Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 261-266).
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CHAPITRE X.

L’église.


« Que pensez-vous de notre nouveau vicaire ? me demanda miss Murray en revenant de l’église le dimanche, après la reprise de nos exercices.

— Je n’en puis pas dire grand’chose, répondis-je, je ne l’ai pas même entendu prêcher.

— Mais vous l’avez vu ?

— Oui, mais je ne prétends pas juger le caractère d’un homme par un coup d’œil jeté à la hâte sur son visage.

— Mais ne le trouvez-vous pas laid ?

— Cela ne m’a pas particulièrement frappée, je ne déteste pas ce genre de physionomie ; mais la seule chose que j’ai remarquée, c’est sa manière de lire, qui me paraît bonne, infiniment meilleure du moins que celle de M. Hatfield. Il lit les leçons de façon à donner à chaque passage son plein effet ; les plus distraits ne peuvent s’empêcher de l’écouter, et les plus ignorants ne peuvent manquer de le comprendre. Quant aux prières, il les dit comme s’il ne lisait pas, mais comme s’il priait sincèrement et avec ferveur.

— Oh ! oui, il n’est bon qu’à cela ; il peut s’acquitter du service divin assez bien ; mais il n’a aucune idée d’autre chose.

— Comment le savez-vous ?

— Oh ! je le sais parfaitement. Je suis excellent juge en ces matières. Avez-vous remarqué comme il est sorti de l’église, se démenant comme s’il n’y avait eu là que lui, ne regardant jamais à droite ni à gauche, et ne pensant évidemment qu’à sortir vite, et peut-être à dîner ? sa stupide tête ne pouvait certainement contenir d’autre idée.

— Je crois que vous auriez voulu le voir jeter un coup d’œil dans le banc du squire, dis-je, en riant de la violence de son hostilité.

— Vraiment ! j’aurais été indignée qu’il eût osé faire une chose pareille, » répondit-elle en relevant la tête avec hauteur. Puis, après un moment de réflexion, elle ajouta : « Bien, bien, je suppose qu’il est assez bon pour sa place ; mais je suis enchantée de ne pas dépendre de lui pour mon amusement, voilà tout. Avez-vous vu comme M. Hatfield s’est précipité au dehors pour recevoir un salut de moi, et pour arriver à temps pour nous aider à monter en voiture ?

— Oui, » répondis-je ; ajoutant intérieurement : « Et j’ai pensé qu’il dérogeait quelque peu à sa dignité ecclésiastique, en quittant la chaire avec tant de précipitation pour donner une poignée de main au squire, et aider sa femme et ses filles à monter en voiture. De plus, je lui en veux de m’avoir presque fermé la portière au nez : car, quoique je fusse debout devant lui, auprès du marchepied, et attendant pour entrer, il persistait à vouloir fermer la porte, jusqu’à ce que quelqu’un de la famille lui eût dit que la gouvernante n’était pas entrée ; alors, sans un mot d’excuse, il partit en leur souhaitant le bonjour, et laissant le laquais, finir la besogne. »

Nota bene. — M. Hatfield ne m’adresse jamais la parole ; non plus que sir Hugues ou lady Meltham, M. Harry ou miss Meltham, M. Green ou ses sœurs, et tout autre gentleman ou lady qui fréquentaient cette église ; ni, en fait, aucun de ceux qui étaient reçus à Horton-Lodge.

Miss Murray commanda de nouveau la voiture dans l’après-midi, pour elle, et pour sa sœur ; elle dit qu’il faisait trop froid pour se récréer dans le jardin, et d’ailleurs elle pensait que Harry Meltham serait à l’église. « Car, dit-elle en se souriant à elle-même dans la glace, il a été un des plus fidèles assistants à l’église ces quelques dimanches : vous auriez pensé qu’il était un excellent chrétien. Vous pouvez venir avec nous, miss Grey ; je veux que vous le voyiez ; il est si changé depuis son retour de l’étranger ! vous ne pouvez vous en faire une idée. Et de plus, vous aurez ainsi l’occasion de voir de nouveau le beau M. Weston, et de l’entendre prêcher. »

Je l’entendis prêcher, et je fus charmée de la vérité évangélique de sa doctrine, aussi bien que de la fervente simplicité de sa manière, de la clarté et de la force de son style, on aimait à entendre un tel sermon, après avoir été si longtemps accoutumé aux discours secs et prosaïques du dernier vicaire, et aux harangues du recteur, moins édifiantes encore. M. Hatfield avait coutume de monter rapidement la nef, ou plutôt de la traverser comme un ouragan, avec sa riche robe de soie voltigeant derrière lui et frôlant la porte des bancs, et de monter en chaire comme un triomphateur monte dans le char triomphal ; puis, se laissant tomber sur le coussin de velours dans une attitude de grâce étudiée, de demeurer dans un silencieux prosternement pendant un certain temps ; ensuite, de marmotter une Collecte, ou de baragouiner la Prière du Seigneur, de se lever, de retirer un joli gant parfumé pour faire briller ses bagues aux yeux de l’assistance, passer ses doigts à traverses cheveux bien bouclés, tirer un mouchoir de batiste, réciter un très-court passage ou peut-être une simple phrase de l’Écriture, comme texte de son discours, et finalement, débiter une composition qui, en tant que composition, pouvait être regardée comme bonne, quoique trop étudiée et trop affectée pour être de mon goût : les propositions en étaient bien établies, les arguments logiquement conduits ; et pourtant il était quelquefois difficile de l’entendre jusqu’au bout sans trahir quelques symptômes de désapprobation ou d’impatience.

Ses sujets favoris étaient la discipline ecclésiastique, les rites et les cérémonies, la tradition apostolique, le droit de révérence et d’obéissance au clergé, le crime atroce de dissidence, l’absolue nécessité d’observer toutes les formes de la dévotion, la coupable présomption de ceux qui pensaient par eux-mêmes dans les matières de religion, ou qui se guidaient d’après leurs propres interprétations de l’Écriture, et de temps en temps (pour plaire à ses riches paroissiens) la nécessité de l’obéissance et de la déférence du pauvre envers le riche, appuyant ses maximes et ses exhortations de citations des Pères, qu’il semblait beaucoup mieux connaître que les apôtres et les évangélistes, et auxquels il paraissait attacher autant d’importance qu’à ces derniers. Mais de temps à autre il nous donnait un sermon d’un ordre différent, que quelques-uns pouvaient trouver très-bon, mais sombre et sévère, représentant Dieu comme un terrible censeur plutôt que comme un père bienveillant. Pourtant, en l’entendant, j’inclinais à croire que cet homme était sincère dans tout ce qu’il disait : il fallait qu’il eût changé ses vues et fût devenu vraiment religieux, sombre et austère, mais pourtant dévot. Mais de telles illusions se dissipaient ordinairement à la sortie de l’église, en entendant sa voix dans un gai colloque avec quelques-uns des Meltham ou des Green, ou peut-être les Murray eux-mêmes ; riant peut-être de son propre sermon, et disant qu’il avait sans doute donné à penser à ce coquin de peuple ; se glorifiant peut-être à la pensée que la vieille Betty Holmes allait renoncer à sa pipe criminelle, qui était sa consolation quotidienne depuis plus de trente ans, que Georges Higgins serait effrayé de ses promenades le soir du sabbat, et que Thomas Jackson serait cruellement troublé dans sa conscience, et ébranlé dans son espoir certain d’une joyeuse résurrection au dernier jour.

Ainsi, je ne pouvais m’empêcher de conclure que M. Hatfield était un de ceux qui « attachent de lourds fardeaux et les placent sur les épaules des hommes, pendant qu’ils ne voudraient pas les toucher avec un de leurs doigts ; » et qui « par leurs traditions, ôtent tout effet à la parole de Dieu, enseignant pour doctrines les commandements des hommes. » J’étais heureuse d’observer que le nouveau vicaire, autant que j’en pouvais juger, ne lui ressemblait en aucun de ces points.

« Eh bien, miss Grey, que pensez-vous de lui maintenant ? me dit miss Murray, comme nous prenions nos places dans la voiture, après le sermon.

— Pas de mal encore, répondis-je.

— Pas de mal ! répéta-t-elle étonnée. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que je ne pense pas plus mal de lui qu’auparavant.

— Pas plus mal ! je le crois bien, vraiment : tout au contraire. Est-ce qu’il n’a pas beaucoup gagné ?

— Oh ! oui, beaucoup, vraiment, répondis-je ; car je venais de découvrir que c’était de Harry Meltham qu’elle voulait parler, et non de M. Weston. Ce gentleman s’était avancé avec empressement pour parler aux jeunes ladies, chose qu’il n’eût pas peut-être osé faire si leur mère eût été présente ; il les avait aidées aussi à monter en voiture. Il n’avait pas essayé de me laisser dehors, comme M. Hatfield, et ne m’avait pas non plus offert son assistance (que je n’eusse pas acceptée) ; aussi longtemps que la portière avait été ouverte, il était resté debout, riant et babillant avec elles, puis leur avait tiré son chapeau et s’était dirigé vers sa demeure : mais je l’avais à peine remarqué pendant tout ce temps. Mes compagnes, pourtant, avaient mieux observé ; et, pendant que nous roulâmes vers la maison, elles discutèrent entre elles, non-seulement ses regards, ses paroles, ses actions, mais chaque trait de son visage, chaque article de sa toilette.

— Vous ne l’aurez pas pour vous seule, Rosalie, dit Mathilde à la fin de la discussion. Je l’aime ; je sais qu’il ferait un joli et joyeux compagnon pour moi.

— Eh bien ! soyez la bienvenue auprès de lui, répondit sa sœur, d’un air d’indifférence affectée.

— Et je suis sûre, continua l’autre, qu’il m’admire autant que vous ; n’est-ce pas vrai, miss Grey ?

— Je ne sais ; je ne connais pas ses sentiments.

— Eh bien ! c’est pourtant vrai.

— Ma chère Mathilde, personne ne vous admirera jamais si vous ne vous défaites de vos rudes et grossières manières.

— Oh ! sornettes ! Harry Meltham aime ces manières-là, et les amis de papa aussi.

— Vous pouvez captiver des vieillards et des cadets de famille ; mais nul autre, j’en suis sûre, ne tombera amoureux de vous.

— Je m’en moque ; je ne suis pas toujours courant après l’argent, comme vous et maman. Si mon mari peut tenir quelques bons chevaux et quelques chiens, je serai très-satisfaite. Tout le reste peut aller au diable !

— Ah ! si vous avez de si choquantes expressions, je suis sûre qu’aucun véritable gentleman ne voudra vous approcher. Réellement, miss Grey, vous ne devriez pas lui permettre de faire cela.

— Je ne puis l’en empêcher, miss Murray.

— Et vous êtes tout à fait dans l’erreur, Mathilde, en supposant que Harry Meltham vous admire ; je vous assure qu’il n’en est rien. »

Mathilde allait répondre avec colère ; mais heureusement notre voyage était arrivé à sa fin, et la dispute fut coupée court par le laquais ouvrant la portière et baissant le marche-pied pour notre descente.