Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 362-367).
◄  La plage


CHAPITRE XXV.

Conclusion.


« Agnès, vous ne devriez pas faire d’aussi longues courses avant le déjeuner, » me dit ma mère, remarquant que j’avais pris une seconde tasse de café, et que je n’avais rien mangé, prenant pour prétexte la chaleur du jour et ma longue promenade. Assurément j’avais la fièvre, et j’étais fatiguée aussi. « Vous poussez toujours les choses à l’extrême ; si vous vous contentiez de faire une petite promenade chaque matin, sans interruption, cela vous ferait beaucoup de bien.

— Eh bien ! maman, c’est ce que je ferai à l’avenir.

— Mais ce que vous venez de faire est pire que de demeurer au lit, ou de vous tenir constamment penchée sur vos livres : vous avez gagné un véritable accès de fièvre.

— Je ne le ferai plus, » dis-je.

Je me cassais la tête pour trouver comment lui parler de M. Weston, car il fallait lui apprendre qu’il devait venir le lendemain. Cependant j’attendis que le service du déjeuner fût enlevé, et je devins plus calme ; m’étant assise à mon dessin, je commençai ainsi :

« J’ai rencontré aujourd’hui sur la plage un ancien ami, maman.

— Un ancien ami ! qui peut-il être ?

— Deux amis, même : l’un est un chien ; » et je lui rappelai alors Snap, dont je lui avais autrefois raconté l’histoire ; je lui dis comment je l’avais retrouvé et comment il m’avait reconnue. « L’autre, continuai-je, est M. Weston, le vicaire d’Horton.

— M. Weston ! je n’ai jamais entendu parler de lui.

— Je vous en ai parlé plusieurs fois, je crois ; mais vous ne vous en souvenez pas.

— Je vous ai entendu parler de M. Hasfield.

— M. Hasfield était le recteur, et M. Weston le vicaire : j’avais coutume de parler de lui quelquefois en opposition avec M. Hasfield, et comme étant un bien meilleur ecclésiastique que ce dernier. Quoi qu’il en soit, il était sur la plage ce matin, avec le chien, qu’il a, je suppose, acheté du preneur de rats, et il m’a parfaitement reconnue aussi. J’ai eu une petite conversation avec lui, dans le cours de laquelle, parlant de notre école, j’ai été amenée à lui dire quelque chose de vous et de votre bonne administration. Il m’a dit qu’il aimerait à vous connaître, et m’a demandé si je voulais vous le présenter. Je lui ai répondu que oui. Il m’a dit alors qu’il prendrait la liberté de venir demain. Ai-je bien fait ?

— Certainement ! Quelle espèce d’homme est-ce ?

— Un homme très-respectable, je pense, mais vous le verrez demain. Il est maintenant curé à F…, et, comme il n’y est arrivé que depuis quelques semaines, je suppose qu’il n’a pu encore s’y faire d’amis, et qu’il sent le besoin d’avoir un peu de société. »

Le lendemain arriva : dans quel état de fiévreuse anxiété et d’attente je fus depuis le déjeuner jusqu’à midi, moment où il parut ! L’ayant introduit auprès de ma mère, je me retirai avec mon ouvrage près de la fenêtre, où je m’assis en attendant le résultat de l’entrevue. Ils furent enchantés l’un de l’autre, à ma grande satisfaction, car j’avais été très-inquiète sur ce que ma mère penserait de lui. Il ne resta pas longtemps cette fois ; mais quand il se leva et prit congé, elle lui dit qu’elle serait enchantée de le revoir toutes les fois qu’il lui plairait de revenir ; et lorsqu’il fut parti, je fus heureuse de l’entendre dire :

« Je crois que c’est un homme de beaucoup de sens. Mais pourquoi êtes-vous restée là assise, Agnès, et avez-vous si peu parlé ?

— Vous parliez si bien, maman ! j’ai pensé que vous n’aviez nul besoin de mon assistance ; et, d’ailleurs, c’était votre visiteur et non le mien. »

Après cela, il vint souvent nous voir, plusieurs fois dans le cours d’une semaine. Généralement il conversait avec ma mère, et il n’y avait là rien d’étonnant, car elle savait soutenir une conversation. J’enviais presque la facilité et la force de sa parole, et le grand sens qu’elle montrait dans tout ce qu’elle disait ; mais, quoique je regrettasse quelquefois mon insuffisance sous ce rapport, j’éprouvais un grand plaisir à entendre les deux êtres que j’aimais et que j’honorais par-dessus tout le monde discourir si amicalement, si sagement et si bien. Je n’étais pas toujours silencieuse pourtant, ni tout à fait négligée. On faisait attention à moi, juste autant que je pouvais le désirer. Les mots tendres, les regards plus tendres encore, les délicates attentions que la parole ne peut rendre, mais qui m’allaient directement au cœur, m’étaient libéralement prodigués.

Toute cérémonie fut bientôt abandonnée entre nous. M. Weston arrivait comme un hôte attendu, toujours bienvenu, et ne dérangeant jamais l’économie de nos affaires de ménage. Il m’appelait toujours Agnès ; le nom avait d’abord été prononcé avec timidité ; mais trouvant qu’il n’offensait personne, il parut le préférer beaucoup à l’appellation de « miss Grey, » et moi aussi. Combien étaient tristes et sombres les jours où il ne venait pas ! Et pourtant je n’étais pas malheureuse, car je me souvenais de la dernière visite, et j’avais pour me consoler l’espoir de la prochaine. Mais quand je passais deux ou trois jours sans le voir, je me sentais certainement dans une grande anxiété : c’était absurde, déraisonnable, car naturellement il avait à vaquer à ses affaires et aux affaires de sa paroisse. Je redoutais aussi la fin des vacances, quand mon travail allait recommencer : quelquefois alors je ne pourrais le voir, et d’autres fois, lorsque ma mère serait occupée dans l’école, il me faudrait demeurer seule avec lui ; position que je ne désirais nullement dans la maison, quoique sa rencontre au dehors et les longues promenades avec lui ne m’eussent certes pas été désagréables.

Un soir, pendant la dernière semaine des vacances, il arriva sans être attendu ; car une averse violente et prolongée pendant l’après-midi avait presque détruit toutes mes espérances de le voir ce jour-là. Mais en ce moment l’orage était passé et le soleil brillait d’un pur éclat.

« Voilà une belle soirée, mistress Grey ! dit-il en entrant ; Agnès, je désire que vous veniez faire une promenade avec moi à… (Il nomma un certain point de la côte, une colline élevée, du sommet de laquelle on a une très-belle vue). La pluie a abattu la poussière et rafraîchi l’air, et la perspective sera magnifique. Voulez-vous venir ?

— Puis-je aller, maman ?

— Oui, certainement. »

J’allai m’apprêter, et fus revenue dans quelques minutes, quoique naturellement j’eusse mis plus de soin à ma toilette que je n’en mettais pour sortir seule. La pluie avait eu certainement un très-bon effet sur le temps, et la soirée était délicieuse. M. Weston m’offrit son bras ; il dit peu de chose pendant que nous traversâmes les rues encombrées de monde, mais il marchait très-vite et paraissait rêveur et distrait. Je m’en étonnais, et craignais qu’il n’eût quelque chose de désagréable à m’annoncer ; une vague conjecture de ce que ce pouvait être me troubla fort, et me rendit triste et silencieuse aussi. Mais ces fantaisies s’évanouirent lorsque nous atteignîmes les tranquilles limites de la ville : car aussitôt que nous aperçûmes la vieille et vénérable église, et la colline avec la mer bleue au delà, je retrouvai mon compagnon assez gai.

« Je crains que nous n’ayons marché trop vite pour vous, Agnès, dit-il ; dans mon impatience d’être hors de la ville, j’ai oublié de consulter votre convenance ; mais maintenant, nous marcherons aussi lentement que vous le voudrez. Je vois, par ces légers nuages à l’ouest, qu’il y aura un brillant coucher de soleil, et en marchant doucement nous arriverons à temps pour en voir l’effet sur la mer. »

Quand nous fûmes environ à moitié de la montée, nous retombâmes de nouveau dans le silence. Ce fut lui qui le rompit le premier.

« Ma maison est toujours solitaire, miss Grey, dit-il en souriant, et je connais maintenant toutes les ladies de ma paroisse, un grand nombre de celles de cette ville, et beaucoup d’autres que j’ai vues ou dont on m’a parlé ; mais aucune d’elles ne me convient pour ma compagne. Il y a une seule personne au monde qui puisse me convenir, et cette personne c’est vous. J’ai besoin de connaître votre décision.

— Parlez-vous sérieusement, monsieur Weston ?

— Sérieusement ! Pouvez-vous penser que je plaisanterais sur un pareil sujet ? »

Il plaça sa main sur la mienne qui reposait sur son bras ; il dut la sentir trembler.

« J’espère n’avoir pas été trop précipité, dit-il avec calme. Vous avez dû voir qu’il n’est pas dans mes habitudes de flatter, de dire de tendres bagatelles, ni même d’exprimer toute l’admiration que j’éprouve, et qu’un simple mot ou un regard de moi en disent plus que les phrases meilleures et les protestations plus ardentes de beaucoup d’autres hommes. »

Je dis quelque chose sur le regret que j’aurais de quitter ma mère, et mon intention de ne rien faire sans son consentement.

« J’ai tout arrangé avec votre mère pendant que vous mettiez votre chapeau, répondit-il. Elle m’a dit que j’avais son consentement si je pouvais obtenir le vôtre. Je lui ai demandé, dans le cas où je serais assez heureux pour être agréé de vous, de venir habiter avec nous, car j’étais sûr que cela vous ferait plaisir. Mais elle a refusé, disant qu’elle pouvait maintenant employer une aide, et continuerait son école jusqu’à ce qu’elle pût acheter une annuité suffisante pour vivre confortablement chez elle ; qu’en attendant, elle passerait ses vacances alternativement avec nous et avec votre sœur, et serait très-contente de nous voir heureux. J’ai donc levé toutes vos objections à propos de votre mère ; en avez-vous d’autres ?

— Non, aucune !

— Vous m’aimez donc ? dit-il en me pressant tendrement la main.

— Oui. »


*


Je m’arrête ici. Mon journal, dans lequel j’ai recueilli la matière de ces pages, ne va guère plus loin. Je pourrais passer en revue encore plusieurs années de ma vie ; mais je me contenterai de dire en finissant que je n’oublierai jamais cette belle soirée d’été, que je me souviendrai toujours avec plaisir de cette colline abrupte, du bord de ce précipice où nous nous tenions tous deux, regardant le splendide soleil couchant réfléchi dans l’onde calme à nos pieds ; nos cœurs remplis de reconnaissance envers le ciel, et débordant de bonheur et d’amour au point de ne pouvoir parler.

Quelques semaines après, quand ma mère se fut procuré une assistante, je devins la femme d’Édouard Weston. Je n’ai jamais eu lieu de m’en repentir, et suis sûre de ne m’en repentir jamais. Nous avons eu des épreuves à soutenir, et nous savons que nous en aurons encore ; mais nous les supportons ensemble, et tâchons de nous fortifier l’un l’autre contre la dernière séparation, la plus grande des afflictions pour le survivant. Mais si nous songeons au ciel, où nous nous rejoindrons, où le péché et l’affliction sont inconnus, certainement nous pourrons supporter cette dernière épreuve. En attendant, nous nous efforçons de vivre pour la gloire de Celui qui a répandu tant de bénédictions sur notre chemin.

Édouard, par ses persévérants efforts, a accompli de surprenantes réformes dans sa paroisse, et il y est estimé et aimé comme il le mérite : car, quels que soient ses défauts comme homme (et nul n’en est complètement exempt), je défie qui que ce soit de le blâmer comme pasteur, comme époux ou comme père.

Nos enfants, Édouard, Agnès et la petite Mary, promettent beaucoup ; leur éducation, en ce moment, m’est particulièrement confiée, et rien de ce que peuvent donner les tendres soins d’une mère ne leur manque. Notre modeste revenu suffit amplement à nos besoins, et en pratiquant l’économie que nous avons apprise dans des temps plus durs, en ne cherchant pas à marcher de pair avec nos riches voisins, non-seulement nous pouvons vivre dans l’aisance, mais nous trouvons chaque année quelque chose à mettre en réserve pour nos enfants, et aussi quelque chose à donner à ceux qui sont dans le besoin.

Et maintenant, je pense en avoir dit assez.


fin.