Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 353-356).
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CHAPITRE XXIII.

Le parc.


Je descendis de ma chambre le lendemain un peu avant huit heures, ainsi que j’en pus juger par une horloge éloignée que j’entendis sonner. Il n’y avait aucune apparence de déjeuner. J’attendis plus d’une heure qu’on l’apportât, désirant toujours vainement d’avoir accès à la bibliothèque ; et, après que j’eus terminé mon repas solitaire, j’attendis encore une heure et demie dans un grand découragement, et ne sachant ce que je devais faire. À la fin, lady Ashby vint me souhaiter le bonjour. Elle m’apprit qu’elle venait seulement de déjeuner, et qu’elle avait besoin de moi pour faire avec elle une promenade matinale dans le parc. Elle me demanda depuis combien de temps j’étais levée, et, sur ma réponse, elle exprima un profond regret, et me promit de nouveau de me montrer la bibliothèque. Je lui dis qu’elle ferait bien de me la montrer tout de suite, et qu’elle n’aurait plus l’ennui, ou de se souvenir, ou d’oublier. Elle consentit, à la condition que je ne penserais ni à lire ni à feuilleter les livres nouveaux en ce moment-là ; car elle avait besoin de me montrer le jardin et de faire une promenade dans le parc avec moi, avant que la chaleur du jour fût trop grande, ce qui était presque déjà le cas. J’y consentis volontiers, et nous commençâmes notre promenade aussitôt.

Comme nous parcourions le parc, parlant de ce que ma compagne avait vu ou appris dans ses voyages, un gentleman à cheval vint à passer auprès de nous. Il se détourna pour me regarder en plein visage, et j’eus une excellente occasion de le voir. Il était grand, mince et usé ; ses épaules étaient un peu voûtées, son visage était pâle, mais bourgeonné et désagréablement rouge autour des yeux ; ses traits étaient communs, et sa physionomie avait une apparence générale de langueur et d’abattement relevée par une sinistre expression dans la bouche ; il avait les yeux ternes et sans âme.

« Je déteste cet homme ! murmura lady Ashby avec une expression amère, pendant qu’il trottait lentement à côté de nous.

— Qui est-il ? demandai-je, ne pouvant supposer qu’elle parlât ainsi de son mari.

— Sir Thomas Ashby, répondit-elle avec un triste sang-froid.

— Et vous le détestez, miss Murray ? lui dis-je ; car j’étais trop scandalisée pour me souvenir de son nom en ce moment-là.

— Oui, je le déteste, miss Grey, et je le méprise aussi ; et si vous le connaissiez, vous ne me blâmeriez pas.

— Mais vous saviez ce qu’il était avant de l’épouser ?

— Non, je ne savais pas la moitié de ce que je sais maintenant sur lui. Je sais que vous m’avez avertie, et je voudrais bien vous avoir écoutée ; mais il est trop tard maintenant pour regretter de n’avoir pas suivi vos conseils. Et d’ailleurs maman eût dû le connaître mieux que l’une ou l’autre de nous, et elle ne m’a jamais rien dit contre lui ; au contraire. Puis, je pensais qu’il m’adorait et me laisserait faire ce que je voudrais. Il eut l’air de le faire dans les commencements, mais maintenant il ne s’occupe nullement de moi. Je ne me chagrinerais pas de cela, pourtant ; il pourrait faire ce qu’il voudrait, si j’étais libre de m’amuser et de rester à Londres, ou d’avoir quelques amis ici avec moi. Mais il veut faire ce qui lui plaît, et il faut que je sois une prisonnière et une esclave. Dès le moment où il vit que je pouvais m’amuser sans lui, et que d’autres connaissaient mieux que lui ma valeur, le misérable égoïste commença à m’accuser de coquetterie et d’extravagance, et à dire du mal d’Harry Meltham, dont il n’était pas digne de décrotter les souliers. Et maintenant il veut que je vive à la campagne et que je mène l’existence d’une nonne, de peur que je ne le déshonore ou que je ne le ruine, dit-il ; comme s’il avait besoin de moi pour cela, avec son carnet de paris, sa table de jeu, ses filles d’Opéra, sa lady une telle, sa mistress une telle, ses bouteilles de vin et ses verres d’eau-de-vie et de gin ! Oh ! je donnerais dix mille mondes pour être encore miss Murray ! C’est trop douloureux de sentir sa vie, sa santé, sa beauté, se consumer pour une brute pareille ! » s’écria-t-elle en fondant en larmes dans le paroxysme de sa douleur.

Je la plaignais sincèrement, aussi bien pour sa fausse idée du bonheur et son mépris du devoir, que pour le misérable partner auquel son sort était lié. Je dis ce que je pus pour la consoler, et lui offris les conseils que je crus les plus nécessaires, l’engageant d’abord à essayer par le raisonnement, par la bonté, l’exemple, la persuasion, d’améliorer son époux ; puis, lorsqu’elle aurait fait tout ce qu’elle pourrait faire, si elle le trouvait incorrigible, de chercher à se séparer de lui, de s’envelopper dans sa propre intégrité, et de ne se tourmenter à propos de lui que le moins possible. Je l’exhortai à chercher sa consolation dans l’accomplissement de ses devoirs envers Dieu et envers les hommes, à mettre sa confiance dans le ciel, à s’occuper des soins que réclamait sa petite fille, l’assurant qu’elle serait amplement récompensée en la voyant croître en force et en sagesse, et en s’assurant de sa véritable affection.

« Mais je ne puis me vouer entièrement à cette enfant, dit-elle ; elle peut mourir, ce qui n’est point du tout improbable.

— Mais, avec des soins, beaucoup d’enfants délicats sont devenus des hommes ou des femmes pleins de force.

— Mais elle peut devenir si semblable à son père, que je la détesterai aussi.

— Cela n’est guère probable : c’est une petite fille, et elle ressemble fortement à sa mère.

— N’importe, j’aimerais mieux que ce fût un garçon, car son père ne lui laissera que ce qu’il lui sera impossible de dissiper. Quel plaisir pourrais-je avoir en voyant ma fille grandir pour m’éclipser, et jouir de ces plaisirs dont je suis à tout jamais privée ? Mais en supposant que je puisse être assez généreuse pour prendre du plaisir à cela, elle n’est qu’une enfant, et je ne puis concentrer toutes mes espérances sur une enfant ; c’est seulement un peu mieux que de mettre toutes ses affections sur un chien. Quant à la sagesse que vous avez la bonté de chercher à faire pénétrer en moi, tout cela est très-bien, très-convenable, je l’avoue, et, si j’avais vingt ans de plus, j’en pourrais faire mon profit ; mais il faut jouir de sa liberté pendant qu’on est jeune ; et, si d’autres vous en empêchent, il est tout naturel de les haïr.

— Le meilleur moyen d’être heureux est de faire le bien et de ne haïr personne. Le but de la religion n’est pas de nous apprendre comment il faut mourir, mais comment il faut vivre ; et plus tôt l’on devient sage et bon, mieux on assure son bonheur. Maintenant, lady Ashby, j’ai un avis à vous donner : c’est de ne pas vous faire une ennemie de votre belle-mère ; ne continuez point à la tenir à distance et à la regarder avec une défiance jalouse. Je ne l’ai jamais vue, mais j’en ai entendu dire du bien aussi bien que du mal ; et, quoiqu’elle soit froide et hautaine généralement, et parfois exigeante, je crois qu’elle a de puissantes affections pour ceux qui les peuvent gagner. Quoiqu’elle soit si aveuglément attachée à son fils, elle n’est point sans bons principes, ni incapable d’entendre raison. Si vous vouliez seulement vous la concilier un peu, adopter envers elle des formes ouvertes et amicales, lui confier même vos griefs, vos vrais griefs, ceux dont vous avez droit de vous plaindre, je crois fermement qu’elle deviendrait votre amie fidèle, qu’elle vous consolerait et vous soutiendrait, au lieu d’être pour vous le cauchemar que vous dites. »

Mais mes avis, je le crains bien, n’avaient que peu d’effet sur la malheureuse jeune lady, et, trouvant que je ne pouvais lui être plus utile, ma résidence à Ashby-Park me devint doublement pénible. Pourtant il me fallait rester ce jour-là et le jour suivant, ainsi que je l’avais promis. Résistant donc à toutes les prières, je voulus partir le lendemain matin, assurant que ma mère s’attristait de mon absence, et qu’elle attendait impatiemment mon retour. Pourtant, ce ne fut pas sans un serrement de cœur que je dis adieu à la pauvre lady Ashby ; ce n’était pas une faible preuve de son infortune, qu’elle s’attachât ainsi à la consolation que lui donnait ma présence, et désirât si ardemment la compagnie d’une personne dont les goûts et les idées étaient si peu en harmonie avec les siens, qu’elle avait complètement oubliée dans ses jours de prospérité, et dont la présence lui eût plutôt causé de l’ennui que du plaisir, si seulement la moitié des désirs de son cœur eussent été satisfaits.