Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 02/Annonce, article 1

INTRODUCTION

À la Philosophie des Mathématiques ;
Par M. Hoëné de Wronski, ci-devant officier supérieur
d’artillerie au service de la Russie[1].
ANNONCE ;
Par les Rédacteurs des Annales.
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L’abondance des matériaux qui nous sont parvenus pour la composition des Annales, ne nous a pas permis jusqu’ici, et ne parait guère devoir nous permettre davantage, pour l’avenir, d’y présenter à nos lecteurs, ainsi que nous nous l’étions promis, l’analise des ouvrages nouveaux relatifs aux sciences exactes ; mais, loin que nous croyons devoir nous justifier de cette sorte d’omission, nous pensons, au contraire, que le motif qui la nécessite ne peut que la faire tourner à l’avantage du recueil. En effet, outre que plusieurs écrits périodiques suppléent, à cet égard, à ce qui manque à celui-ci, des analises d’ouvrages nouveaux, quelque soin qu’on y mette d’ailleurs, n’ont au fond qu’un intérêt éphémère, et demeurent à peu près sans objet, dès qu’une fois ces ouvrages sont répandus, ou lorsque, frappés par l’opinion, ils sont tombés dans l’oubli ; à quoi l’on peut ajouter que, le plus souvent, la réputation acquise des auteurs fixe, à l’avance, d’une manière à peu près certaine, le degré de confiance et d’estime que doivent mériter leurs productions. En composant, au contraire, notre recueil de mémoires inédits, sur les diverses branches des mathématiques, nous en formons un corps d’ouvrage d’un intérêt durable, et qui pourra être utilement consulté dans tous les temps.

Il est néanmoins certains écrits qui semblent réclamer de nous une exception : ce sont ceux qui, par la nouveauté des vues qu’ils présentent, tendent à produire quelque révolution dans les sciences exactes ; et telle est, en particulier, l’Introduction à la philosophie des mathématiques, par M. de Wronski : aussi, avant même que l’ouvrage eût paru, avions-nous déjà conçu le dessein d’en présenter l’analise dans ce recueil ; mais un coup d’oeil jeté rapidement sur cette production vraiment originale, tout en nous montrant l’utilité, nous pourrions presque dire l’indispensable nécessité du travail que nous avions projeté, nous a presque ôté le courage de l’entreprendre.

Nous ne sommes point, en effet, initiés dans la doctrine du Transcendantalisme ; nous en ignorons jusqu’aux premiers élémens, et la langue même qu’il lui a plu de se créer nous est tout à fait étrangère. Cependant, une connaissance parfaite de cette nouvelle scolastique, semble être une condition presque indispensable pour bien saisir les idées de M. de Wronski. On peut en juger par le début de son livre qui, bien qu’il n’en soit pas l’endroit le moins intelligible, paraîtra sans doute aussi obscur à la plupart de nos lecteurs, qu’il nous l’a paru à nous-mêmes ; le voici :

« Le monde physique présente, dans la causalité non intelligente, dans la nature, deux objets distincts : l’un, qui est la forme, la manière d’être ; l’autre qui est le contenu, l’essence même de l’action physique.

» La déduction de cette dualité de la nature, appartient à la philosophie : nous nous contenterons ici d’en indiquer l’origine transcendantale. – Elle consiste dans la dualité des lois de notre savoir, et nommément dans la diversité qui se trouve entre les lois transcendantales de la sensibilité (de la réceptivité de notre savoir), et les lois transcendantales de l’entendement (de la spontanéité ou de l’activité de notre savoir). C’est, en effet, dans la diversité qui résulte de l’application de ces lois aux phénomènes donnés à posteriori, que consiste la dualité de l’aspect sous lequel se présente la nature ; dualité que nous rangeons, conduits de nouveau par des lois transcendantales, sous les conceptions de forme et de contenu du monde physique ».

Ce n’est certainement pas dans ce style que Leibnitz et Euler ont traité des sujets de philosophie ; mais, si le style de M. de Wronski est obscur, son livre n’est pas cependant du nombre de ceux qu’il soit permis de négliger. On ne saurait, en effet, contester à l’Auteur d’être très-versé dans toutes les branches des sciences exactes ; de connaître parfaitement tout ce qu’on en a écrit ; et d’avoir lui-même, sur la philosophie de ces sciences, des vues non moins profondes et non moins générales qu’elles sont nouvelles.

Nous ferons donc tous nos efforts pour tenter de traduire en français, pour notre usage, l’Introduction à la philosophie des mathématiques, et nous destinerons ensuite plusieurs articles des Annales à en faire connaître la substance ; si toutefois, dans la tache pénible que nous allons entreprendre, nous obtenons quelques succès.

Cet ouvrage n’étant pas, au surplus, le seul que M. de Wronski se propose de publier, nous croyons convenable de placer ici quelques réflexions que, pour l’intérêt même de sa gloire, nous désirons vivement que l’auteur veuille bien prendre en considération.

M. de Wronski, dans l’une des notes de son livre, observe que l’application que Condillac et Limmer ont voulu faire aux sciences mathématiques, l’un, du système de sensualisme de Locke, et l’autre, du système d’intellectualisme de Leibnitz, a été d’une nullité absolue pour le progrès de ces sciences, et cette remarque nous paraît d’une exactitude parfaite ; mais nous pensons qu’elle doit être indistinctement étendue à tous les systèmes philosophiques qu’il a plu ou qu’il pourra plaire encore à l’esprit humain d’imaginer. Nos opinions spéculatives, en effet, n’ont guère plus d’influence sur notre entendement que sur notre volonté, sur notre savoir que sur notre conduite ; et, quoi qu’en veuille prétendre la modestie de M. de Wronski, s’il a fait des découvertes dans les sciences exactes, s’il en a reculé les limites, c’est à son génie et à son rare savoir qu’il en est redevable, bien plus qu’aux dogmes métaphysiques qu’il a adoptés.

Nous osons dire plus encore, et nous pensons que, si M. de Wronski eût uniquement dirigé l’activité de son esprit vers ces mêmes sciences, que s’il fût né et qu’il eût vécu jusqu’ici en France, il serait déjà, très-problablement, en possession d’une réputation qu’il travaille seulement à acquérir ; nous pensons qu’alors, donnant à ses idées un plus libre essor, il ne lui serait pas échappé quelques erreurs évidentes, quelques divisions et distinctions également forcées et inutiles, que sa raison désavoue peut-être à son insçu, et qui ne se sont glissées dans son livre que sous l’influence despotique des principes de la scolastique du Nord : nous pensons qu’alors enfin son ouvrage, à la fois plus clair et plus concis, n’eût pas été déparé par un néologisme fatigant et par une métaphysique ardue qui, nous le répétons, ne saurait aucunement contribuer à l’avancement des sciences positives.

Sans donc prétendre que M. de Wronski doive abandonner des systèmes philosophiques auxquels il paraît sincèrement et fortement attaché, nous pensons que, pour son intérêt et celui du public, il ferait bien de rendre à l’avenir moins dépendans de ces mêmes systèmes les ouvrages qu’il se propose de nous donner encore. S’il veut, en effet, que ces ouvrages soient lus et appréciés par notre nation : et il le veut sans doute, puisque c’est au milieu de nous qu’il les publie ; il faut qu’il apprenne d’abord à bien nous connaître ; il faut qu’il sache bien que nous n’estimons vrai que ce qui peut être clairement exprimé en langue vulgaire ; que nous n’aimons pas d’acheter l’instruction par trop de peine ; que nous voulons que les idées même les plus abstraites soient revêtues de formes agréables ; qu’enfin, nous sommes une nation un peu légère chez laquelle le livre le plus profondément pensé ne se sauve pas du discrédit, s’il exige, pour être compris, une contention d’esprit dont notre caractère et nos habitudes nous rendent également incapables.

  1. Volume in-4.o de près de 300 pages ; à Paris, chez Courcier, libraire pour les mathématiques, quai des Augustins, n.o 57.