Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 257-261).

CHAPITRE IX.

Le bal.


« Maintenant, miss Grey, s’écria miss Murray aussitôt que j’eus franchi la porte de la salle d’étude après avoir quitté mes habits de voyage, au retour de mes quatre semaines de vacances, maintenant, fermez la porte et asseyez-vous ; il faut que je vous raconte tout ce qui s’est passé dans le bal.

— Non, mordieu ! non ! vociféra miss Mathilde. Ne pouvez-vous retenir votre langue ? Laissez-moi lui parler de ma nouvelle jument ; quelle magnifique jument, miss Grey ! une jument pur sang…

— Taisez-vous, Mathilde, et laissez-moi d’abord dire mes nouvelles.

— Non, non, Rosalie, vous en aurez pour si longtemps ! il faut qu’elle m’entende d’abord ; je veux être pendue si elle ne m’écoute pas la première !

— Je suis fâchée d’entendre, miss Mathilde, que vous ne vous êtes point encore débarrassée de vos grossières habitudes.

— Ah ! je ne puis m’en empêcher ; mais je vous promets de ne plus jamais prononcer un méchant mot, si vous voulez m’écouter et dire à Rosalie de contenir sa maudite langue. »

Rosalie répliqua, et je pensai un moment être mise en pièces entre les deux. Mais miss Mathilde ayant la voix la plus haute, sa sœur finit par céder et lui laissa dire son histoire. Je fus ainsi forcée d’entendre une longue description de la splendide jument, de son sang et de sa généalogie, de ses pas, de son action, de son ardeur, etc., ainsi que du courage et de l’habileté qu’elle montrait en la montant. Elle finit en affirmant qu’elle pourrait franchir une barrière de cinq échelons aussi facilement que « cligner de l’œil, » que papa avait dit qu’elle pourrait chasser la première fois que l’on rassemblerait les chiens ; et que maman avait commandé pour elle un bel habit de chasse écarlate.

« Oh ! Mathilde, quelles histoires vous contez là ! s’écria sa sœur.

— Oui, répondit-elle, sans être le moins du monde déconcertée, je sais que je pourrais franchir une barrière à cinq échelons, si je l’essayais, et papa dira que je puis chasser, et maman commandera l’habit quand je le lui demanderai.

— Allons ! continuez, répliqua miss Murray, et tâchez, chère Mathilde, d’être un peu plus convenable. Miss Grey, je voudrais que vous pussiez lui dire de ne pas employer ces mots choquants : elle appelle son cheval une jument, c’est d’un mauvais goût inconcevable ; puis elle se sert de si horribles expressions pour la décrire, il faut qu’elle les ait apprises des grooms. Cela me fait presque tomber en syncope quand je l’entends.

— Je les ai apprises de papa, ânesse que vous êtes, et de ses amis, dit la jeune lady en faisant siffler vigoureusement une cravache qu’elle avait ordinairement à la main. Je suis aussi bon juge des qualités d’un cheval que le meilleur d’entre eux.

— Allons ! finissez, petite fille mal élevée ! Je vais me trouver mal si vous continuez ainsi. Maintenant, miss Grey, écoutez-moi ; je vais vous raconter le bal. Je sais que vous mourez d’envie d’en entendre le récit. Oh ! quel bal ! Vous n’avez jamais vu ni rêvé rien de pareil en votre vie. Les décorations, les rafraîchissements, le souper, la musique, étaient indescriptibles ! Et les invités ! Il y avait deux nobles, trois baronnets, cinq ladies titrées, et d’autres ladies et gentlemen en quantité innombrable. Les ladies, naturellement, m’importaient peu, excepté pour me réjouir en voyant combien la plupart étaient laides et gauches auprès de moi. Les plus belles d’entre elles, m’a dit maman, n’étaient rien, comparées à moi. Je suis fâchée que vous ne m’ayez pas vue, miss Grey ! J’étais charmante ! N’est-ce pas, Mathilde ?

— Médiocrement.

— Non, j’étais réellement charmante, du moins maman l’a dit, et aussi Brow et Williamson. Brow m’a affirmé qu’aucun gentleman ne pourrait jeter les yeux sur moi sans tomber amoureux de moi à la minute ; je puis donc bien me permettre un peu de vanité. Je sais que vous me regardez comme une fille frivole et engouée d’elle-même ; mais je n’attribue pas tout à mes attraits personnels. Je fais la part de mon coiffeur, et aussi un peu celle de mon exquise toilette, vous la verrez demain, gaze blanche sur satin rose, et si délicieusement faite ! et le collier, et les bracelets de belles et grosses perles !

— Je ne mets pas en doute que vous ne fussiez charmante ; mais est-ce que cela seulement vous fait tant de plaisir ?

— Oh ! non. Non pas cela seul : mais j’étais si admirée, et j’ai fait tant de conquêtes dans cette seule nuit, vous en serez étonnée…

— Mais quel bien cela peut-il vous faire ?

— Quel bien ? Est-ce qu’une femme peut demander cela ?

— Il me semble qu’une seule conquête est assez, trop même, si elle n’est pas mutuelle.

— Oh ! vous savez que je ne serai jamais d’accord avec vous sur ces points. Attendez un peu, et je vais vous nommer mes principaux admirateurs, ceux qui se sont montrés les plus empressés à cette soirée et aux suivantes, car nous en avons eu deux depuis. Malheureusement les deux nobles, lord G… et lord R…, sont mariés ; sans cela j’aurais pu daigner me montrer aimable pour eux, ce que je n’ai pas fait : et pourtant lord R…, qui déteste sa femme, était évidemment fasciné par moi. Il me demanda deux fois de danser avec lui, c’est un charmant danseur, par parenthèse, et moi je danse aussi fort bien ; vous ne pouvez vous imaginer comme je dansai bien ce soir-là, j’en étais étonnée moi-même. Mon lord était très-complimenteur aussi, peut-être même trop ; mais j’avais le plaisir de voir sa maussade et méchante femme prête à mourir de dépit.

— Oh ! miss Murray, vous ne pouvez dire qu’une telle chose ait pu vous causer du plaisir. Quelque méchante ou…

— Eh bien, je sais que c’est mal ; n’y pensez plus ! Je serai bonne une autre fois ; seulement ne me faites pas de sermons aujourd’hui : me voilà bonne créature maintenant. Je ne vous ai pas encore dit la moitié de ce que j’ai à vous dire ; laissez-moi voir. Oh ! j’allais vous dire combien d’admirateurs j’avais : sir Thomas Ashby en était un, sir Hugues Meltham et sir Broadley Wilson sont de vieux cajoleurs, bons seulement à tenir compagnie à papa et à maman. Sir Thomas est jeune, riche et gai, mais une laide bête pourtant, quoique maman dise que je ne m’en apercevrai pas après quelques mois de connaissance. Puis il y avait Henry Meltham, le plus jeune fils de sir Hugues, un assez beau garçon et un agréable compagnon pour caqueter avec lui ; mais, comme c’est un cadet de famille, il n’est bon qu’à cela. Il y avait aussi le jeune M. Green, assez riche, mais de petite famille, et un grand stupide garçon, un vrai badaud de campagne ; puis notre bon recteur M. Hatfield. Celui-là devrait se considérer comme un humble admirateur au moins, mais je crains qu’il n’ait oublié de faire entrer l’humilité dans son trésor de vertus chrétiennes.

— Est-ce que M. Hatfield assistait au bal ?

— Oui, certes. Pensez-vous qu’il fût trop bon pour y aller ?

— Je pensais qu’il pouvait trouver cela peu clérical.

— En aucune façon. Il ne profana pas l’habit en dansant ; mais il eut de la peine à s’en empêcher, le pauvre homme. Il paraissait mourir d’envie de me demander ma main pour une figure, et… Oh ! par parenthèse, il a un nouveau vicaire. Le vieux M. Blight a enfin obtenu sa cure tant désirée, et il est parti.

— Et comment est le nouveau ?

— Oh ! une telle bête ! Weston est son nom. Je puis vous faire sa description en trois mots : un insensé, laid et stupide nigaud. J’en ai mis quatre, mais peu importe, en voilà assez sur lui pour le moment. »

Elle revint sur le bal, et me donna de nouveaux détails sur ce qui lui était arrivé, ainsi qu’aux parties qui avaient suivi ; de nouveaux détails sur sir Thomas Ashby et MM. Meltham, Green et Hatfield, et sur l’ineffaçable impression qu’elle avait produite sur eux.

« Eh bien, lequel des quatre aimez-vous le mieux ? dis-je en réprimant un troisième ou quatrième bâillement.

— Je les déteste tous ! répondit-elle en secouant les belles boucles de sa chevelure d’un air de profond mépris.

— Cela veut dire, je suppose, que vous les aimez tous. Mais lequel est le préféré ?

— Non, réellement je les hais tous ; mais Henry Meltham est le plus beau et le plus amusant, M. Hatfield le plus remarquable, sir Thomas le plus laid et le plus méchant, et M. Green le plus stupide. Mais celui que j’épouserai, je crois, si je suis condamnée à épouser l’un d’eux, est sir Thomas Ashby.

— Je ne le crois pas, s’il est si méchant ; et vous le détestez.

— Oh ! peu m’importe qu’il soit méchant : il n’en est que meilleur pour cela. Malgré l’aversion que j’ai pour lui, je ne serais pas fâchée de devenir lady Ashby d’Ashby-Park, si je dois me marier. Mais si je pouvais toujours être jeune, je demeurerais toujours célibataire. J’aimerais à m’amuser le plus possible et à coqueter avec le monde entier, jusqu’au moment où je me verrais sur le point d’être appelée vieille fille ; et alors, pour échapper à cette ignominie, après avoir fait dix mille conquêtes, je leur briserais le cœur à tous, un excepté, en prenant un mari noble, riche, indulgent, que cinquante ladies mouraient d’envie de posséder.

— Eh bien, tant que vous aurez ces idées-là, restez célibataire et ne vous mariez sous aucun prétexte, pas même pour échapper à l’ignominie de vous entendre appeler vieille fille. »