Anthélia Mélincourt/L’Abbaye de Redrose

Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 36-46).


L’ABBAYE DE REDROSE.


Séparateur


Sir Télégraph-Paxaret avait conduit sans accident son barouche sur les frontières du Westmoreland ; il entrait dans une vallée romantique, quand il commença à regarder de tous les côtés avec anxiété s’il ne découvrirait pas d’auberges ; car il avait parcouru la distance à laquelle il bornait ses journées ; il était impatient de se rassasier du poisson renommé de la contrée, qu’il comptait assaisonner de force Madère. Une épaisse colonne de fumée s’élevant au-dessus d’un bosquet d’arbres, le décida à se diriger vers ce point où il espérait trouver un asile ; il encouragea ses chevaux par quelques-uns de ces mots énergiques, reste assurément de l’ancienne langue des Houhyhmms, qui paraissent plus adaptés à l’intelligence des quadrupèdes qu’à celle des hommes.

Sir Télégraph ayant tourné le bosquet, aperçut une masse de bâtimens en ruines : c’étaient les débris d’une vieille abbaye convertie depuis peu en une habitation moderne par l’un de ces hommes bizarres qui n’ont de vénération que pour les restes de l’antiquité. Il y avait quelque chose de si analogue entre ce bâtiment et la description qu’il avait entendu faire du château de Mélincourt, que s’il eût été possible de prendre une abbaye pour un château, sir Télégraph se serait cru heureusement parvenu au but de son voyage.

Près d’un amas de débris qui avaient autrefois fait partie d’une chapelle, plusieurs ouvriers creusaient avec empressement la terre ; leurs travaux étaient inspectés par un gentilhomme qui paraissait mettre le plus haut intérêt à leurs recherches. Sir Télégraph arrêta son barouche et demanda à quelle distance il était de l’auberge la plus voisine ?

— À six milles, répondit le gentilhomme sans tourner la tête.

— Six milles ! il y en a justement cinq de trop ; sir Télégraph reprit les rênes ; il se préparait à partir, quand apercevant les traits de celui qui lui parlait, il le reconnut pour un de ses anciens camarades de collège ; Sylvain Forester ! Que diable, pouvez-vous faire dans une partie, si peu civilisée du globe ?

— Je crains que cette vallée ne mérite pas le nom dont vous la gratifiez. À très-peu de distance, dans les villes, les villages et les hameaux qui nous entourent, si vous avez de l’argent, vous trouverez sans peine à faire un bon dîner, si vous en manquez, vous pourrez mourir de faim. Je ne puis vous offrir de preuves plus complètes de notre civilisation.

— Je vous reconnais : je retrouve votre penchant à calomnier la société, votre enthousiasme pour les sauvages, que vous appelez des hommes primitifs. Au fait, que faites-vous en Westmoreland ?

J’ai acheté cette abbaye, anciennement appelée de Reduose (nom que j’ai changé en celui de Redrose, d’après mes notions de beauté) j’y ai établi mon habitation avec le dessein de continuer, dans le silence et la retraite, quelques expériences particulières sur la nature et les progrès de l’homme. Voulez-vous dîner avec moi et passer la nuit dans mon ermitage ; je vous présenterai à un original.

— Je resterai volontiers, indépendamment du plaisir de retrouver une vieille connaissance, c’est une grande satisfaction pour moi que de dîner chez un gentilhomme, après avoir été empoisonné d’auberge en auberge et abreuvé du vin le plus détestable ; j’en ai pour plus d’un mois à me remettre. En disant ces mots, sir Télégraph descendit de voiture et dirigeant ses lunettes sur le siège, il réveilla à coups de fouet son domestique endormi. Sir Forester ordonna à l’un des ouvriers de montrer au groom le chemin des écuries.

— Quel peut être l’objet de vos recherches dans ces débris, demanda sir Télégraph, pendant que le barouche disparaissait au milieu des arbres ?

— Vous savez, répondit Forester, que mon opinion est que l’espèce humaine se détériore chaque jour et perd en taille et en forces. Je cherche dans ces antiques tombeaux de nouvelles preuves sur lesquelles je puisse établir cette théorie.

— Êtes-vous heureux dans vos résultats ?

— On a trouvé, il y a environ trois semaines, le squelette d’un ancien abbé, peut-être, dans son temps, l’un des plus fermes appui de l’Église ; j’ai fait enchasser dans de l’argent son crâne ; cela fait une très-jolie coupe à la manière saxonne, et si vous étiez tenté…

— Je vous remercie, je ne suis pas bizarre, et comme je suis très-sobre, une bouteille de Madère et une de Bordeaux me suffisent ordinairement à chaque repas.

En parlant ainsi, ils s’avançaient vers l’abbaye ; sir Télégraph demanda à en visiter les écuries avant que d’entrer. Il trouva cette importante partie du bâtiment vaste, aérée et très-bien adoptée à son emploi ; il désapprouva seulement un grand mur qui en masquait l’entrée et que sir Forester avait laissé subsister par respect pour les ruines.

Le nouveau bâtiment était construit dans l’enceinte des vieilles murailles ; le lierre qui les couvrait avait été respecté, et il devait sous peu cacher toutes les traces des réparations. L’extérieur conservait tellement les traces de la plus haute vétusté, qu’il était difficile de penser que ces ruines fussent habitées.

— Je ne crois pas que le plus zélé admirateur de l’antiquité puisse m’en vouloir d’avoir utilisé ces murs ; j’espère avoir laissé assez de choses dans leur état de vétusté pour le satisfaire.

— Vraiment assez, répondit Télégraph, on peut appliquer à ces lierres ces vers d’une vieille chanson :

Forcé de grimper en rampant, etc., etc.

Ce lierre ajoute beaucoup en effet à l’âpreté du site pittoresque ; mais quel est, je vous prie, ce gentilhomme assis sous un chêne, et qui a un habit vert et un pantalon de Nankin ; il paraît méditer profondément.

— Il est en effet disposé à la réflexion ; ne soyez donc pas surpris s’il ne parle pas pendant le dîner, ni pendant tout le temps que vous serez ici ; la politesse de ses manières vous dédommagera de cette taciturnité qui lui est naturelle ; je vais vous le présenter.

La personne qu’ils avaient aperçu s’avança vers sir Forester, qui, lui secouant cordialement la main, le présenta à sir Télégraph, sous le nom du Baronnet Oran-Haut-Ton.

Quoique trop poli pour s’en moquer, sir Télégraph ne pouvait s’empêcher de regarder l’étranger ; il trouvait dans ses traits et sa tournure quelque chose de très-comique, malgré la recherche de ses vêtemens ; il avait de grandes moustaches, une énorme cravatte, etc., etc.

Ils se saluèrent l’un et l’autre avec beaucoup de politesse, et tous les trois se dirigèrent vers l’abbaye. Impossible, pensait sir Télégraph, impossible de voir un personnage plus singulier. Peu après leur arrivée, le dîner fut servi.

Sir Forester et sir Oran, se placèrent aux deux bouts de la table ; sir Télégraph s’assit entr’eux deux.

— Mangerez-vous de la soupe, demanda sir Forester ?

— Je vous remercie ; je demanderai à sir Oran-Haut-ton de me servir du poisson qui est devant lui.

Sir Oran le dépeça avec dextérité.

— Comment trouvez-vous mon Madère ?

— Vraiment excellent. Sir Oran me fera-t-il l’honneur de trinquer avec moi. Ce dernier s’inclina avec grâce ; les verres furent remplis et vidés avec les cérémonies ordinaires ; sir Oran garda toujours le plus profond silence, en montrant la plus grande habileté dans l’art de couper et de faire disparaître le gibier et les autres mets.

Quand la nappe fut enlevée, les vins circulèrent rapidement. Sir Télégraph, d’après son habitude ordinaire, remplit souvent son verre ; sir Forester l’imita contre son usage ; car il était habituellement très-sobre ; mais, dans cette occasion, il se relâcha de sa sévérité ; sir Oran prouvait qu’il trouvait le vin bon ; enfin, Beviamo Tutti-Trée, paraissait être la devise du trio. Sir Forester demanda quels motifs amenaient sir Télégraph en Westmoreland. Celui-ci commençait un récit détaillé des perfections de l’héritière de Mélincourt ; mais il fut interrompu par sir Oran qui, ayant bu quelques verres de trop, se leva en sifflant, s’avança de la fenêtre, l’ouvrit, sauta dans le jardin, et s’éloigna en faisant des sauts et des gambades.

— Qu’a-t-il, demanda sir Télégraph ? sur ma parole, je ne le comprends pas ; c’est un plaisant personnage.

— Je vous raconterai son histoire dans un antre moment ; il faut à présent que je le suive pour qu’il ne lui arrive pas de malheurs. À ces mots, sir Forester s’élança par la même fenêtre et disparut sous les arbres qui avaient déjà reçu sir Oran.

Ceci est assez curieux ; comment, me laisser seul, disait sir Télégraph, heureusement ils ont laissé, derrière eux, la partie la plus agréable de la compagnie : les bouteilles !