Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 254-257).
Le bal  ►


CHAPITRE VIII.

L’entrée dans le monde.


À dix-huit ans, miss Murray devait quitter la calme obscurité de la salle d’étude pour briller dans le monde fashionable, si toutefois un tel monde pouvait se trouver ailleurs qu’à Londres : car son père ne pouvait se décider à quitter, même pour quelques semaines de résidence dans la métropole, ses plaisirs et ses occupations champêtres. Il fut décidé qu’elle ferait son début le 3 janvier, dans un bal magnifique que sa mère se proposait de donner à toute la noblesse et à la classe supérieure d’O… et des environs, à vingt milles à la ronde. Naturellement elle attendait ce jour avec la plus vive impatience et les plus extravagantes espérances de plaisir.

« Miss Grey, dit-elle un soir, un mois environ avant le grand jour, au moment où je lisais une longue et intéressante lettre de ma sœur, lettre que j’avais parcourue le matin pour voir si elle ne contenait point de mauvaises nouvelles, et que je n’avais pu lire encore entièrement ; miss Grey, jetez donc cette ennuyeuse et stupide lettre, et écoutez-moi. Je suis sûre que ma causerie sera plus amusante que ce qu’elle peut contenir. »

Elle s’assit à mes pieds sur un petit tabouret, et, réprimant un soupir de vexation, je me mis à plier ma lettre.

« Vous devriez dire à ces bonnes gens de votre maison de ne plus vous ennuyer avec de si longues lettres, dit-elle, et par-dessus tout leur enjoindre de vous écrire sur du papier à lettre convenable, et non sur ces grandes feuilles grossières. Voyez donc le charmant petit papier à lettre de lady dont se sert maman pour écrire à ses amis.

— Les bonnes gens de ma famille, répondis-je, savent que plus leurs lettres sont longues, plus elles me font plaisir. Je serais très-fâchée de recevoir d’eux des lettres sur du charmant petit papier de lady, et je pensais que vous étiez trop lady vous-même pour trouver vulgaire que l’on écrive sur de grandes feuilles de papier.

— Je voulais dire seulement que cela vous ennuie. Mais maintenant j’ai besoin de vous parler du bal, et de vous dire que vous devez absolument différer vos vacances jusqu’à ce qu’il ait eu lieu.

— Et pourquoi ? Je n’assisterai pas au bal, moi.

— Non ; mais vous verrez les salons décorés avant qu’il ne commence, vous entendrez la musique, et par-dessus tout cela vous me verrez dans ma splendide toilette nouvelle. Je serai si charmante ! Il faut absolument que vous restiez.

— Je serais enchantée de vous voir, assurément ; mais j’aurai plus d’une occasion de vous voir aussi charmante dans les nombreux bals et réunions qui auront lieu plus tard, et je ne puis affliger mes amis en différant mon retour si longtemps.

— Oh ! ne songez pas à eux ; dites-leur que nous ne voulons pas vous laisser partir.

— Mais, pour dire vrai, ce serait un désappointement pour moi-même. Je désire les revoir autant qu’ils désirent me revoir, peut-être davantage.

— Mais il y a si peu de temps à attendre !

— Près de quinze jours, à mon compte ; en outre, je ne puis me faire à la pensée de passer les fêtes de Noël loin de ma famille, et ma sœur est sur le point de se marier.

— Vraiment ! et quand ?

— Pas avant le mois prochain ; mais j’ai besoin d’être là pour l’aider dans les préparatifs, et pour jouir encore de sa compagnie avant qu’elle ne nous quitte.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cela auparavant ?

— J’en ai reçu seulement la nouvelle dans cette lettre que vous traitiez d’ennuyeuse et de stupide, et que vous ne vouliez pas me laisser lire.

— Avec qui se marie-t-elle ?

— Avec M. Richardson, le curé d’une paroisse voisine.

— Est-il riche ?

— Non ; il est seulement dans une position aisée.

— Est-il beau ?

— Non ; seulement bien.

— Jeune ?

— Non ; entre deux âges.

— Oh ! grand Dieu ! Quelle pitié ! Quelle sorte de maison est la sienne ?

— Un calme petit presbytère, avec un porche tapissé de lierre, un jardin à l’ancienne mode, et…

— Oh ! assez… vous me rendez malade. Comment pourra-t-elle souffrir cela ?

— J’espère non-seulement qu’elle pourra le souffrir, mais qu’elle sera très-heureuse. Vous ne m’avez pas demandé si M. Richardson était un homme bon, sage et aimable ; j’aurais pu répondre à toutes ces questions : c’est au moins l’opinion de Mary, et j’espère qu’elle ne sera pas trompée.

— Mais, la malheureuse ! comment peut-elle penser à passer là sa vie, en compagnie de cet homme vieux et maussade, et sans espoir de changement ?

— Il n’est pas vieux, il n’a que trente-six ou trente-sept ans ; elle en a vingt-huit et elle est aussi raisonnable que si elle en avait cinquante.

— Oh ! c’est mieux, alors ils sont bien accouplés ; mais rappellent-ils le digne curé ?

— Je ne sais ; mais à coup sûr il mérite l’épithète.

— Grand Dieu, comme c’est choquant ! Est-ce qu’elle portera un tablier blanc et fera des pâtés et des poudings ?

— Je ne sais rien du tablier blanc ; mais je n’hésite pas à dire qu’elle fera des pâtés et des poudings de temps en temps ; ce ne sera pas une grande peine pour elle, car elle les faisait auparavant.

— Est-ce qu’elle sortira avec un châle simple et un large chapeau de paille, portant des consolations et de la soupe aux os aux paroissiens pauvres de son mari ?

— Je n’en sais rien ; mais je puis affirmer qu’elle fera de son mieux pour les soulager de corps et d’esprit, suivant en cela l’exemple de notre mère. »