Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 345-352).
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CHAPITRE XXII.

La visite.


Ashby-Park était assurément une délicieuse résidence. La maison était majestueuse au dehors, commode et élégante au dedans ; le parc était vaste et magnifique, surtout par ses beaux vieux arbres, ses troupeaux de daims, ses larges pièces d’eau, et l’ancienne forêt qui s’étendait au delà ; car il n’y avait aucun de ces accidents de terrain qui donnent de la variété au paysage, et très-peu de ces ondulations qui ajoutent tant au charme de la vue d’un parc. C’était là le domaine que Rosalie Murray avait tant désiré appeler sien, dont elle voulait avoir sa part, à quelque condition qu’elle lui fût offerte, quel que fût le prix mis au titre qu’elle ambitionnait, et quel que dût être son partner dans l’honneur et la félicité d’une telle possession !… Mais je ne suis pas disposée à la censure en ce moment.

Elle me reçut avec beaucoup de cordialité ; et, quoique je fusse la fille d’un pauvre ecclésiastique, une gouvernante, une maîtresse d’école, elle me fit avec un plaisir non affecté les honneurs de sa maison, et, ce qui me surprit davantage, se donna même quelque peine pour m’en rendre le séjour agréable. Je pourrais remarquer, il est vrai, qu’elle s’attendait à me voir grandement frappée de la magnificence qui l’environnait ; et, je le confesse, je fus un peu ennuyée des efforts qu’elle faisait pour que je ne fusse pas écrasée par tant de grandeur, que je ne fusse pas trop effrayée à l’idée de paraître devant son mari et sa belle-mère, et que je ne rougisse pas trop de mon humble situation. Je n’en rougissais nullement : car, quoique simplement vêtue, j’avais pris soin de n’être ni ridicule, ni basse, et j’aurais été assez à mon aise, si elle n’avait pris tant de peine pour m’y mettre. Pour ce qui était de la magnificence qui m’environnait, rien de ce que je vis ne me frappa moitié autant que ne le fit le changement qui s’était accompli en elle. Soit que ce fût la suite des dissipations et des fatigues de la vie du grand monde, soit de quelque autre mal, il avait suffi d’un peu plus d’une année pour opérer en elle un changement notable, et diminuer l’embonpoint de ses formes, la fraîcheur de son teint, la vivacité de ses mouvements et l’exubérance de sa gaieté.

J’aurais voulu savoir si elle était malheureuse, mais je sentis que ce n’était pas mon affaire de m’en enquérir. Je pouvais m’efforcer de gagner sa confiance ; mais, si elle jugeait convenable de me cacher ses peines de ménage, je ne la fatiguerais pas d’indiscrètes questions. Je me renfermai en conséquence dans quelques questions générales sur sa santé et son bonheur, quelques compliments sur la beauté du parc et sur la petite fille, qui aurait dû être un garçon, délicate petite enfant de sept à huit semaines, que sa mère paraissait regarder avec un intérêt et une affection qui n’avaient rien d’extraordinaires, quoique aussi vifs qu’on les pouvait attendre d’elle.

Un moment après mon arrivée, elle chargea sa femme de chambre de me conduire à ma chambre. C’était un petit appartement sans prétention, mais assez confortable. Lorsque j’en descendis, après m’être débarrassée de mes habits de voyage et avoir fait une toilette digne de lady Ashby, elle me conduisit dans la chambre que je devais occuper lorsque je voudrais être seule, ou qu’elle serait obligée de recevoir des visites, ou de demeurer avec sa belle-mère, ou privée de toute autre façon de jouir du plaisir de ma société. C’était un joli et tranquille petit salon, et je ne fus pas fâchée d’être pourvue d’un tel endroit de refuge.

« Une autre fois, me dit-elle, je vous montrerai la bibliothèque. Je n’ai jamais examiné ses rayons, mais je puis dire qu’elle est pleine de bons livres. Vous pourrez aller vous y enterrer toutes les fois qu’il vous plaira. Maintenant, il faut que vous preniez un peu de thé. Il sera bientôt l’heure de dîner ; mais j’ai pensé que, comme vous étiez habituée à dîner à une heure, vous aimeriez mieux prendre une tasse de thé à ce moment-là, et dîner lorsque nous goûtons. Puis, vous savez, vous pouvez vous faire servir votre thé dans cette chambre, et vous éviterez ainsi de dîner avec lady Ashby et sir Thomas, ce qui serait impoli… non, pas précisément impoli… mais… vous savez ce que je veux dire. J’ai pensé que vous n’aimeriez pas à dîner avec eux, d’autant plus que nous avons quelquefois d’autres ladies et gentlemen à dîner.

— Certainement, dis-je, j’aimerai mieux dîner comme vous dites ; et, si vous n’y voyez pas d’objection, je préférerais prendre tous mes repas dans cette chambre.

— Pourquoi ?

— Parce que, j’imagine, ce serait plus agréable à lady Ashby et à sir Thomas.

— Mais nullement.

— Dans tous les cas, cela me serait plus agréable, à moi. »

Elle fit quelques petites objections, mais céda bientôt ; et je pus voir que la proposition lui apportait un grand soulagement.

« Maintenant, venez au salon, dit-elle. Voilà la cloche qui sonne la toilette ; mais je ne pars pas encore : il est inutile que vous fassiez de la toilette quand il n’y a personne pour vous voir, et j’ai besoin de causer encore un peu avec vous. »

Le salon était assurément une pièce imposante et très-élégamment meublée. Je vis le regard de sa jeune propriétaire se porter sur moi lorsque nous y entrâmes, comme pour remarquer si j’étais éblouie par cette magnificence, et je résolus alors de garder un air de froide indifférence, comme si je ne voyais rien de remarquable. Mais ce fut seulement pour un instant. Pourquoi la désappointerais-je pour épargner ma fierté ? Non, il vaut mieux faire le sacrifice de cette fierté pour lui donner cette innocente satisfaction. Je regardai donc autour de moi, lui dis que c’était une magnifique pièce, meublée avec beaucoup de goût. Elle répondit peu de chose, mais je vis qu’elle était contente.

Elle me montra ses deux tableaux italiens, mais elle ne me donna pas le temps de les examiner, me disant que j’aurais le temps de les revoir un autre jour. Elle voulût me faire admirer une petite montre qu’elle avait achetée à Genève, puis elle me fit faire le tour du salon pour me montrer divers objets qu’elle avait rapportés d’Italie ; entre autres des bustes, de gracieuses petites figurines, et des vases tous en marbre blanc et magnifiquement ciselés. Elle en parla avec animation, et entendit mes commentaires louangeurs avec plaisir. Bientôt pourtant elle poussa un soupir mélancolique, comme si elle eût voulu exprimer l’insuffisance de semblables bagatelles pour faire le bonheur du cœur humain.

S’étendant alors sur un sofa, elle m’engagea à m’asseoir aussi dans un large fauteuil qui se trouvait placé en face, non devant le feu, mais devant une large fenêtre ouverte, car on était en été, il ne faut pas l’oublier, une douce et chaude après-midi de la fin de juin. Je demeurai un instant assise en silence, jouissant de l’air calme et pur, et de la vue délicieuse du parc qui s’étendait devant moi, riche de verdure et de feuillage, et coloré par les chauds rayons du soleil. Mais il me fallait tirer avantage de cette pause ; j’avais des questions à faire, et, comme dans le post-scriptum d’une lettre de femme, le plus important devait venir à la fin. Je commençai donc par m’informer de M. et de mistress Murray, de miss Mathilde et des jeunes gentlemen.

On me répondit que papa avait la goutte, ce qui le rendait féroce ; qu’il ne voulait point renoncer à ses whists favoris, ni à ses dîners et à ses soupers substantiels ; qu’il s’était querellé avec son médecin, parce que celui-ci avait osé lui dire qu’aucune médecine ne pourrait le guérir s’il continuait à vivre ainsi ; que maman et les autres allaient bien. Mathilde était encore sauvage et turbulente, mais elle avait une gouvernante fashionable et avait déjà beaucoup gagné sous le rapport des manières ; elle allait bientôt faire son entrée dans le monde. John et Charles (en ce moment en vacances) étaient de tous points de beaux, hardis, ingouvernables et méchants garçons.

« Et comment vont les autres personnes, demandai-je, les Green, par exemple ?

— Ah ! M. Green a le cœur brisé, vous savez ? répondit-elle avec un sourire langoureux : il n’a pas encore surmonté son désespoir, et ne le surmontera jamais, je pense. Il est condamné à rester garçon, et ses sœurs font de leur mieux pour trouver à se marier.

— Et les Meltham ?

— Oh ! ils continuent à se trémousser comme de coutume, je suppose ; mais je ne sais pas grand’chose d’eux, à l’exception de Harry, dit-elle en soupirant légèrement et en souriant de nouveau. Je l’ai vu beaucoup pendant que nous étions à Londres : car, aussitôt qu’il apprit que nous étions arrivés dans la métropole, il vint sous prétexte de voir son frère, et se mit ou à me suivre comme mon ombre partout où j’allais, ou à me rencontrer à chaque détour de rue. Oh ! ne vous scandalisez pas de cela, miss Grey, j’ai été très-sage, je vous assure ; mais, vous savez, je ne peux pas empêcher que l’on m’admire. Pauvre garçon ! il n’était pas mon seul adorateur, quoiqu’il fût certainement le plus ardent, et, je le crois, le plus dévoué de tous. Et ce détestable…. Lem…. Sir Thomas prit offense de ses poursuites, ou de mes dépenses prodigues, ou de toute autre chose, je ne sais pas exactement de quoi, et m’emmena brusquement et sans m’avertir dans cette campagne, où je dois jouer le rôle d’ermite pendant toute ma vie. »

Elle se mordit la lèvre, et parut adresser un froncement de sourcil vindicatif à ce beau domaine qu’elle avait tant convoité.

« Et M. Hatfield, demandai-je, qu’est-il devenu ? »

Elle reprit son sourire et me répondit avec gaieté :

« Oh ! il fit la cour à une vieille fille et l’épousa quelque temps après ; mettant en balance sa lourde bourse avec ses charmes fanés, et espérant trouver dans l’or le contentement que lui avait refusé l’amour.

— Eh bien ! je crois que voilà tout, excepté pourtant M. Weston : que fait-il ?

— Je n’en sais absolument rien. Il n’est plus à Horton.

— Depuis combien de temps ? et où est-il allé ?

— Je ne sais absolument rien de lui, répondit-elle en bâillant, excepté qu’il partit il y a à peu près un mois. Je n’ai jamais demandé pour où ; et les gens firent grand bruit de son départ, continua-t-elle, au grand déplaisir de M. Hatfield : car Hatfield ne l’aimait pas, parce qu’il avait trop d’influence sur les gens du bas peuple, et parce qu’il n’était pas assez maniable ni assez soumis envers lui, et aussi pour d’autres impardonnables défauts, je ne sais quoi. Mais maintenant il faut positivement que j’aille m’habiller ; le second coup de cloche va sonner, et si j’arrivais au dîner dans cette toilette, lady Ashby ne finirait pas ses rabâchages. C’est une chose étrange que de ne pouvoir être maîtresse dans sa propre maison. Sonnez, et je vais envoyer chercher ma femme de chambre, et leur dire de vous apporter du thé. Que je vous dise encore que cette intolérable femme…

— Qui ? votre femme de chambre ?

— Non, ma belle-mère… et ma malheureuse bévue ! Au lieu de la laisser se retirer dans quelque autre maison, comme elle offrit de le faire lorsque je me mariai, je fus assez sotte pour la prier de rester ici et de diriger la maison à ma place, parce que d’abord j’espérais que nous passerions une grande partie de l’année à Londres ; en second lieu, j’étais si jeune et si inexpérimentée que je frémissais à l’idée d’avoir des domestiques à gouverner, des dîners à commander, des parties à organiser, et tout le reste ; et je pensai qu’elle pourrait m’assister de son expérience. Je ne songeai jamais qu’elle se montrerait une usurpatrice, un tyran, une sorcière, une espionne, et tout ce qu’il y a de plus détestable. Je la voudrais voir morte ! »

Elle se tourna alors pour donner des ordres au laquais qui, resté debout sur la porte pendant une demi-minute, avait entendu la dernière partie de ses malédictions, et qui naturellement faisait ses réflexions là-dessus, malgré l’impassible et immobile contenance qu’il croyait convenable de garder dans le salon. Quand je lui fis remarquer que cet homme avait dû l’entendre, elle me répondit :

« Oh ! que m’importe ? Je ne m’occupe pas des laquais : ce sont de vrais automates ; ils ne font nulle attention à ce que disent et font leurs maîtres ; ils n’oseraient le répéter. Quant à ce qu’ils peuvent penser, s’ils se permettent de penser quelque chose, personne ne s’en préoccupe. Ce serait vraiment joli, si nous devions nous interdire de parler devant nos domestiques ! »

Ce disant, elle s’en alla promptement faire sa toilette, me laissant seule retrouver mon chemin pour me rendre à mon petit salon, où, au temps voulu, l’on me servit le thé. Après que je l’eus pris, je restai à réfléchir sur la position passée et présente de lady Ashby, sur le peu que j’avais appris touchant M. Weston, et le peu de chance que j’avais de le revoir ou d’entendre parler de lui pendant ma vie calme et triste. À la fin, pourtant, ces pensées commencèrent à me fatiguer, et je désirai savoir où était la bibliothèque dont lady Ashby m’avait parlé. Je me demandai si je serais obligée de demeurer là à rien faire jusqu’à l’heure du coucher.

Comme je n’étais pas assez riche pour avoir une montre, je ne pouvais savoir le temps qui s’écoulait autrement qu’en observant les ombres qui s’étendaient lentement. Par ma fenêtre, je découvrais un coin du parc renfermant un bouquet d’arbres dont les hautes branches avaient été occupées par une innombrable compagnie de bruyants corbeaux, et un mur élevé avec une massive porte en bois, qui communiquait sans doute avec les écuries, car un large chemin s’étendait de cette porte vers le parc. L’ombre de ce mur prit bientôt possession de tout le sol aussi loin que je pouvais voir, forçant la lumière dorée du soleil à reculer pouce par pouce et à se réfugier enfin au sommet des arbres. Bientôt ces arbres même furent noyés dans l’ombre, l’ombre des montagnes éloignées ou de la terre elle-même ; et, par sympathie pour les actifs corbeaux, je regrettai de voir leur habitation, tout à l’heure dorée par les rayons du soleil, plongée comme le reste dans l’ombre. Pendant un moment, ceux de ces oiseaux qui volaient au-dessus des autres recevaient encore les rayons du soleil sur leurs ailes, ce qui donnait à leur noir plumage la couleur fauve et l’éclat de l’or. Enfin ces derniers rayons disparurent. Le crépuscule vint ; les corbeaux devinrent plus calmes ; je me sentis moins fatiguée, et désirai que mon départ pût avoir lieu le lendemain. À la fin il fit tout à fait nuit, et je pensais déjà à sonner pour avoir de la lumière, afin de me mettre au lit, lorsque lady Ashby parut, s’excusant fort de m’avoir abandonnée si longtemps, et en faisant retomber le blâme sur cette maussade vieille femme, ainsi qu’elle appelait sa belle-mère.

« Si je ne restais avec elle dans le salon pendant que sir Thomas prend son vin, dit-elle, elle ne me pardonnerait jamais ; et si je quitte la chambre à l’instant où il vient, comme je l’ai fait une fois ou deux, c’est une offense impardonnable contre son cher Thomas. Jamais elle ne se rendit coupable d’un tel manque de respect envers son époux, dit-elle ; et pour ce qui est de l’affection, les femmes de nos jours ne pensent point à cela ; mais de son temps, les choses étaient différentes. Comme s’il était bien utile de rester dans la chambre quand il ne fait que murmurer et jurer lorsqu’il est en colère, dire des plaisanteries dégoûtantes lorsqu’il est de bonne humeur, ou se coucher sur un sofa lorsqu’il est trop stupide pour faire l’un ou l’autre ! ce qui est fréquemment le cas, maintenant qu’il n’a pas autre chose à faire que de s’enivrer.

— Mais ne pouvez-vous chercher à occuper son esprit de choses meilleures, et l’engager à renoncer à de telles habitudes ? Je suis sûre que vous avez des moyens de persuasion et des talents pour amuser un gentleman que beaucoup de ladies seraient heureuses de posséder.

— Et vous pensez que je voudrais me consacrer à son amusement ? Non, ce n’est point là l’idée que j’ai des devoirs d’une femme. C’est au mari à plaire à la femme, et non à la femme à plaire au mari ; et s’il n’est pas satisfait de la sienne telle qu’elle est, s’il ne se croit pas très-heureux de la posséder, il n’est pas digne d’elle : voilà tout. Pour ce qui est de la persuasion, je vous assure que je ne me tourmenterai pas de cela ; j’ai bien assez à faire de le supporter comme il est, sans que j’essaye encore d’opérer une réforme. Mais je suis fâchée de vous avoir laissée seule si longtemps, miss Grey. Comment avez-vous passé le temps ?

— Principalement à regarder les corbeaux.

— Grand Dieu ! combien vous avez dû vous ennuyer ! Il faut que je vous montre la bibliothèque ; et vous devez, à l’avenir, sonner toutes les fois que vous aurez besoin de quelque chose, absolument comme si vous étiez dans une auberge, et ne vous laissez manquer de rien. J’ai des raisons égoïstes pour vouloir vous faire heureuse, parce que j’ai besoin que vous demeuriez avec moi, et que vous n’accomplissiez pas votre horrible menace de partir dans un jour ou deux.

— Eh bien, permettez que je ne vous retienne pas plus longtemps éloignée du salon ce soir ; car à présent je me sens fatiguée et désire me mettre au lit. »