Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/Des connaissances astronomiques

Des connaissances astronomiques, et des opinions religieuses des habitans des îles de la Société

» Toute la saison du fruit à pain, jointe au temps où ces insulaires en manquent, s’appelle tàao, et répond par conséquent à une année. Ils comptent les révolutions de la lune, et ils leur donnent, comme à cette planète, le nom de marama ou de malama. Après m’avoir dit treize noms de lunes ou de lunaisons, ils ajoutaient hàre te tàou, c’est-à-dire, l’année s’est écoulée ; et ensuite oumànnou, souvent, souvent, beaucoup de fois ; ce qui semble annoncer que le cycle des lunaisons doit se répéter chaque année. Ils commencent l’année à peu près en mars, à l’époque où ils font du mahié, ou de la pâte aigrie du fruit à pain ; on en cueille alors des quantités immenses pour cela, ce qui le rend très-rare. D’après la seule énumération des treize noms de mois, je ne puis croire que leur année comprenne treize lunaisons : je pense plutôt qu’ils en ont seulement douze, mais qu’ils intercalent de temps en temps un treizième mois, afin de mettre de l’accord entre l’année solaire et l’année lunaire. Je ne sais pas s’ils répètent souvent cette intercalation. Voici les noms qu’ils donnent aux mois :

1. O-porore-o-moua[1], · · · · · Mars.
2. O-porore-o-mori, · · · · · · · Avril.
3. Moureha, · · · · · · · · · · · · · Mai.
4. Oouhi-èiya, · · · · · · · · · · · Juin.
5. Houri-àma (ouhirri-oma), · · · Juillet.
6. Tàooua, · · · · · · · · · · · · · Août.
7. Houri-èrre (ouhirri-èrre-erre-èrre), Sept.
8. O-te-ari, · · · · · · · · · · · · · Octob.
9. O-te-taï, · · · · · · · · · · · · · Nov.
10. Ooare-hou (oouaheou, suivant Hawkesworth), Déc.
11. Ouae-ahou, · · · · · · · · · · · Janvier.
12. Pipirri, · · · · · · · · · · · · · · Février.
13. E-ounounou.

» Chaque mois, suivant ce qu’on m’a dit, est de vingt-neuf jours, ce qui approche de la durée d’une lunaison. Si leur année n’a que douze mois, elle ne contient que trois cent quarante-huit jours ; mais, en y ajoutant un treizième, elle en a trois cent soixante-dix-sept. Dans le premier cas, elle a douze jours de moins ; et dans le second, elle en a douze de plus que l’année solaire ; ce qui me fait croire qu’ils ont un moyen qui nous est inconnu de mettre d’accord l’année solaire et l’année lunaire. Ce qu’il y a de plus remarquable, j’ai trouvé que chacun des vingt-neuf jours du mois a un nom particulier, comme chez les Persans. Leur mois commence dès le moment où la nouvelle lune paraît, et après les vingt-huit et vingt-neuvième jours, ils disent que la lune est morte, marama matté ; ce qui prouve que leurs mois ne sont pas exactement de vingt-neuf jours ; qu’ils en ont quelquefois trente, et d’autres fois vingt-neuf, suivant que la lune se montre plus tôt ou plus tard ; car s’ils comptaient exactement vingt-neuf jours pour un mois, il serait bientôt plus court que la nouvelle lune, et alors ils ne pourraient pas dire des deux derniers jours : « Marama matté, la lune est morte. »

» Chaque jour est divisé en six heures, et la nuit également. Pendant le jour, ils se contentent de les mesurer à peu près par la hauteur du soleil ; mais bien peu sont en état de déterminer le commencement et la fin de ces divisions par la hauteur des étoiles pendant la nuit. Ces heures, qui répondent à deux des nôtres, ont des noms particuliers, et elles sont de la même longueur que celles des Chinois. Je n’ai appris les noms que de quelques-unes : ils appellent minuit otourahaï-po ; depuis minuit jusqu’à la pointe du jour, octaï-yaou ; la pointe du jour, outata-taheita ; le lever du soleil, era-ouao ; quand le soleil devient chaud, ils donnent à cette heure le nom de erà-t-ououerra ; quand il est midi, ils disent erà-t-ououate. La partie du soir, avant le coucher du soleil, est nommée par eux ouaheihei ; et celle qui est après le coucher du soleil, era-ouopo.

» Avec ces divisions de temps, ils observent les corps célestes d’une manière exacte ; ils savent que les étoiles fixes ne changent pas de position l’une à l’égard de l’autre : une longue expérience leur a fait découvrir celles qui se lèvent et se couchent à certaines saisons de l’année : ils déterminent par-là le mouvement progressif des planètes, et les points du compas pendant la nuit. Topia était si habile sur ces matières, que dans une navigation de près d’un an, au milieu d’une mer inconnue, il ne se trompa jamais en montrant au capitaine Cook de quel côté était Taïti. Ils distinguent chacune des planètes et différentes étoiles par des noms particuliers : le soleil s’appelle Era, et la lune Marama ; Vénus, Touroaa ; Jupiter, Matari, et Saturne, Na-ta-hia ; les pléiades portent le nom de E-ouhettoa oouhàa[2] ; Sirius ou le chien, Taouhettouroa ; les étoiles formant le baudrier d’Orion sont appelées E-ouhetto mahou ; la voie lactée, T’eiya, et une comète, ou une étoile brûlante, E-ouhettou-ouerra. Les naturels ont aussi un nom pour les étoiles tombantes, qu’ils appellent Epo ; ils croient que c’est un mauvais génie qui passe rapidement à travers les cieux. D’autres étoiles que celles dont on vient de parler ne leur sont pas étrangères ; mais leurs connaissances astronomiques ne s’étendent qu’aux parties du monde qui sont près de Taïti ; car à quelque distance de cette île, l’aspect varierait, et ils ne s’y reconnaîtraient plus. Cependant une astronomie aussi bornée et des pirogues aussi légères que les leurs ne les ont pas empêchés d’acquérir des connaissances sur la position des îles voisines. Topia, le plus intelligent des Indiens qu’aient jamais rencontrés les navigateurs européens sur ces îles, avait été à dix ou douze jours de navigation à l’ouest d’Oulietea ; et, suivant le calcul du capitaine Cook, il avait parcouru environ quatre cents lieues marines, ou vingt degrés de longitude. Tandis qu’il était sur l’Endeavour, il raconta l’histoire de ses voyages, et il donna les noms de plus de quatre-vingts îles qu’il connaissait ; il décrivit leur grandeur et leur position : il avait été sur la plupart de ces terres ; et comme il remarqua bientôt parmi les officiers du bord l’utilité des cartes, il donna les directions nécessaires pour en tracer une suivant son récit. Il indiquait toujours la région des cieux où chaque île est située, et observait en même temps si elle était plus grande ou plus petite que Taïti ; haute ou basse, habitée ou déserte, et il ajoutait de temps en temps des détails sur le pays.

» Leur système actuel de religion est un des polythéismes les moins révoltans qu’on ait inventés. Voici ce que nous en a appris Touavaï. Le mot d’eatoua a une signification d’une très-grande étendue : quoiqu’à proprement parler il signifie la Divinité, on peut aussi le traduire par le mot de génie. Ils admettent un être qu’ils appellent Eatoua-Rahaï, qui est le Dieu suprême, ou celui qui domine sur tous les autres. Chacune des îles qui environnent Taïti a sa divinité particulière, ou, comme on pourrait le dire avec raison, sa divinité tutélaire. Taïti et Eimeo sont sous la direction particulière de Oroua-Attou ; Tanè préside à Houaheiné ; O-rou à Oulietea ; Orra à O-Taha ; Taooutou à Bolabola ; O-Tou à Mauroua ; et Taroà est la divinité principale de Tabouamànou. C’est toujours à cette divinité particulière que le grand-prêtre de chaque île s’adresse dans les prières qu’il fait au grand moraï du prince de l’île. Ils croient que la grande divinité est la cause première de tous les êtres divins et humains ; et, comme ces peuples ont mêlé partout l’idée de la génération, on la retrouve dans l’origine de leurs dieux inférieurs : voilà pourquoi ils donnent à l’Eatoua-Rahaï une compagne du sexe féminin : tous les Eatouas inférieurs, et même les hommes, viennent de l’union de l’Eatoua-Rahaï avec cet être du sexe féminin. Sous ce point de vue, ils donnent à la grande divinité le nom de Ta-rou-Tèay-Etoumo, la grande tige génératrice ; mais sa femme n’est pas de la même nature que lui : ils croient que c’est une substance matérielle et dure, qu’ils appellent O-Te-Papa, un rocher. Ce couple a procréé O-hina, la déesse qui a créé la lune, et qui habite dans un nuage noir qu’on voit au milieu de cette planète ; Te-Vhettou Mataraï, le créateur des étoiles ; Oumarrio, le dieu et le créateur des mers ; Orré-Orré[3], qui est le dieu des vents. Mais la mer est sous la direction de treize dieux, qui ont tous des fonctions particulières, comme leurs noms semblent l’indiquer. Voici comment on les appelle : 1o. Ourou-Haddou ; 2o. Tamaoui ; 3o. Ta-àpi ; 4o. Atou Ariono ; 5o. Tania ; 6o. Tahou-Meonna ; 7o. Ota-Maouive[4] ; 8o. Ohvaï[5] ; 9o. Ohvatta ; 10o. Ta-Hua ; 11o. Tèou-t-eiya[6] ; 12o. Oma-dourou ; 13o. O-hvaddou. Le grand dieu Taroa T’Eay-Etoumou habite le soleil, qu’il a créé ; il est représenté sous la figure d’un homme qui a de beaux cheveux pendans jusqu’à terre ; il passe pour être la cause des tremblemens de terre : les naturels l’appellent alors O-Maoùi. Lorsque le capitaine Cook fit, en 1769, le tour de Taïti dans une chaloupe, il aperçut une figure grossière de ce dieu sous l’attribut d’O-Maoùi ; elle était dorée et couverte de plumes noires et blanches. C’est la seule fois que j’aie entendu parler d’une image ou d’une statue de leurs dieux ; et le capitaine Cook ne dit pas qu’on ait du respect pour cette grossière figure d’O-Maoùi. Suivant une tradition des Taïtiens, la grande divinité a créé les divinités inférieures, dont chacune a formé la partie du monde qui lui a été confiée ; l’un produisit les mers, un autre la lune, les étoiles, les oiseaux, les poissons, etc., etc. O-Maoùi, après avoir créé le soleil, saisit l’immense rocher Ote-Pàpa, sa femme, qu’il traîna de l’ouest à l’est à travers les mers : c’est alors que les îles qu’ils habitent maintenant se détachèrent de la grande masse ; O-Maoùi laissa ensuite cette grande terre à l’est, où elle existe maintenant. C’est à cette époque qu’on confia à chacune des divinités inférieures dont on a parlé plus haut le soin d’une île en particulier. On ne s’adresse pas au dieu Tané plus particulièrement qu’aux autres divinités, et on ne suppose pas qu’il a une plus grande part aux affaires du monde, si ce n’est à Houaheiné, parce que cette île est sous sa surveillance, et qu’il y est révéré comme la divinité tutélaire du pays. Outre ces dieux de la seconde classe, il y en a d’autres d’un rang encore inférieur ; l’un de ces petits dieux, appelé orometouà, est d’un caractère méchant ; il habite surtout près des moraïs et des toupapaous (des cimetières), dans ou près des petites caisses qui renferment les têtes des défunts ; chacune de ces caisses ou boîtes est appelée, par cette raison, te-hvarré note Orometouà, la maison du mauvais génie Orometouà. Les Taïtiens croient que le mauvais génie, invoqué par les prêtres, tue d’une manière subite celui sur qui doit tomber la vengeance de ce dieu. Je ne pense pas que leurs prêtres soient très-intègres : si on les corrompt, ils empoisonnent sans scrupule l’homme qu’on leur indique, et ils attribuent ensuite cette mort subite à la malignité d’Orometouà. Cette conjecture est d’autant plus probable, qu’on m’a assuré qu’il n’est pas rare de voir les prières des prêtres à Orometouà s’accomplir. J’ai entendu parler d’un autre génie ou d’un dieu inférieur, appelé Oromé-haouhaouri, qui a aussi le pouvoir de tuer les hommes, avec cette différence qu’on ne s’adresse pas à lui en le priant, mais seulement en sifflant. Les génies de la dernière classe sont appelés tihi. Les Taïtiens nous ont dit que c’est la substance qui voit, qui entend, qui a la sensation de l’odorat, du goût et du toucher, qui forme les pensées en dedans de nous ; qu’après la mort elle existe séparée du corps, mais quelle vit près des cimetières, et qu’elle rôde autour des cadavres ou des os qui y sont déposés : ils la respectent beaucoup, quoiqu’ils ne s’adressent à elle qu’en sifflant. Ils nous ont appris d’ailleurs que ces tihis habitent principalement les figures de bois qu’on place près des moraïs, et qu’ils sont mâles ou femelles suivant le sexe de la personne défunte ; ils les redoutent, car ils croient que ces génies se glissent pendant la nuit dans les maisons, qu’ils mangent le cœur et les entrailles de ceux qui dorment, et qu’ils les font mourir. Ainsi la religion, dans ces contrées comme dans beaucoup d’autres, ne sert qu’à rendre l’homme plus absurde et plus malheureux. »

  1. Quelques-uns des mois ont des noms d’une signification connue ; mais j’ignore ce que signifient les autres. O-porore-o-moua signifie la première faim ou le besoin. O-porore-o-mouri signifie la dernière faim : le fruit à pain étant au temps de sa maturité quand on en cueille des quantités considérables pour en faire de la pâte aigre, on peut expliquer pourquoi on a donné ces noms à ces deux mois. Le quatrième mois, Ouhi-èiya, a certainement rapport à la pêche à la ligne. Le huitième mois, O-te-ari, est ainsi nommé à cause des cocos nouveaux, qui probablement sont alors très-abondans. Le neuvième mois, O-te-taï, fait allusion à la mer ; le onzième, Ouae-ahou, à leur étoffe ; le douzième, Pipirri, à une sorte d’épargne ou d’avarice peut-être relativement à la provision des fruits. Les mots renfermés entre deux parenthèses sont les différentes manières d’écrire les noms par les différentes personnes qui les ont entendus.
  2. Je ne sais pas assez la langue de Taïti pour donner la signification littérale de tous ces noms, mais je puis la donner de quelques-uns. Les sept étoiles sont appelées Eouhetto-ouhaà, ou les étoiles du nid. Les Taïtiens ont probablement cru apercevoir la figure d’un nid dans la position de ces éloiles. Ta-houettou, nom du chien, signifie la grande étoile ; ils lui ont donne ce nom avec raison. T’Eiya, nom de la voie lactée, semble signifier une voile. E-ouhettou-ouerra, nom d’une comète, signifie l’étoile brûlante.
  3. Orri signifie le vent.
  4. Ma-ou signifie un requin.
  5. Ohvaï est le nom d’une pierre ou d’un caillou.
  6. T’Eiya est le nom d’un poisson ou d’une voile de pirogue.