne sont ni simples, ni propres et paraissent être le mélange odieux de toutes les friperies d’Europe, costume appelé néanmoins à la mode, par les gens du monde ; mais que le bon goût désavoue.

Mistriss Desmond reconnut aussi sir Fax ; oh ! monsieur, dit-elle, je me réjouis de vous voir.

— Et moi, je me félicite, lui répondit celui-ci, de penser que la fortune vous traite mieux à présent.

— Vous nous rendîtes un grand service, monsieur, dans notre malheureuse situation ; mais le bienfait ne fut que passager, et les persécutions recommencèrent au quartier suivant : nous aurions été chassés de notre demeure, et nous aurions péri sur les rochers qui l’entourent ; si miss Mélincourt n’eut appris notre position. La connaître et la changer furent l’affaire d’un instant ; nous fumes tirés de l’abîme du désespoir, pour être placés dans ce petit paradis et traités, non comme si nous recevions une faveur, mais comme si nous l’accordions. Ah ! messieurs, il n’y a pas deux miss Mélincourt ! Mais vous avez marché, ne voulez-vous pas entrer, et prendre des rafraîchissemens ? Nous pouvons maintenant vous en offrir ; mon mari est absent, mais il ne tardera pas à rentrer. Il arriva pendant qu’elle parlait, et sir Fax le félicita de sa nouvelle position ; à sa pressante sollicitation, ils entrèrent dans la chaumière et furent enchantés de la propreté qui y régnait. Les trois enfans accoururent auprès des étrangers ; sir Forester prit sur ses genoux une petite fille ; sir Fax, un des garçons et Oran l’autre ; ce dernier alarmé de la physionomie de son nouvel ami, criait et se débattait dans ses bras ; sir Oran tirant sa flûte de sa poche, en joua un air qui l’eut bientôt réconcilié avec l’enfant qui, alors, resta en repos sur ses genoux.

Quelques rafraîchissemens leur furent présentés ; sir Fax et Forester y touchèrent par politesse, mais sir Oran prouva, par la manière dont il officiait, qu’il les trouvaient bons.

Une ferme est attachée à cette chaumière, dit Desmond, et miss Mélincourt en m’y plaçant, m’a mis en état de soutenir ma famille dans d’aisance et l’indépendance, et de l’élever d’une manière convenable. J’ai toujours trouvé l’agriculture le plus noble des états, et sa pratique unie à la théorie, attire maintenant toute mon attention. Puisse-je par des améliorations, payer ma bienfaitrice, et justifier sa généreuse confiance en un étranger ; mais qui acquittera jamais sa bonté ?

— Je puis répondre pour elle, dit Forester, quoiqu’elle me soit entièrement inconnue ; si elle aime la bienfaisance pour elle-même, sa plus douce récompence est votre bonheur.

Après une courte conversation et une promesse de revenir visiter cette heureuse famille, le trio poursuivit sa route. Sir Forester, avant de partir, mit en cachette dans la main de la petite fille, un papier plié, en lui disant de le donner à son père. C’était un billet de banque qu’il avait tiré de son porte-feuille et enveloppé de papier blanc ; il avait écrit au crayon : ne refusez pas à un étranger le bonheur de penser qu’il a, quoique tard et légèrement, coopéré avec miss Mélincourt, à un acte de justice.