Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 356-362).
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CHAPITRE XXIV.

La plage.


Notre école n’était pas située au cœur de la ville. En entrant à A…. du côté nord-ouest, il y a une ligne de maisons d’un respectable aspect de chaque côté de la route large et blanche, avec de petits jardins au devant, des jalousies aux fenêtres, et quelques marches d’escalier conduisant à chaque porte élégante et à poignée de cuivre bien luisante. Dans l’une des plus grandes de ces habitations, nous vivions, ma mère et moi, avec les jeunes ladies que nos amis ou le public voulaient bien confier à nos soins. En conséquence, nous étions à une distance considérable de la mer, dont nous étions séparées par un labyrinthe de rues et de maisons. Mais la mer faisait mes délices, et je traversais volontiers la ville pour avoir le plaisir de me promener sur la grève, soit avec les élèves, soit avec ma mère ou seule pendant les vacances. La mer faisait mes délices en tout temps et en toute saison, mais principalement lorsqu’elle était agitée par une violente brise et dans la brillante fraîcheur matinale d’un jour d’été.

Je m’éveillai de bonne heure le matin du troisième jour après mon retour d’Ashby-Park ; le soleil brillait à travers les jalousies, et je pensai combien il serait agréable de traverser la ville calme et de faire une promenade solitaire sur la plage pendant que la moitié du monde était encore au lit. Je ne fus pas longtemps à former ce désir ni lente à l’accomplir. Naturellement je ne voulais pas déranger ma mère ; je descendis donc sans bruit et j’ouvris doucement la porte. J’étais habillée et dehors quand l’horloge sonna six heures moins un quart. J’éprouvai un sentiment de vigueur et de fraîcheur en traversant les rues ; et lorsque je fus hors de la ville, quand mes pieds foulèrent le sable, quand mon visage se tourna vers l’immense baie, aucun langage ne peut décrire l’effet produit sur moi par le profond et pur azur du ciel et de l’Océan, le soleil dardant ses rayons sur la barrière semi-circulaire de rochers escarpés surmontés de vertes collines, la plage douce et unie, les rochers au loin dans la mer, semblables, avec leur vêtement de mousse et d’herbes marines, à des îles de verdure, et par-dessus tout la vague étincelante. Puis, quelle pureté et quelle fraîcheur dans l’air ! il y avait juste assez de chaleur pour faire aimer la fraîcheur de la brise, et juste assez de vent pour tenir toute la mer en mouvement, pour faire bondir les vagues sur la grève, écumantes et étincelantes, et se pressant joyeusement les unes sur les autres. La solitude était complète ; nulle créature animée que moi ; mon pied était le premier à fouler ce sable ferme et uni, sur lequel le flux avait effacé les plus profondes empreintes de la veille, ne laissant çà et là que de petites mares et de petits courants.

Délassée, enchantée et pleine de vigueur, je marchais, oubliant tous mes soucis ; il me semblait que j’avais des ailes aux pieds et que j’aurais pu parcourir quarante milles sans fatigue ; j’éprouvais un sentiment de joie auquel, depuis les jours de ma première jeunesse, j’avais été complètement étrangère. Vers six heures et demie pourtant, les grooms commencèrent à descendre pour faire prendre l’air aux chevaux de leurs maîtres.

Il en vint d’abord un, puis un autre, jusqu’à ce qu’il y eut une douzaine de chevaux et cinq ou six cavaliers ; mais cela ne me troublait pas, car ils ne devaient pas venir aussi loin que les rochers dont j’approchais. Quand je fus arrivée à ces rochers sous-marins, et que je m’avançai sur la mousse et les herbes marines glissantes (au risque de tomber dans une des flaques d’eau claire et salée qui les séparaient) vers un petit promontoire que battait la vague, je me retournai pour regarder derrière moi. Je vis toujours les grooms et leurs chevaux, puis un gentleman seul avec un petit chien semblable à un point noir courant devant lui, et un chariot descendant de la ville et venant chercher de l’eau pour les bains. Dans une minute ou deux les voitures de bains allaient se mouvoir, et les vieux gentlemen d’habitudes régulières, les ladies méthodiques et graves allaient commencer leur salutaire promenade du matin. Mais, quelque intéressant que fût pour moi ce spectacle, je ne pouvais attendre pour le voir, car le soleil et la mer éblouissaient tellement mes yeux quand je regardais de ce côté, que je fus obligée de les détourner aussitôt. Je me laissai donc de nouveau aller au plaisir de voir et d’entendre la mer battre mon petit promontoire, sans grande force toutefois, car la vague était amortie par les herbes marines épaisses et les rochers à fleur d’eau ; autrement, j’aurais été promptement inondée d’écume. Mais la marée montait, l’eau s’élevait, les lacs et les gouffres se remplissaient, les détroits s’élargissaient ; il était temps de chercher un lieu plus sûr. Aussi, je marchai, sautai, enjambai et revins enfin sur la plage vaste et unie ; je résolus alors de pousser ma promenade jusqu’à certains rochers, et à me retourner ensuite.

Au même moment, j’entendis un bruit derrière moi, et un chien vint bondir et frétiller à mes pieds. C’était mon propre Snap, le petit terrier noir au poil rude ! Quand je prononçai son nom, il me sauta au visage et hurla de joie. Presque aussi joyeuse que lui, je le pris dans mes bras et l’embrassai plusieurs fois. Mais comment se trouvait-il là ? Il ne pouvait être tombé du ciel, ni être venu seul ; ce devait être son maître le preneur de rats, ou quelque autre personne qui l’avait amené ; donc, réprimant mes extravagantes caresses, et m’efforçant aussi de réprimer les siennes, je regardai autour de moi et je vis… M. Weston.

« Votre chien se souvient de vous, miss Grey, dit-il en saisissant avec chaleur la main que je lui offris sans trop savoir ce que je faisais. Vous êtes matinale.

— Pas toujours autant qu’aujourd’hui, répondis-je avec un sang-froid étonnant pour la circonstance.

— Jusqu’où avez-vous dessein de pousser votre promenade ?

— Je pensais à m’en retourner… il doit être temps, je pense. »

Il consulta sa montre, une montre en or cette fois, et me dit qu’il était sept heures cinq minutes.

« Mais sans doute votre promenade a été assez longue, dit-il en se retournant vers la ville, du côté de laquelle je me mis à ramener lentement mes pas, et il se mit à marcher à côté de moi. Dans quelle partie de la ville demeurez-vous ? je n’ai jamais pu vous découvrir. »

Il n’avait jamais pu nous découvrir ! il l’avait donc tenté ? Je lui dis le lieu de notre résidence ; il me demanda comment allaient nos affaires : je lui dis qu’elles allaient très-bien, que nous avions eu une grande augmentation d’élèves après les vacances de Noël, et que nous en attendions une nouvelle à la fin de celles où nous étions.

« Vous devez être une institutrice accomplie ? me dit-il.

— Non pas moi, mais ma mère, répondis-je ; elle mène si bien les choses, elle est si active, si instruite, si bonne !

— J’aimerais à connaître votre mère ; voudriez-vous me présenter à elle quelque jour, si je vous le demande ?

— Oui, avec plaisir.

— Et me donnerez-vous le privilège d’un vieil ami, de venir vous voir de temps à autre ?

— Oui, si… je le suppose… »

C’était là une sotte réponse ; mais la vérité est que je ne me croyais aucun droit d’inviter quelqu’un à venir dans la maison de ma mère sans qu’elle le sût, et si j’avais dit : « Oui, si ma mère n’y fait pas d’objection, » il aurait semblé que par sa question je comprenais plus qu’il n’avait voulu dire. J’ajoutai donc : « Je le suppose ; » mais j’aurais pu, si j’avais eu ma présence d’esprit ordinaire, dire quelque chose de plus sensé et de plus poli. Nous continuâmes notre promenade pendant une minute dans un silence, qui fut bientôt rompu (à mon grand soulagement) par M. Weston, s’extasiant sur la beauté de la matinée, sur le beau panorama de la baie, et sur l’avantage que possédait la ville d’A… sur beaucoup d’autres bains de mer à la mode.

« Vous ne me demandez pas ce qui m’amène à A… ? me dit-il. Vous ne pouvez supposer que je sois assez riche pour y être pour mon plaisir.

— J’ai entendu dire que vous aviez quitté Horton.

— Vous n’avez pas entendu dire, alors, que j’ai obtenu la cure de F… ? »

F… était un village à deux milles de A…

« Non, dis-je ; nous vivons si complètement en dehors du monde, même ici, que les nouvelles ne nous arrivent que rarement, excepté au moyen de la Gazette. Mais j’espère que vous aimez votre nouvelle paroisse, et que je puis vous féliciter de l’acquisition ?

— J’espère aimer mieux ma paroisse dans une année ou deux, lorsque j’aurai opéré certaines réformes que j’ai projetées, ou que du moins j’aurai fait quelques pas dans cette voie. Mais vous pouvez me féliciter maintenant, car je trouve qu’il est très-agréable d’avoir une paroisse entièrement à moi, sans personne qui contrôle mes actes, détruise mes plans ou anéantisse mes efforts. En outre, j’ai une jolie maison dans une situation agréable, et trois cents guinées par an. En somme, je n’ai à me plaindre que de ma solitude et à désirer qu’une compagne. »

Il me regarda en prononçant ces derniers mots, et l’éclair de son œil noir sembla mettre mon visage en feu, à mon grand chagrin : car montrer de la confusion en un tel moment, était pour moi chose intolérable. Je fis donc un effort pour remédier au mal, et rejeter toute application de ses paroles à ma personne, en lui répondant que, s’il voulait attendre qu’il fût suffisamment connu dans les environs, il ne manquerait pas de trouver ce qu’il désirait parmi les ladies qui habitaient F…, ou celles qui venaient prendre les eaux à A…, s’il lui fallait un si ample choix. Je ne compris pas ce que le compliment impliquait, jusqu’à ce que sa réponse me le fît voir.

« Je ne suis pas assez présomptueux pour croire cela, quoique ce soit vous qui le disiez, répondit-il. Mais, en admettant qu’il en fût ainsi, je suis un peu exigeant dans le choix d’une compagne de toute ma vie, et peut-être n’en trouverais-je pas une qui me convienne parmi les ladies dont vous parlez.

— Si vous demandez la perfection, vous ne la trouverez jamais.

— Je ne la demande pas ; je n’ai aucun droit de la demander, étant si loin moi-même d’être parfait. »

Notre conversation fut alors interrompue par un chariot de bains qui roulait à côté de nous, car nous étions arrivés à l’endroit de la plage où il y avait le plus de mouvement, et pendant huit ou dix minutes nous marchâmes au milieu de chariots, de chevaux, d’ânes et d’hommes, et nous ne pûmes reprendre notre causerie que lorsque nous fûmes arrivés à la route rapide qui monte vers la ville. Mon compagnon m’offrit alors son bras, que j’acceptai, sans avoir pourtant l’intention de m’en servir comme appui.

« Vous ne venez pas souvent sur la plage, me dit-il, car je m’y suis promené bien des fois, matin et soir, depuis mon arrivée ici, et jamais je ne vous ai aperçue avant ce jour. Souvent aussi, en traversant la ville, j’ai cherché votre école, mais je ne pensais pas aux maisons qui bordent la route à l’entrée de la ville, et une fois ou deux je me suis informé, sans obtenir la réponse que je cherchais. »

Quand nous fûmes arrivés au haut de la pente, je voulus dégager mon bras du sien, mais une légère pression du coude me fit voir qu’il ne le voulait pas, et j’y renonçai. En discourant sur divers sujets, nous entrâmes dans la ville et traversâmes plusieurs rues. Je vis qu’il se détournait de son chemin pour m’accompagner, quoiqu’il eût encore une longue marche devant lui ; et, craignant qu’il ne se retardât pour un motif de politesse, je lui dis :

« Je crains de vous détourner de votre chemin, monsieur Weston ; je crois que la route de F… est dans une direction tout opposée.

— Je vous quitterai au bout de la prochaine rue.

— Et quand viendrez-vous voir maman ?

— Demain, s’il plaît à Dieu. »

Le bout de la prochaine rue était à peu près la fin de ma promenade. Il s’arrêta là pourtant, me souhaita le bonjour, et appela Snap, qui parut un instant embarrassé de savoir s’il suivrait son ancienne maîtresse ou son nouveau maître ; mais qui finit par obéir au commandement de ce dernier.

« Je ne vous offre pas de vous le rendre, miss Grey, dit M. Weston en souriant, parce que je l’aime.

— Oh ! je ne le désire pas, répondis-je ; maintenant qu’il a un bon maître, je suis contente.

— Vous admettez donc comme chose reconnue que je suis un bon maître ? »

L’homme et le chien partirent, et je rentrai à la maison pleine de reconnaissance envers le ciel pour tant de bonheur, et lui demandant que mes espérances ne fussent pas encore une fois anéanties.