Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 04/Analyse élémentaire, article 5

Texte établi par Joseph Diez Gergonne (4p. 148-155).

ANALISE ÉLÉMENTAIRE.

Développement de la théorie donnée par M. Laplace
pour l’élimination au premier degré ;
Par M. Gergonne.
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Cramer est, je crois, le premier qui ait remarqué la loi que suivent les valeurs des inconnues dans les équations du premier degré, et qui ait indiqué des méthodes pour construire ces valeurs, sans passer par le calcul de l’élimination. Postérieurement, Bezout, dans sa Théorie générale des équations algébriques, a apporté quelques modifications à ces méthodes ; mais, quoiqu’il fût sur la voie d’en donner une démonstration proprement dite, elles sont demeurées entre ses mains, comme entre celles de Cramer, le résultat d’une simple induction.

Ce n’est seulement qu’en 1772 que M. Laplace, dans les Mémoires de l’académie des sciences, a démontré, pour la première fois, d’une manière générale et rigoureuse, l’exactitude de ces formules. Mais, soit que la précieuse collection ou la théorie de cet illustre géomètre est exposée, ne se trouve pas sous la main de tout le monde, soit plutôt que M. Laplace, ne présentant pour ainsi dire cette théorie qu’en passant, ne lui ait point donné le développement suffisant pour la faire bien apprécier, on a toujours continué depuis lors, dans tous les traités d’algèbre, à n’appuyer les méthodes de construction des valeurs générales des inconnues que sur une simple induction.

Une expérience de plus de dix années m’a convaincu que la théorie de M. Laplace, suffisamment développée n’excède pas la portée des esprits les plus ordinaires. Voici sous quelle forme j’ai coutume de la présenter. J’ose croire qu’on la trouvera plus courte et plus simple que les calculs qu’il faudrait faire pour donner quelque vraisemblance aux conclusions qu’on voudrait tirer de l’induction.

1. Dans tout ce qui va suivre, j’appellerai Nombres de même espèce deux nombres qui seront l’un et l’autre pairs ou l’un et l’autre impairs. J’appellerai, au contraire, Nombres d’espèces différentes deux nombres dont l’un sera pair tandis que l’autre sera impair.

2. Ainsi, il sera vrai qu’on change l’espèce d’un nombre en lui ajoutant ou en lui retranchant une unité ou, plus généralement, un nombre impair quelconque, et qu’on ne la change pas en lui ajoutant ou en lui retranchant un nombre pair.

3. Il sera encore vrai de dire que, si l’on change plusieurs fois consécutivement l’espèce d’un nombre, son espèce se trouvera définitivement être ou n’être plus la même qu’elle était en premier lieu, suivant que le nombre des changemens d’espèces qu’il aura subi sera pair ou impair.

4. Soient des lettres , toutes différentes les unes des autres, au nombre de Concevons que ces lettres soient écrites, les unes à la suite des autres, dans un ordre arbitraire. Si alors deux d’entre elles se trouvent tellement disposées, l’une par rapport à l’autre, dans l’arrangement total, que celle qui se trouve le plus à droite soit, au contraire, à la gauche de l’autre dans l’alphabet ; nous exprimerons cette circonstance en disant que ces deux lettres forment entre elles une inversion. Nous dirons, en conséquence, que l’arrangement total présente autant d’inversions qu’il s’y trouvera de systèmes de deux lettres pour lesquelles la même circonstance aura lieu.

5. On voit par là que ; si les lettres se trouvent écrites suivant l’ordre alphabétique, le nombre des inversions sera nul ; et qu’au contraire il n’y aura que des inversions, lesquelles par conséquent seront au nombre de si elles sont écrites dans un ordre absolument inverse de celui de l’alphabet.

6. Soit un arrangement quelconque de nos lettres ; permutons-y entre elles deux lettres consécutives quelconques, sans toucher aucunement aux autres ; et soit le nouvel arrangement qui en résulte. Je dis que, dans et les nombres d’inversions sont d’espèces différentes. En effet, les deux lettres permutées devant nécessairement former une inversion dans l’un des arrangemens et n’en point former dans l’autre ; et toutes les autres lettres demeurant, dans les deux arrangemens, disposées de la même manière, soit entre elles, soit par rapport à celle-là ; il s’ensuit que, soit en plus soit en moins, le nombre des inversions de diffère seulement d’une unité du nombre des inversions de ces deux nombres sont donc d’espèces différentes.

7. Il suit de là que, si l’on déplace une seule lettre d’une manière quelconque, l’espèce du nombre des inversions demeurera la même ou se trouvera changée, suivant que le nombre des places parcourues par cette lettre sera pair ou impair. En effet, on peut concevoir que le déplacement ne s’opère que successivement, par la permutation continuelle de cette lettre avec sa voisine, soit de droite soit de gauche ; or, à chaque permutation partielle (6), l’espèce du nombre des inversions variera ; donc, à la fin (3), l’espèce du nombre des inversions se retrouvera la même qu’au commencement ou sera changée, selon que le nombre de permutations partielles, c’est-à-dire, le nombre des places parcourues sera pair ou impair.

8. Concluons de là que, si l’on déplace deux lettres, pour leur faire parcourir, en tout, un nombre impair de rangs, l’espèce du nombre des inversions se trouvera nécessairement changée. Il est clair, en effet, qu’il faut, pour cela, que l’une des deux lettres déplacées parcoure un nombre pair de rangs, ce qui ne change pas (7) l’espèce du nombre des inversions, et que l’autre en parcoure ensuite un nombre impair, ce qui doit nécessairement la changer (7).

9. Donc, si l’on permute entre elles deux lettres non consécutives, on changera nécessairement l’espèce du nombre des inversions. Soit en effet n le nombre des lettres intermédiaires à ces deux-là ; on pourra d’abord porter la lettre la plus à gauche immédiatement à gauche de l’autre, ce qui lui fera parcourir places ; puis remettre cette dernière à la place de la première ; et, comme elle sera obligée de passer par-dessus celle-ci, elle se trouvera avoir parcouru places. Le nombre total des places parcourues par les deux lettres sera donc et conséquemment (8) l’espèce du nombre des inversions se trouvera changée.

10. Soit écrite successivement la lettre à la gauche et à la droite de la lettre en changeant le signe au changement de place ; on formera ainsi le binôme

Soit introduite successivement, et en allant de gauche à droite, la lettre dans chacun des termes de ce polynôme, en lui faisant parcourir, dans chacun, toutes les places de droite à gauche, et changeant encore de signe à chaque changement de place, on formera ainsi le polynôme

Concevons que l’on en fasse de même successivement pour les lettres suivantes jusqu’à la dernière inclusivement, en suivant toujours exactement l’ordre alphabétique : on parviendra ainsi à un polynôme homogène de dimensions, dont les termes, au nombre de , ne seront évidemment autre chose que la totalité des permutations dont nos lettres sont susceptibles. Je vais prouver que, d’après ce mode de génération, les termes de ce polynôme auront le signe ou le signe suivant que le nombre des inversions qu’ils présenteront sera pair ou impair.

Il est d’abord aisé de voir que les deux résultats que nous venons de former satisfont à cette loi. Supposons donc qu’elle se soutienne encore pour l’avant-dernier polynôme, de manière que chacun de ses termes porte déjà le signe qui convient au nombre de ses inversions. L’introduction de la dernière lettre à la droite de l’un de ces termes ne changera rien à cet état de choses puisqu’elle n’en changera ni le signe ni le nombre des inversions. À mesure que cette lettre avancera ensuite vers la droite, l’espèce du nombre des inversions se trouvera alternativement (7) changée et rétablie ; mais le signe se trouvant aussi, par hypothèse, alternativement changé et rétabli, la loi dont il est question continuera à subsister, si, comme nous le supposons, elle a lieu dans l’avant-dernier polynôme ; puis donc qu’elle subsiste dans les deux premiers, il s’ensuit qu’elle est générale.

11. Concevons actuellement que, dans chacun des termes du polynôme on affecte chaque lettre d’un indice égal au rang de cette lettre, en cette manière

on formera ainsi un nouveau polynôme qui n’aura plus de termes semblables. Je vais prouver que si, dans ce polynôme on change une lettre quelconque en une autre, en laissant d’ailleurs celle-ci où elle se trouve déjà, et sans toucher aux indices, tout le polynôme s’anéantira.

Supposons, en effet, que l’on change en sans toucher à ni aux indices. Soient, pour un terme pris au hazard dans le polynôme, et les indices respectifs de et ce polynôme, renfermant toutes les permutations, doit avoir un autre terme ne différant uniquement de celui-là qu’en ce que c’est qui y porte l’indice et l’indice et de plus (9) ces deux termes doivent être affectés de signes contraires ; ils se détruiront donc, lorsqu’on changera en et il en sera de même de tous les autres termes pris deux à deux.

12. La lettre devant se trouver dans tous les termes du polynôme et ne pouvant se trouver qu’une seule fois dans chacun ; ce polynôme peut être ordonné suivant les indices de cette lettre, ainsi qu’il suit :

(1)

étant des fonctions de Alors, d’après ce qui vient d’être dit (11), on devra avoir

[1]

Le polynôme ordonné par rapport à quelqu’autre lettre, donnerait lieu à des conséquences analogues.

13. Ces choses entendues, soient, entre les inconnues , les équations

En prenant la somme de leurs produits respectifs par et ayant égard aux équations (1 et 2), il viendra

(4)

d’où

Ainsi le dénominateur commun des valeurs des inconnues n’est autre chose que le polynôme  ; et on en conclut le numérateur de la valeur de chacune d’elles, en y mettant la lettre qui représente le terme tout comme à la place de celle qui représente le coefficient de cette inconnue, toujours sans toucher aux indices.

14. Si, dans les équations (3), on change en étant une inconnue, ces équations, toujours au nombre de deviendront

et donneront, par un semblable changement opéré dans l’équation (4),

(6)

or, comme dans cette équation, demeure arbitraire, on peut fort bien poser  : on aura ainsi

formule dans laquelle demeure indéterminée. On aurait des valeurs analogues pour

15. Ainsi, la même méthode qui nous a conduit aux valeurs générales des inconnues, dans les problèmes déterminés du premier degré, nous donne également les valeurs entières les plus générales des inconnues dans les problèmes indéterminés de ce degré ; du moins lorsque les équations n’ont point de terme tout connu, et que le nombre des inconnues n’y surpasse que d’une seule unité le nombre de ces équations.

16. Mais, de ce cas particulier on peut facilement passer aux autres. Si, en effet, le nombre des inconnues surpasse de n unités celui des équations, il ne s’agira que de joindre aux équations données autres équations de même forme affectées de coefficiens arbitraires ; la question se trouvera ramenée au cas que nous venons de considérer, avec cette différence qu’au lieu d’une seule arbitraire, les valeurs des inconnues en contiendront plusieurs. C’est à peu près par cette voie que, depuis long-temps, M. Servois était parvenu, de son côté, aux résultats que j’ai donnés à la page 156 du 3.e volume de ce recueil.

17. Enfin la même méthode peut conduire encore aux équations de condition qui doivent avoir lieu entre les coefficiens, lorsque les équations sont en plus grand nombre que les inconnues. Si, en effet, entre inconnues on a équations, en tirant des premières équations les valeurs de ces inconnues pour les substituer dans les suivantes, on obtiendra ainsi les équations de condition demandées.

  1. Ce sont ces fonctions dont il a été question à la page 153 du 3.e volume de ce recueil.