Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 04/Géométrie des courbes, article 1

GÉOMÉTRIE DES COURBES.

Essai sur l’expression analitique des courbes, indépendamment
de leur situation sur un plan ;
Par M. Gergonne.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

Il a été souvent remarqué que, si l’usage des coordonnées parallèles à deux droites fixes, dans la théorie des courbes, réunit généralement en sa faveur un très-grand nombre d’avantages ; il est néanmoins certaines courbes, ou certaines recherches relatives à toutes les courbes, pour lesquelles d’autres systèmes de coordonnées semblent mériter la préférence. On en voit un exemple remarquable à l’égard des spirales qui, rapportées à des coordonnées polaires, ont, pour la plupart, des équations très-simples et souvent même algébriques. Les lignes du second ordre en offrent un autre exemple ; puisque, rapportées aux mêmes coordonnées, elles ont leur rayon vecteur exprimé sous une forme rationnelle, et qu’en particulier l’équation du cercle prend alors la forme très-simple qui met en évidence sa propriété fondamentale.

J’inclinerais assez à penser, d’après ces réflexions, que, dans les livres destinés à l’enseignement, il conviendrait, peut-être, d’insister un peu plus sur ce sujet qu’on ne le fait communément. Je sens fort bien qu’on ne saurait exiger des auteurs de tels ouvrages qu’ils traitassent, en détail, de toutes les transformations de coordonnées, dont le nombre est illimité, et dont la plupart n’offriraient d’ailleurs qu’une complication qui ne serait rachetée par aucun avantage. Mais il faudrait du moins que l’on mit bien ceux qui étudient sur la voie des recherches de cette nature, qu’on leur montrât bien que, toutes les fois qu’on élimine et entre trois équations telles que

on fait une véritable transformation de coordonnées, quelle que soit d’ailleurs la forme des fonctions et et qu’on les exerçât assez sur cette matière pour les mettre en état de découvrir la transformation analitique qui répond à une transformation géométrique donnée, et vice versa, du moins lorsque ces transformations ne sont pas très-compliquées[1]. En particulier, on pourrait, relativement aux lignes du second ordre, demander de rapporter ces courbes, soit à deux points fixes, soit à un point et à une droite fixes, tels que, et représentant les deux coordonnées, l’équation prît la forme ou cette autre Cette manière de chercher les foyers me semblerait, à la fois, plus naturelle et plus analitique qu’aucun des procédés employés jusqu’ici à leur détermination ; et elle pourrait, en outre, conduire à la découverte de quelques points remarquables, dans les courbes des degrés supérieurs.

Mais, soit qu’on rapporte une courbe à deux droites, ou à une droite et à un point, ou à deux points, ou enfin à tout autre système de données invariables ; toujours la forme de son équation dépendra de sa situation par rapport à ces données ; toujours cette équation renfermera des arbitraires, exprimées ou sous-entendues ; en un mot, elle n’exprimera point, si je puis m’exprimer ainsi, la nature intrinsèque de la courbe, indépendamment de sa situation, et de toutes données extérieures et immobiles.

Cette observation, faite depuis long-temps, a conduit divers géomètres à rechercher quel serait le système de coordonnées le plus propre à rendre l’expression analitique d’une courbe indépendante de tout terme de comparaison, de toute convention étrangère à la nature de cette courbe. M. Lacroix a proposé l’équation entre le rayon de courbure et l’arc correspondant, compté depuis un certain point de la courbe[2] : et ce moyen serait, en effet, très-propre à rendre l’équation d’une courbe indépendante de sa situation dans l’espace ; mais M. Lacroix remarque lui-même que, dans ce système, le point de départ des arcs serait nécessairement arbitraire. À la vérité, on pourrait choisir celui pour lequel le rayon de courbure est le plus petit ; mais, outre qu’il est un grand nombre de courbes dont la courbure est la même en divers points, l’usage d’un tel système de coordonnées, supposant la courbe déjà tracée, en son entier, ne pourrait conséquemment servir à sa description. On peut remarquer encore que, dans ce système, les courbes rectifiables exceptées, les équations de toutes les autres courbes seraient inévitablement différentielles.

M. Carnot qui, dans un ouvrage très-remarquable, a présenté sur la transformation des coordonnées, des réflexions du plus grand intérêt[3], a proposé, pour exprimer analitiquement la nature d’une courbe, le moyen que voici : Si, par l’un quelconque des points d’une courbe, on lui mène une tangente, et qu’après avoir mené à la courbe une corde quelconque, parallèle à cette tangente, on joigne le point de contact au milieu de cette corde par une droite, cette droite fera avec la tangente un angle dont la grandeur variera, généralement parlant, avec la situation de la corde. Si l’on conçoit que cette corde, toujours parallèle à la tangente, s’en rapproche sans cesse, l’angle dont il s’agit tendra continuellement vers une certaine limite qu’il atteindra enfin, lorsque la corde et la tangente coïncideront ; c’est la relation entre cet angle limite et le rayon de courbure que M. Carnot propose d’employer pour caractériser les courbes ; et l’on doit convenir, en effet, que cette relation est bien indépendante de toutes données fixes, de toute supposition arbitraire et conséquemment très-propre, à beaucoup d’égards, à faire bien connaître la nature des courbes. On voit en particulier que, toutes choses égales d’ailleurs, plus l’angle sera aigu et plus aussi la courbure de la courbe devra varier rapidement d’un point à l’autre ; tandis qu’au contraire plus il approchera d’être droit et plus la courbe tendra à prendre une courbure uniforme, comme celle du cercle.

Il paraît que M. Carnot a eu principalement en vue, dans le choix de ces deux coordonnées, la simplicité de l’équation transformée ; et, en effet, l’application qu’il fait de sa méthode à la parabole le conduit à une équation à peu près aussi simple que l’équation ordinaire de cette courbe ; mais, outre qu’il peut paraître peu naturel de faire entrer en considération, dans l’expression d’une courbe, une droite qui passe par deux points qui se confondent ; et dont l’un appartient à une corde évanouissante, et conséquemment insaisissable pour les sens ; on ne voit pas trop comment on pourrait déduire de cette expression une construction graphique approchée de la courbe à laquelle elle est relative : objet qui, comme je l’ai déjà dit, me parait ne devoir pas être négligé dans cette recherche.

Dans un mémoire présenté à l’institut en 1803[4], M. Ampère, qui s’est aussi occupé de la même question, a proposé, pour la résoudre, l’usage des Paraboles osculatrices ; c’est-à-dire, que, pour un point pris arbitrairement sur une courbe donnée, il cherche quelle devrait être la parabole qui aurait avec cette courbe, en ce point, un contact du troisième ordre, et qu’il prend, pour équation de la courbe proposée, l’équation entre les coordonnées ordinaires de cette parabole. On ne peut disconvenir que, déterminé à exprimer toutes les courbes par leur relation avec une même courbe, choisie arbitrairement, M. Ampère ne pouvait faire un choix préférable à celui de la parabole ; mais, enfin, ce choix a toujours quelque chose d’arbitraire ; il exige, en outre, la considération de deux courbes au lieu d’une seule ; et la méthode qui en résulte, moins simple que celle de M. Carnot, ne paraît pas, plus qu’elle, propre à fournir une construction.

Il y a fort long-temps que j’ai conçu l’idée d’un mode d’expression absolue des courbes qui, d’une première vue, m’a semblé devoir offrir quelques avantages sur tous ceux que je viens de rappeler ; mais diverses distractions m’avaient toujours détourné jusqu’ici de le soumettre à l’épreuve du calcul, et à présent même je ne puis qu’en donner une simple esquisse. C’est, au surplus, tout ce qu’on peut raisonnablement désirer de rencontrer dans un recueil du genre de celui-ci, destiné plutôt à mettre sur la voie, des méthodes qu’à en offrir de longs développemens.

Une courbe étant donnée, et un point étant pris arbitrairement sur son périmètre ; elle a nécessairement, en ce point, un certain rayon de courbure dont la grandeur et la direction sont déterminées, tant par la nature de la courbe que par la situation, sur son périmètre, du point particulier que l’on considère. L'extrémité de ce rayon est un point de la développée, lié essentiellement au point pris sur la courbe, et variant avec lui. Or, comme, lorsqu’une courbe est donnée, sa développée est aussi donnée, non seulement d’espèce, mais encore de situation par rapport à elle ; il s’ensuit que le rayon de courbure de cette développée, en chacun de ses points, doit aussi être donné de grandeur et de situation. Donc, en particulier, le rayon de courbure de la développée, qui répond à l’extrémité du rayon de courbure de la courbe primitive, et qui est perpendiculaire à ce dernier, doit être lié avec lui par une relation qui, étant indépendante de tout objet fixe étranger à la courbe que l’on considère, et par conséquent à la situation de cette courbe dans l’espace, ne doit renfermer, outre les deux rayons que les élémens nécessaires à la détermination absolue de cette même courbe.

C’est l’équation de relation entre ces deux rayons que j’ai d’abord eu en vue de substituer à l’équation ordinaire des courbes, et l’on voit, en effet, qu’en même temps qu’elle est très-propre à les caractériser, elle ne renferme rien d’arbitraire, rien qui ne soit absolument inhérent à la nature intime de ces courbes. Il est même aisé de prévoir que telle courbe dont l’équation ordinaire sera compliquée et même transcendante, pourra souvent, dans ce système, être exprimée par une équation algébrique très-simple. On en voit des exemples remarquables pour la Cycloïde et la Développante du cercle, dont les équations deviennent alors respectivement et étant, pour l’une et l’autre, le rayon du cercle générateur.

Le seul embarras que j’éprouvais, dans l’adoption de ce système, était de savoir comment je déduirais de l’équation d’une courbe une construction approchée, telle que celles qu’on déduit des équations différentielles entre des coordonnées parallèles à deux droites fixes. Je songeai donc à substituer aux rayons d’autres variables plus propres à remplir ce but, que je ne perdais jamais de vue, et j’en trouvai, en effet, de telles ; mais, je ne tardai pas d’apercevoir que ce que je considérais comme deux modes distincts d’exprimer les courbes, n’en faisaient au fond qu’un seul, et pouvaient facilement être déduits l’un de l’autre. La considération du dernier m'a même permis de simplifier considérablement les procédés relatifs à la recherche du premier, ainsi qu’on va le voir tout-à-l’heure.

Soit (fig. 5) une droite prise arbitrairement pour l’un des rayons de courbure d’une courbe connue, étant un point de la courbe. On sait qu’un très-petit arc de la courbe se confond sensiblement avec l’arc de cercle décrit du point comme centre, et avec pour rayon ; en prenant donc cet arc pour l’arc de courbe, si l’on connaissait, en général, pour un rayon de courbure donné quel est l’accroissement de ce rayon qui répond au petit angle dont varie sa direction ; en portant cet accroissement sur le prolongement de de en la droite pourrait sensiblement être considérée comme un nouveau rayon de courbure, répondant au point de la courbe, et le point comme le point correspondant de sa développée ; opérant donc sur de la même manière qu’on l’aurait fait sur on déterminerait un troisième rayon de courbure et conséquemment un troisième point de la développée ; on parviendrait donc, en poursuivant continuellement de la même manière, à tracer la courbe proposée, à peu près comme on trace les anses de paniers, et l’on obtiendrait, en même temps, sa développée, qui serait donnée par les intersections consécutives de ses rayons de courbure. Tout se réduit donc à avoir une équation de relation entre le rayon de courbure, son accroissement et l’angle qu’il décrit pour acquérir cet accroissement. Or, cette équation, lorsque du moins on considère le rapport de l’angle à l’accroissement du rayon de courbure dans sa limite, est très-facile à obtenir, comme nous l’allons voir dans un instant ; et elle est en même temps très-propre à caractériser la courbe à laquelle elle est relative.

Présentement, tout étant supposé d’ailleurs dans la figure 6 comme dans la figure 5, soient menées respectivement perpendiculaires à sera sensiblement le rayon de courbure de la développée, pour le point et son centre de courbure pour le même point. Soient faits, comme ci-dessus, on aura Soit en outre désigné par l’angle que forme avec une droite fixe quelconque, l’axe des par exemple ; on aura et, en vertu du triangle rectangle en on trouvera c’est-à-dire, ou encore

Cette équation n’est qu’approchée ; mais, à la limite, elle devient rigoureuse, et l’on obtient alors exactement

(A)

Si donc on a une équation entre et au moyen de la précédente, on en déduira facilement une équation entre et on déduira, par le même intermédiaire, une équation entre et c’est même ce dernier parti que nous prendrons, comme étant le plus facile.

Nous avons donc ici deux questions à résoudre ; car d’abord on peut avoir l’équation d’une courbe, rapportée à des coordonnées soit rectangulaires, soit obliques, soit polaires, et on peut demander d’en déduire son équation, soit en et soit en et ou bien on peut avoir, au contraire, son équation, soit en et soit en et et demander d’en déduire son équation en coordonnées soit rectangulaires, soit obliques, soit polaires ; la solution de cette dernière équation, qui dépend évidemment de la première dont elle est l’inverse, ne conduit, généralement parlant, qu’à une équation différentielle qu’on ne saurait toujours intégrer sous forme finie et algébrique ; et les constantes de son intégrale, lorsque cette intégrale est possible, servent à fixer la situation des axes. La première question ne présente pas les mêmes difficultés.

De quelque système de coordonnées que l’on parte, il est clair que, pour une même courbe, l’équation, soit en et soit en et doit demeurer constamment la même. Mais, si la nature des coordonnées primitives n’exerce aucune influence sur le résultat définitif, elle peut rendre le calcul plus ou moins pénible. Nous supposerons, dans tout ce qui va suivre, que les coordonnées sont rectangulaires, d’autant que la question peut toujours être amenée à ce cas ; sera la variable indépendante, et nous poserons, suivant l’usage

En conséquence, nous mettrons l’équation (A) sous la forme

(B)

Cela posé, l’expression du rayon de courbure est

(C)

d’où

d’un autre côté, en appelant comme nous en sommes convenus, l’angle que fait la normale ou le rayon de courbure avec l’axe des on a

substituant donc dans l’équation (B), elle deviendra

ou

ou enfin

(D)

Soit donc

(I)

l’équation en coordonnées rectangulaires d’une courbe quelconque.

Par trois différentiations consécutives, on en tirera les trois nouvelles équations

auxquelles on joindra encore les deux équations (C) et (D) qu’on pourra écrire ainsi

et, en éliminant entre elles les cinq quantités on obtiendra, pour résultat final, l’équation cherchée ; en et dans laquelle on pourra ensuite substituer

à , si on le juge convenable.

Si, au contraire, l’équation proposée était

en y joignant les équations (V) et (VI), pour en éliminer et l’équation résultante, en serait l’équation différentielle du troisième ordre de la courbe en coordonnées rectangulaires ; équation qu’il faudrait ensuite intégrer, soit exactement soit par approximation.

Pour premier exemple, proposons-nous de trouver l’équation de l’ellipse en et et étant les deux axes ; les équations du problème seront

L’élimination de entre les équations (4) et (6) donnera d’abord

l’élimination de entre les équations (3), (5) et (7) donnera ensuite

éliminant encore entre ces dernières et l’équation (2), on aura, en ayant égard à l’équation (1), et en transposant et quarrant dans l’équation (8)

la dernière donne

Substituant ces valeurs dans l’équation (10), on obtiendra enfin l’équation demandée, laquelle pourra être mise sous la forme suivante

(E)

Cette équation met parfaitement en évidence la propriété dont jouissent les rayons de courbure de l’ellipse, d’être constamment compris entre les deux limites et et montre en outre que, lorsqu’ils atteignent l’une ou l’autre de ces limites, le rayon de courbure de la développée devient nul. Cette équation peut sembler un peu compliquée ; mais j’observerai que celle à laquelle parvient M. Ampère, ne l’est pas moins[5]. Si l’on y change en on la rendra propre à l’hyperbole dont le premier et le second axes sont respectivement et  ; elle deviendra ainsi

(H)

et l’on voit ici que le rayon de courbure, qui n’a point de limite en grandeur, ne saurait être moindre que et que, lorsqu’il atteint cette limite, le rayon de courbure de la développée devient nul.

Si, pour l’une et l’autre courbes, on désigne le paramètre par leurs équations pourront être comprises dans la formule unique,

le signe supérieur répondant à l’ellipse et l’inférieur à l’hyperbole. Si l’on veut passer de là à la parabole, il suffira de supposer que est infini, ce qui donnera, pour l’équation de cette courbe,

(P)

Si, dans les équations (E) et (H), on fait elles deviendront respectivement propres au cercle et à l’hyperbole équilatérale ; il viendra ainsi

et l’on voit que la première revient à ces deux-ci

ainsi que cela doit être.

En mettant, dans toutes ces équations, pour sa valeur et tirant ensuite de l’équation résultante la valeur de en fonction de R et on aura des formules qui pourront servir commodément à tracer les lignes du second ordre, à la manière des anses de paniers ; le tracé approchera d’autant plus d’être exact qu’on fera croître l’angle par des degrés plus petits.

Pour second exemple, proposons-nous de déterminer l’équation, en coordonnées rectangulaires, de la courbe qui a constamment son rayon de courbure égal à celui de sa développée ; les équations du problème seront

d’où, par l’élimination de et on conclura sur-le-champ

en mettant successivement cette dernière équation sous les deux formes

on verra aisément que deux de ses intégrales premières sont

d’où, par l’élimination de on conclura l’intégrale seconde

ou simplement

attendu que, par un changement d’origine, on peut toujours faire disparaître les deux constantes et L’intégrale de cette dernière équation est

ou, en passant aux coordonnées polaires, et faisant commencer les arcs avec les rayons vecteurs,

équation de la spirale logarithmique, comme on pouvait bien s’y attendre.

Je terminerai par observer qu’avec des modifications convenables, il serait possible d’étendre aux surfaces courbes et aux courbes à double courbure la théorie qui vient d’être développée.


Séparateur

  1. Ce serait une question assez intéressante, mais qui ne paraît pas facile à traiter généralement, que celle de savoir quelle devrait être la forme de deux fonctions et , pour qu’en éliminant et entre l’équation donnée

    et les deux équations

    l’équation résultante fût une équation donnée

  2. Voyez son Traité de calcul différentiel et de calcul intégral, tome I, page 418 de la première édition, et page 484 de la seconde.
  3. Géométrie de position, page 473.
  4. Voyez le Journal de l’école polytechnique ; xiv cahier, page 159.
  5. Voyez au bas de la page 170 du volume déjà cité.