Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 04/Récréations mathématiques, article 1

RÉCRÉATIONS MATHÉMATIQUES

Recherches sur un tour de cartes ;
Par M. Gergonne.
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On trouve, dans les Récréations physiques et mathématiques de Guyot (dernière édition, tome III, page 267), un tour de cartes assez curieux, fondé uniquement sur la théorie des combinaisons. Ce tour a pour objet de faire trouver une carte pensée, parmi vingt-sept, à un rang désigné. Pour cela on prend vingt-sept cartes, toutes différentes les unes des autres, que l’on étale aux yeux d’une personne à qui l’on dit d’en penser une et d’en conserver le souvenir dans sa mémoire ; on mêle ensuite les cartes, et on les fait mêler à une ou plusieurs personnes de la compagnie.

On forme alors trois paquets de neuf cartes chacun ; en posant d’abord, de gauche à droite, la première carte de chaque paquet, la couleur en dessous, puis la seconde par dessus la première, toujours de gauche à droite, puis la troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on ait épuisé les vingt-sept cartes, dont la dernière devra conséquemment se trouver au-dessus du troisième paquet, à droite. Il faut, durant cette opération, que celui qui fait le tour soit placé vis-à-vis de la personne qui a tiré la carte qu’il s’agit de deviner. Il a soin, avant de poser chaque carte sur le paquet dont elle doit faire partie, de la lui montrer, de manière qu’il ne puisse la voir lui-même. Il fera bien de ne point regarder cette personne, afin qu’on ne croie pas que, lorsque la carte qu’il lui montre est celle même qu’elle a tirée, il s’en aperçoit au jeu de sa physionomie. Il convient aussi qu’il ne se place pas en face d’une fenêtre ou d’une lumière, afin de ne pas donner à penser que la transparence des cartes peut lui être de quelque secours.

Cela fait, il prie cette personne de lui indiquer quel est le paquet qui renferme la carte pensée ; il pose ensuite les paquets les uns sur les autres, sans les mêler, ayant soin de remarquer le rang qu’il assigne à celui qu’on lui a désigné : ce rang étant compté du dessus au-dessous, la couleur étant toujours en dessous, comme nous le supposons. Ces cartes étant ainsi rassemblées, celui qui les tient recommence à faire des paquets, exactement comme la première fois, et avec les mêmes attentions, en faisant encore la même question, lorsque les paquets sont terminés. Il rassemble de nouveau ces paquets, ayant encore l’attention de remarquer et de retenir le rang qu’il assigne à celui qui contient la carte pensée.

Il recommence enfin une troisième fois les mêmes opérations et la même question, et relève de nouveau les paquets avec la même précaution, et dès-lors le rang de la carte pensée dans le jeu se trouve absolument déterminé.

Si donc on a sous les yeux un tableau qui présente la correspondance entre les vingt-sept manières dont on a pu relever les paquets trois fois consécutivement, et le rang que chaque système de relèvement assigne à la carte pensée, rien ne sera plus facile que de trouver cette carte,

L’ouvrage côté prescrit de faire construire une lunette mystérieuse, telle qu’en y regardant on n’y aperçoive que ce tableau, qui s’y trouvera caché intérieurement. À chaque opération, on feindra de regarder les paquets avec cette lunette, comme pour tâcher de discerner la carte pensée ; et on en prendra occasion de contempler le tableau, et d’y lire ce qu’on a à faire, pour que cette carte se trouve à la fin dans le jeu à la place qu’on lui aura assignée à l’avance.

Mais, outre qu’il n’est pas très-commode de cacher, dans l’intérieur d’une lunette, un tableau assez étendu ; outre la gène d’avoir toujours cette lunette avec soi, on conçoit que, soit qu’on la livre aux spectateurs, soit qu’on la leur dérobe, ce ne pourra être sans ôter beaucoup au jeu de ce qu’il peut avoir de merveilleux à leurs yeux.

Je me propose, à la fois, ici de généraliser cette petite récréation, et d’indiquer un moyen simple de se passer de l’usage de la lunette, de manière qu’on puisse l’exécuter partout où l’on rencontrera des cartes.

Soit, en général, un jeu composé de cartes, toutes différentes les unes des autres, et parmi lesquelles une personne en ait choisi une secrètement.

Soient faits fois consécutivement, avec ce jeu, paquets, de cartes chacun, avec toutes les attentions indiquées ci-dessus.

Soient les rangs assignés successivement au paquet indiqué comme contenant la carte choisie.

On va voir que les nombres sont suffisans pour déterminer, après les opérations, le rang qu’occupe dans le jeu la carte pensée.

En effet, 1.o à la première opération la carte pensée ne peut occuper dans son paquet que le rang 1 au moins et au plus le rang

Mais, puisqu’on n’assigne à ce paquet que le rang on met donc au-dessus de lui autres paquets de cartes chacun ; il s’ensuit qu’après les cartes relevées, la carte pensée se trouvera occuper dans le jeu au moins le rang et au plus le rang

2.o En réformant de nouveau les paquets, on posera d’abord au moins distribuées en paquets de cartes chacun, dont aucune ne sera la carte pensée, laquelle conséquemment en aura au moins sous elle dans son paquet ; tandis qu’on n’en pourra pas poser et conséquemment dans chaque paquet, sans faire passer la carte pensée qui, en conséquence, en aura au plus au-dessous d’elle dans son paquet ; puis donc que chaque paquet est en tout de cartes ; il s’ensuit que cette carte occupera au moins, dans son paquet, le rang et au plus le rang

Mais, puisqu’on assigne à ce paquet le rang on met donc au-dessus de lui autres paquets de cartes chacun ; d’où il suit qu’après la seconde opération, la carte pensée occupera dans le jeu au moins le rang et au plus le rang

3.o Il suit de là qu’en réformant les paquets, on posera au moins dans chacun cartes, sans avoir employé la carte pensée, mais qu’on ne pourra en poser dans chacun sans avoir employé cette carte ; elle aura donc, dans son paquet, au moins et au plus cartes au-dessous d’elle ; elle y occupera donc au moins le rang et au plus le rang

Mais, puisqu’on assigne à ce paquet le rang on place donc au-dessus de lui autres paquets de cartes chacun ; d’où, il suit qu’après la troisième opération, la carte pensée occupera dans le jeu au moins le rang et au plus le rang

En poursuivant le même raisonnement, et appliquant, si l’on ne ne veut point se contenter de l’induction, un tout de démonstration très-familier aux analistes, on trouvera qu’en général après un nombre d’opérations désigné par le rang de la carte pensée dans le jeu sera au moins

et au plus

et qu’après un nombre d’opérations désigné par , le rang de la carte pensée, dans le jeu, sera au moins,

et au plus

Or, 1.o si est pair et les deux premières limites se confondront en un seul nombre, et l’on aura

et 2.o si est impair et les deux dernières limites se confondront aussi en un seul nombre, et l’on aura

ainsi, dans l’un et dans l’autre cas, les nombres étant donnés, on pourra en conclure

Ainsi, par exemple, si c’est-à-dire, si le nombre total des cartes est 256, et qu’on ait successivement assigné au paquet qui contient la carte pensée, les rangs 3, 4, 1, 2, on aura

Si au contraire c’est-à-dire, si le nombre total des cartes est 27, et si, en outre, les rang assignés au paquet contenant la carte pensée ; sont 1, 3, 2, on aura

Le problème inverse, c’est-à-dire, celui où l’on demanderait quels rangs il faut assigner, à chaque opération, au paquet qui contient la carte pensée, pour qu’à la fin cette carte se trouve à un rang assigné dans le jeu, n’est guère plus difficile à résoudre ; en voici la solution.

Divisez ou par suivant que sera pair ou impair, en faisant la division en dehors, dans le premier cas, et en dedans, dans le second, et prenant le quotient de manière que le reste ne soit ni nul ni abstraction faite de son signe. Ce reste sera la valeur de

Divisez le quotient par en faisant la division en dedans dans le premier cas, et en dehors dans le second, et prenant encore le quotient de manière que le reste ne soit ni nul ni abstraction faite de son signe.

Continuez à diviser ainsi successivement les quotiens par en faisant alternativement les divisions en dedans et en dehors, et prenant les quotiens tels que les restes alternativement positifs et négatifs ne soient jamais nuls ni opérez ainsi jusqu’à ce que vous ayez obtenu un dernier quotient qui n’excède pas alors la suite des restes pris positivement et le dernier quotient seront les valeurs de

Si, par exemple, et en divisant en dehors 125 par 4, on aura pour quotient 32 et pour reste négatif divisant en dedans 32 par 4, on aura pour quotient 7 et pour reste positif divisant en dehors 7 par 4, on aura pour quotient 2 et pour reste négatif divisant enfin 2 en dedans par 4, on aura pour quotient 0 et pour reste positif en sorte qu’on aura, comme ci-dessus,

Si, au contraire, on a et en divisant en dedans 10 par 3, on aura pour quotient 3 et pour reste positif divisant en dehors 3 par 3 ; on aura pour quotient 2 et pour reste négatif divisant enfin en dedans 2 par 3, on aura pour quotient 0 et pour reste positif en sorte qu’on aura, comme ci-dessus,

La plus petite valeur que l’on puisse donner à est 2, et alors le jeu se joue avec quatre cartes seulement. Si l’on foit le jeu devra avoir 256 cartes ; on ne pourra donc, le jouer avec un jeu de cartes ordinaire, et il faudra avoir des cartes où soient peintes des figures d’hommes ou d’animaux, des fleurs ou des fruits. On ne rencontre pas cette difficulté en prenant ce qui porte le nombre des cartes à 27 seulement, et on a de plus cet avantage qu’alors les calculs peuvent être exécutés de tête avec facilité et promptitude ; car on trouve

Il convient pourtant de remarquer qu’à mesure que devient plus grand, le tour doit paraître de plus en plus merveilleux ; attendu que le nombre des cartes parmi lesquelles il en faut deviner une, croit dans un rapport incomparablement plus grand que le nombre des opérations et interrogations nécessaires pour la découvrir. Si, par exemple, on employait dix billons de cartes, lesquelles tiendraient à peine dans un espace cubique de 23 mètres en tout sens, il suffirait de dix questions seulement pour découvrir la carte pensée. C’est à peu près de la même manière que, dix questions suffisent pour discerner un nombre parmi tous ceux qui sont moindres que dix billions.

Lorsqu’on veut exécuter ce tour plusieurs fois de suite, il convient d’en masquer l’artifice en variant son dénouement de plusieurs manières. Ainsi, par exemple, on peut, une première fois, chercher la carte pensée dans le jeu, les mains derrière, et la poser ensuite sur la table. On peut, une seconde fois, annoncer à l’avance, et avant même que la carte soit pensée, le rang qu’elle occupera dans le jeu ; ou bien on peut demander à l’un des spectateurs de désigner lui-même le rang qu’il veut qu’elle y occupe, et ainsi du reste.

Rien n’empêche, au surplus, que, pour mieux fasciner les yeux des spectateurs, on ne fasse le semblant de s’aider d’une lunette ; mais elle doit être construite de manière qu’on ne puisse rien voir à travers, ou qu’on n’y voie que des caractères ou figures magiques, ou, mieux encore, des objets ou devises propres à punir l’indiscrétion des curieux, à qui, au surplus, il conviendra de se défendre d’abord beaucoup de la livrer.

Ce petit tour peut très-bien être exécuté par un homme privé de la vue, ou qui s’est fait bander les yeux, et il n’en devient ainsi que plus merveilleux.

On peut aussi ne point toucher les cartes ; faire former successivement les paquets par un ou plusieurs des spectateurs, en ayant seulement chaque fois l’attention de remarquer le rang qu’on assigne au paquet que l’on dit contenir la carte pensée.

On pourrait enfin faire penser à la fois des cartes à plusieurs personnes, en tenant note et des paquets qui les contiendraient et du rang qu’on aurait assigné chaque fois à chacun d’eux.[1]

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  1. Dans le tome vii des Mémoires présentés à l’académie des sciences, on trouve un mémoire de M. Monge sur un tour de cartes qui a quelque analogie avec celui-ci.