Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII

Suite du CHAPITRE VII

Second voyage de Cook.

« Le 1er. janvier 1775 on s’arrêta devant des îles, et l’on alla reconnaître un port que l’on découvrit sur la côte nord-est de la Terre des États, et qui reçurent le nom d’îles et de port du Nouvel-An.

» La côte sud-ouest de la Terre du Feu, relativement aux goulets, îles, etc., peut, observe Cook, être comparée à celle de Norwége ; car je ne crois pas qu’il s’y trouve un espace de trois lieues où on ne voie un goulet ou un havre capable de contenir et d’abriter le plus gros vaisseau ; seulement jusqu’à ce que ces goulets soient mieux connus, il faut déterrer soi-même un mouillage. Plusieurs rochers cachés règnent le long de la côte ; mais heureusement aucun n’est éloigné de la terre ; la sonde peut en indiquer l’approche, en supposant que le temps obscur empêche de les voir ; car, à en juger par les endroits que nous avons sondés, il est plus que probable que tout le long de la côte et à plusieurs lieues en mer, la sonde trouve fond : en un mot, cette côte ne me paraît point aussi dangereuse qu’on l’a représentée.

» La Terre des États a à peu près dix lieues de long dans la direction de l’est à l’ouest ; sa largeur n’est nulle part de plus de trois ou quatre lieues. La côte est de roche, fort dentelée, et paraît former plusieurs baies ou goulets. Elle présente une surface de collines escarpées qui s’élèvent à une hauteur considérable, surtout près de l’extrémité occidentale : excepté les sommets de ces collines, la plus grande partie était couverte d’arbres et d’arbrisseaux ou d’herbages ; on n’y apercevait que peu ou point de neige. Les courans entre le cap Déséada et le cap Horn portent de l’ouest à l’est, c’est-à-dire, dans la même direction que la côte ; mais ils sont peu considérables. À l’est du cap, leur force s’augmente beaucoup, et leur direction est nord-est vers la Terre des États ; ils sont rapides au détroit de Le Maire, et le long de la côte méridionale de la Terre des États.

» Les îles du Nouvel-An sont si différentes de la Terre des États, qu’elles méritent une description particulière : celle où nous débarquâmes présente une surface d’une hauteur égale, et élevée d’environ trente à quarante pieds au-dessus de la mer, dont elle est défendue par une côte de roches : l’intérieur est couvert d’une sorte de glaïeul très-vert et fort long, qui croît sur de petits mondrains de deux ou trois pieds de diamètre, et d’environ autant d’élévation, en grosses touffes qui paraissent composées des racines de la plante nattées ensemble : parmi ces mondrains, on voit beaucoup de sentiers tracés par des ours de mer et les manchots, qui se retirent au centre de l’île. On y marche difficilement, car les chemins sont si sales, qu’on est quelquefois dans la boue jusqu’au genou. Outre cette plante, nous y remarquâmes d’autres graminées, une espèce de bruyère et du céleri. Toute la surface est humide ou mouillée, et sur la côte on distingue plusieurs ruisseaux. L’herbe qui fut surnommée glaïeul semble être la même qui croît aux îles de Falkland, et dont parle Bougainville comme d’une espèce de gladiolus, ou plutôt d’une sorte de graminée.

» Nous avons remarqué sur cette petite terre les espèces de phoques nommés lions et ours de mer, divers oiseaux de mer, et quelques-uns de terre. Comme c’était le temps des amours, nous avons vu un phoque mâle entouré de vingt ou trente femelles, très occupé à les retenir toutes près de lui, et écartant à force de coups les autres mâles qui voulaient se mêler dans son sérail. Plusieurs avaient une moindre quantité de lionnes. Quelques-uns n’en avaient qu’une ou deux ; et nous en observions çà et là un couché seul, et grondant dans un lieu écarté, sans souffrir que les mâles ni les femelles se tinssent dans les environs : nous jugeâmes que ceux-là étaient vieux et accablés par l’âge.

» Les ours de mer ne sont pas, à beaucoup près, aussi gros que les lions, mais ils le sont un peu plus que les phoques communs. Ils n’ont point ce long poil qui distingue le lion ; le leur est partout d’une longueur égale, et plus beau ; il ressemble à celui de la loutre, et en général il est gris de fer. Il n’était pas dangereux de marcher au milieu de ces animaux, car ils s’enfuyaient alors, ou ils restaient tranquilles. On courait seulement des risques à se placer entre eux et la mer ; si quelque chose les épouvante, ils se précipitent vers les flots en si grand nombre, que, si l’on ne sort pas de leur chemin, l’on est terrassé. Quelquefois, lorsque nous les surprenions tout à coup, ou que nous les éveillions (car ils dorment beaucoup, et ils sont très-lourds), ils élevaient leurs têtes, ils ronflaient, et montraient les dents d’un air si farouche, qu’ils semblaient vouloir nous dévorer ; mais, dès que nous avancions sur eux, ils s’enfuyaient.

» Le manchot est un oiseau amphibie très-connu ; je ferai observer seulement qu’il y en a des quantités prodigieuses sur ces îles : de sorte que nous en assommions autant qu’il nous plaisait avec un bâton. Je ne puis pas dire qu’ils sont bons à manger : souvent dans la disette nous les trouvions excellens ; mais c’était faute d’autres alimens frais. Ils ne pondent pas ici, ou bien ce n’était pas la saison, car nous n’aperçûmes ni œufs ni petits.

» Les nigauds pullulent aussi en grand nombre, et nous en apportâmes beaucoup à bord, parce qu’ils sont bons à manger. Ils s’approprient certains cantons, et y construisent leurs nids près du bord des rochers, sur les petits mondrains où croît le glaïeul : une autre espèce, plus petite que celle-ci, pond dans les crevasses des rochers.

» Les oies sont de l’espèce de celles de la rade de Noël : nous en aperçûmes peu ; quelques-unes avaient des petits. M. Forster en tua une différente de celles-ci en ce qu’elle était plus grosse, qu’elle avait un plumage gris et des pieds noirs. Les autres faisaient un bruit exactement pareil à celui du canard. Les canards sont en petit nombre ; quelques-uns sont de ceux que nous avons appelés chevaux de course. Ceux que nous tuâmes pesaient de vingt-neuf à trente livres ; ils étaient assez bons.

» Les oiseaux de mer étaient des mouettes, des hirondelles de mer, des goelands bruns, et un grand oiseau brun de la grosseur d’un albatros, que Pernetty appelle quebrantahuessos : nous le trouvâmes assez bon. Les oiseaux de terre sont des aigles ou des faucons, des vautours à tête chauve, des grives et quelques petits oiseaux.

» J’oubliais de dire qu’il s’y trouve des pics de mer ou des oiseaux auxquels nous donnions le nom de corlieux quand nous étions à la Nouvelle-Zélande ; mais nous en vîmes seulement quelques couples dispersés çà et là. Il ne sera pas inutile de faire observer que les nigauds sont les mêmes oiseaux que Bougainville appelle becs-scies ; mais il s’est trompé en disant que les quebrantahuessos sont leurs ennemis ; car cet oiseau est de la classe des pétrels : il ne se nourrit que de poisson, et on le trouve dans toutes les hautes latitudes méridionales.

» On est étonné de la paix dans laquelle vivent les animaux de ce petit canton : ils paraissent avoir formé une ligue pour ne pas troubler leur tranquillité mutuelle. Les lions de mer occupent la plus grande partie de la côte ; les ours de mer habitent l’intérieur de l’île, et les nigauds les rochers plus élevés : les manchots s’établissent où il leur est plus aisé de communiquer avec la mer et les autres oiseaux choisissent des lieux plus retirés. Nous avons vu tous ces animaux se mêler, et marcher ensemble comme un troupeau domestique, ou comme des volailles dans une basse-cour, sans jamais essayer de se faire du mal. J’ai souvent observé les aigles et les vautours eux-mêmes assis sur les mondrains parmi les nigauds, sans que ceux-ci, jeunes ou vieux, fussent alarmés de ce voisinage. On demandera peut-être comment vivent ces oiseaux de proie ; je crois qu’ils se nourrissent de carcasses de phoques, et des oiseaux qui meurent de différentes manières ; il est probable qu’ils ne manquent pas d’alimens.

» Des vaisseaux qui entreprendraient des expéditions pareilles à la nôtre pourraient se rafraîchir sur ces îles ; quoique la chair des phoques et des manchots ne soit pas très-bonne à manger, elle est infiniment plus salutaire que la viande salée. Si on cherchait avec soin les productions de ces différentes terres, il est vraisemblable qu’on y trouverait une quantité suffisante de céleri et de cochléaria pour en fournir à tout un équipage ; car nous avons remarqué ces deux plantes dans nos excursions. Les matelots mangèrent plusieurs jours des petits nigauds et des manchots ; ils comparaient les premiers à des poulets : ils rôtirent aussi plusieurs jeunes phoques ; mais la chair avait un degré de mollesse qui la rendait dégoûtante : les jeunes ours de mer qui avaient pris toute leur croissance étaient préférables, et d’un goût pareil à celui d’un mauvais bœuf ; mais il était impossible de toucher à celle des vieux lions et des vieux ours de mer.

» On quitta l’île du Nouvel-An le soir du 3 janvier 1775. Le lendemain, le vent du sud-est continua à souffler grand frais jusqu’à six heures du soir, qu’il sauta au nord-ouest en rafales violentes, qui nous assaillirent si subitement, que, n’ayant pas le temps de serrer les voiles, nous perdîmes un mât de perroquet, le bout-dehors d’une bonnette et une bonnette ; la bourrasque finit par une grosse pluie ; mais le vent resta au sud-ouest. Notre route fut sud-est, dans la vue de découvrir la côte étendue que marque Dalrymple dans sa carte, et où l’on place le golfe de Saint-Sébastien. Je projetai d’attaquer la pointe occidentale de ce golfe, afin d’avoir toutes les autres parties devant moi. Doutant un peu de l’existence de cette côte, cette route me parut la meilleure pour éclaircir cette matière, et reconnaître la partie australe de cet océan.

» Le 14 janvier, par 53° 56′ sud, et 39° 24′ ouest, on vit quelque chose que l’on prit d’abord pour une île de glace ; mais, dans la soirée, on reconnut que c’était une terre d’une hauteur considérable. En consultant le journal de Duclos-Guyot, il parut certain que c’était la terre qu’il avait vue à la fin de juin 1756, et qu’il avait nommée île Saint-Pierre.

» Le 15 on découvrit une île isolée, qui fut appelée Willis, du nom de la personne qui la vit la première. Il venait du sud une houle très-forte, indice certain qu’il n’y avait point de terre dans cette direction. Cependant la grande quantité de neige qui couvrait celle que nous avions en vue nous donna lien de penser qu’elle était d’une étendue considérable,et je préférai de commencer par explorer sa côte nord.

» Le 16, j’arrivai sur l’île de Willis. En avançant au nord, nous découvrîmes une autre île à l’est de l’île de Willis, entre celle-ci et la grande terre : remarquant qu’il existait un passage entre les deux îles, je gouvernai pour y entrer ; à cinq heures je me trouvai au milieu, et j’observai qu’il était large d’environ deux milles.

» L’île de Willis est un rocher élevé, peu étendu et entouré d’îlots de roches. L’autre île, que je nommai l’île Bird (de l’Oiseau), à cause du grand nombre d’oiseaux dont elle était remplie, n’est pas si élevée ; mais elle est beaucoup plus étendue, et elle est tout près de la pointe nord-est de la grande terre, que j’appelai le cap Nord.

» La côte sud-est de cette terre paraît former plusieurs baies en goulets au fond desquels nous observâmes des masses énormes de neige ou de glace, et surtout dans une baie qui gît à dix milles au sud-sud-est de l’île de l’Oiseau.

» Après avoir traversé le passage, nous rangeâmes la terre à une lieue de distance, jusqu’à près de dix heures du soir. À deux heures du matin du 17 on fit route vers la terre, avec un joli vent du sud-ouest ; je gouvernai le long de la côte, à la distance de quatre ou cinq milles, jusqu’à sept heures ; voyant alors l’apparence d’un goulet, je m’y dirigeai. Dès que nous approchâmes, de la côte, on mit en mer un canot sur lequel je montai avec MM. Forster et le docteur Sparrman, afin de reconnaître la baie avant d’y conduire le vaisseau : quand je quittai la Résolution, nous étions à environ quatre milles de la côte, la sonde rapportait quarante brasses. Je continuai à sonder sur la route, mais je ne trouvai point de fond pour trente-quatre brasses, longueur de la ligne que j’avais dans la chaloupe ; cette ligne fut aussi trop courte pour sonder la baie dans tous les endroits où je la remontai ; elle est large d’environ deux milles, et bien à l’abri de tous les vents ; je jugeai qu’elle peut avoir un bon mouillage. Comme j’étais résolu de ne pas y mener le vaisseau, je ne crus pas devoir employer mon temps à examiner ces lieux ; car il ne me paraissait pas probable qu’aucun navigateur dût profiter de mes découvertes : je débarquai en trois différens endroits, déployai notre pavillon, et pris possession du pays au nom du roi d’Angleterre, en faisant une décharge de mousqueterie.

» Le fond de la baie et les environs de chaque côté se terminaient par des rochers de glace perpendiculaires d’une hauteur considérable. Il s’en détachait continuellement des morceaux : pendant que nous étions dans la baie, une masse énorme tomba, et fit un bruit pareil à celui du canon.

» Ces masses sont absolument les mêmes que celles qu’on trouve dans les havres du Spitzberg : la glace ressemblait beaucoup à ces îles détachées que nous avions vues flotter en grande quantité dans les hautes latitudes méridionales.

» L’intérieur du pays n’était ni moins sauvage ni moins affreux. Les cimes des rochers se perdaient dans les nues, et les vallées étaient couvertes d’une neige éternelle ; on ne voyait pas un arbre, pas le plus petit arbrisseau : les seuls végétaux que nous y remarquâmes furent une sorte de graminée grossière, dont le chaume était fort, et qui croissait en touffes (dactylis glomerata), la pimprenelle, et une plante pareille à la mousse, qui sortait des rochers.

» Les rochers sont d’un schiste gris bleuâtre, en couches horizontales ; plusieurs fragmens de ce schiste couvraient partout la grève. Autant que nous pûmes les examiner, ils ne contenaient pas de minéraux.

» Les phoques étaient assez nombreux, mais plus petits que ceux de la Terre des États : peut-être que nous ne vîmes guère que des femelles, car les côtes fourmillent de leurs petits : nous n’en aperçûmes aucun de l’espèce que nous appelons lions ; mais il y en avait quelques-uns de ceux que le rédacteur du Voyage d’Anson décrit sous ce nom.

» L’un de ceux-ci que nous tuâmes avait tout le corps d’un gris foncé, avec une légère teinte olive, à peu près comme les phoques de l’hémisphère septentrional : il ressemblait aussi à ces animaux par la forme de ses pieds de devant, et il n’avait pas non plus d’oreilles extérieures. Son nez, très-saillant au delà de sa bouche, était surmonté d’une peau ridée et flottante : peut-être qu’elle est mobile, et que, quand le phoque est en colère, elle forme une espèce de crête telle que la représente la figure qui est dans le Voyage d’Anson[1]. Celui que nous examinâmes était long d’environ treize pieds, mais à proportion plus mince que le lion de mer à crinière de la Terre des États.

» Tous les phoques y étaient plus hardis que ceux des îles du Nouvel-An ; ils ne s’enfuyaient pas pour nous faire place. Le petits aboyaient après nous : ils nous poursuivaient quand nous passions près d’eux, et ils essayaient de nous mordre les jambes.

» Les manchots étaient les plus gros que j’aie jamais vus ; nous en rapportâmes à bord quelques-uns qui pesaient de vingt-neuf à trente-huit livres : ils avaient trente-neuf pouces de long. Leur ventre était d’une grosseur énorme, et couvert d’une grande quantité de graisse : ils ont de chaque côté de la tête une tache ovale d’un jaune brillant, ou de couleur d’orange bordé de noir ; tout le dos est d’un gris noirâtre ; le ventre, le dessous des nageoires, et l’avant du corps sont blancs ; ils étaient si stupides, qu’ils ne nous fuyaient point, et nous les tuâmes à coups de bâton.

» On voit, par la description que fait Bougainville, des animaux des îles Falkland, que ces manchots s’y trouvent. Il y avait aussi des albatros, des mouettes communes, des goelands bruns, des hirondelles de mer, des nigauds, des plongeons, et des petits oiseaux blancs et jaunes : nous en tuâmes deux qui étaient d’un excellent goût.

» Nous ne vîmes d’autres oiseaux de terre que de petites alouettes : nous n’y rencontrâmes aucun quadrupède. M. Forster, à la vérité, observa de la fiente qu’il jugea être celle d’un renard, ou de quelque autre animal semblable. Les terres, ou plutôt les rochers qui bordent la côte de la mer, n’étaient pas couverts de neige comme l’intérieur du pays. Après avoir fait ces observations, je me rembarquai avec une assez grande quantité de phoques et de manchots, que je distribuai à l’équipage. Je donnai le nom de baie de Possession à celle que nous avions visitée : quelques milles à l’ouest de la baie de Possession, entre cette baie et le cap Buller, se trouve la baie des Îles, que j’ai ainsi appelée à cause de plusieurs petites îles qui gisent dans son travers et dans son intérieur.

» Dès que la chaloupe fut remontée, nous fîmes voile le long de la côte jusqu’à une pointe avancée, qui a obtenu le nom de cap Saunders. Au delà de ce cap, s’ouvre une baie assez large que j’ai nommée baie Cumberland. En plusieurs endroits du fond de cette baie, ainsi que dans quelques autres baies de moindre étendue qui gisent entre le cap Saunders et la baie de Possession, on voyait de grands espaces couverts de neige glacée ou de glace solide.

» L’aspect de la terre est à peu près le même partout : les montagnes, extrêmement élevées au sud, offraient des cimes déchirées et aiguës.

» Le 28 nous découvrîmes au sud-ouest une île qui reçut le nom de Cooper, mon premier lieutenant.

» À deux heures du matin du 20 nous fîmes voile au sud-ouest pour doubler l’île Cooper. C’est un rocher d’une hauteur considérable, d’environ cinq milles de tour, et situé au milieu de la grande terre, dont la côte prend ici une direction sud-ouest.

» On vit, en allant au sud-ouest, que la côte de la grande terre se dirigeait au nord-ouest. À neuf lieues de distance, dans cette direction, était une île qui fut appelée île Pickersgill, du nom de mon troisième lieutenant : bientôt une pointe de la grande terre au delà de cette île se montra dans la direction du nord-ouest. Il nous fut démontré par-là que cette grande terre, que nous avions jugée comme faisant partie d’un grand continent, n’est qu’une île de soixante-dix lieues de tour.

» Qui aurait jamais pensé qu’une terre aussi peu étendue que celle-ci, située entre le 54e. et le 56e. parallèle, fût, au milieu de l’été, couverte presqu’en entier, à plusieurs brasses de hauteur, d’une neige glacée, et surtout sur sa côte sud-ouest ? Les flancs et les sommets escarpés des hautes montagnes étaient eux-mêmes revêtus de neige et de glace ; mais la quantité qui se trouva dans les vallées est incroyable ; et au fond des baies, la côte aboutissait à une muraille de glace d’une élévation considérable. Sans doute il se forme ici pendant l’hiver beaucoup de glaces, qui, au printemps, se détachent et se dispersent sur la mer ; mais cette île ne peut pas produire la dix-millième partie de celle que nous vîmes ; de sorte qu’il doit y avoir d’autres terres où la glace se forme en pleine mer. Ces réflexions m’ont conduit à penser qu’une terre vue la veille appartenait peut-être à une côte étendue : j’espérais donc toujours découvrir un continent. Il faut avouer que je ne fus pas beaucoup affligé en reconnaissant que je me trompais.

» Je donnai à cette terre le nom d’île de Géorgie, en l’honneur de S. M. Georges iii : elle gît entre 53° 57′ et 54° 57′ de latitude sud, et entre 38° 13′ et 35° 34′ de longitude ouest ; elle s’étend du sud-est au nord-ouest ; elle a trente-une lieues de long dans cette direction, et sa plus grande largeur est d’environ dix lieues. Elle paraît remplie de baies et de havres, surtout sur la côte du nord-est ; mais la prodigieuse quantité de glaces doit la rendre inaccessible la plus grande partie de l’année, ou du moins il doit être dangereux d’y mouiller, à cause de la rupture des rochers de glace. Il faut remarquer que, sur toute la côte, nous ne vîmes pas une rivière ou un courant d’eau douce. Il est très-probable que les sources y tarissent quelquefois, et que l’intérieur, étant fort élevé, ne jouit jamais d’assez de chaleur pour fondre toute la neige qui serait nécessaire à la formation d’une rivière ou d’un courant d’eau. La côte seule reçoit une chaleur suffisante pour fondre la neige, ce qui arrive seulement sur la partie nord-est ; car l’autre, se trouvant exposée aux vents froids du sud, est un peu privée des rayons du soleil par la hauteur extraordinaire des montagnes. J’avais supposé que Bouvet ne découvrit que de grandes îles de glace, dans la persuasion que la côte d’une terre située par 54 degrés de latitude ne pouvait pas, au milieu de l’été, être entièrement couverte de neige ; mais, après avoir vu celle-ci, je n’eus plus de doute sur l’existence du cap de la Circoncision, et je crus que je rencontrerais plus de terre que je ne pourrais en reconnaître. C’est avec ces idées que je quittai la côte, et je dirigeai ma route à l’est-sud-est, vers celle que nous avions vue la veille.

» Nous ne nous fûmes pas plus tôt éloignés de la côte, que le temps, qui avait été très-beau depuis quatre jours et très-favorable pour explorer les terres nouvelles, vint à changer. Il s’éleva un coup de vent accompagné de brume et de pluie : heureusement qu’il ne dura que jusqu’à minuit. La terre vers laquelle on se dirigeait était si enveloppée dans la brume, que l’on n’était pas sûr de sa position. Les brouillards continuèrent les 21, 22 et 23 ; ce qui nous obligea de changer fréquemment de route.

» Le 23, tandis que par la bordée que l’on courait on croyait s’éloigner de terre, le lieutenant Clerke aperçut à onze heures des brisans à un demi-mille à l’avant ; en même temps des cormorans, qui ne s’éloignent pas beaucoup de terre, vinrent à bord. Nous reconnûmes alors que nous avions, sans le savoir, tourné fort heureusement tout autour d’une terre sur laquelle, sans cela, nous nous serions brisés. C’était un groupe d’îlots qui reçut le nom de Clerke.

» On a supposé, observe Forster, que toutes les parties de ce globe, même celles qui sont les plus affreuses et les plus stériles, sont propres à être habitées par des hommes. Avant d’aborder sur la Géorgie, nous n’étions pas éloignés d’adopter cette opinion, puisque les rochers sauvages de la Terre du Feu sont peuplés : mais le climat de la Terre du Feu est doux en comparaison de celui de la Géorgie ; car le thermomètre était ici au moins de 10 degrés plus bas. L’extrémité sud de l’Amérique a d’ailleurs l’avantage de produire assez d’arbrisseaux et de bois pour fournir aux besoins des naturels, qui peuvent se garantir de la rigueur du froid, et rendre par la cuisson leurs alimens plus sains. Comme la Nouvelle-Géorgie ne produit ni bois ni aucun combustible qui puisse en tenir lieu, je crois qu’il serait impossible à une race d’hommes de s’y perpétuer, lors même qu’à la place de la stupidité des Pecherais ils auraient toute l’industrie des Européens. Les étés de cette nouvelle île sont très-froids : le thermomètre n’a jamais monté à plus de 10° au-dessus du point de congélation pendant notre séjour sur la côte ; et, quoique nous ayons lieu de croire que les hivers n’y sont pas aussi froids en proportion que dans notre hémisphère, il est probable qu’il existe au moins entre les deux saisons une différence de 20 ou 30 degrés suffisante pour tuer tout homme qui aurait survécu aux rigueurs de l’été, surtout s’il n’avait pas contre la rigueur des élémens d’autres préservatifs que ceux que fournit le pays ; mais, outre que la Géorgie australe est inhabitable, elle ne paraît pas contenir de productions qui puissent y attirer de temps en temps les vaisseaux européens. Les phoques, dont la graisse est un objet de commerce, sont beaucoup plus nombreux sur les côtes désertes de l’Amérique méridionale, des îles Falkland et du Nouvel-An, et on les y prend avec bien moins de danger. Si nos pêches annuelles dépeuplent entièrement l’Océan septentrional de baleines, peut-être qu’on recourra à l’autre hémisphère, où elles abondent ; mais il semble qu’il serait peu nécessaire, pour en rencontrer, de s’avancer au sud jusqu’à la Nouvelle-Géorgie, puisque les Portugais et les habitans de l’Amérique nord en ont dernièrement tué une grande quantité sur la côte de l’Amérique méridionale sans dépasser les îles Falkland. Il est donc probable que, si jamais la Géorgie australe devient importante dans l’histoire du monde, cette époque fort éloignée n’arrivera peut-être que lorsque la côte des Patagons et la Terre du Feu seront civilisées comme l’Écosse et la Suède.

» Le 25 janvier 1775 la Résolution fit route à l’est, et bientôt les îles de glace et les glaçons flottans reparurent. Un temps brumeux, accompagné de neige et de pluie, rendait la navigation dangereuse et fatigante ; on fut obligé de changer plusieurs fois de route.

» Tout l’équipage était épuisé. Nous n’avions pénétré, ajoute Forster, qu’à quelques minutes au delà de 60 degrés sud lorsqu’on revira. La plupart des matelots étaient attaqués de rhumatismes et de rhumes ; quelques-uns éprouvaient de temps en temps des maux de cœur qui les faisaient subitement tomber en défaillance. Le thermomètre se tint à 35 degrés dans ces hautes latitudes, et ce degré de froid, ainsi que les pluies de neige et les brumes humides, retardaient infiniment la convalescence des malades.

» Je n’avais pas dessein, dit Cook, d’aller plus loin au sud, à moins que je n’observasse des signes certains de l’approche de la terre. En effet, il n’eût pas été prudent de ma part d’employer mon temps à vouloir pénétrer dans le sud, quand il était au moins aussi probable qu’on pouvait trouver une grande terre près du cap de la Circoncision. Enfin j’étais las de ces latitudes élevées où l’on ne rencontre que de la glace et des brumes épaisses. Nous avions alors une forte houle de l’ouest, indication qu’il n’y avait pas de terre dans cette direction.

» Continuant à cingler au nord-est, le 30, nous dépassâmes une des plus grandes îles de glace que nous eussions vues pendant le voyage ; et quelque temps après, nous en laissâmes de l’arrière d’autres beaucoup plus petites : toujours des brumes et de la pluie mêlée de neige.

» À six heures du lendemain au matin, vent à l’ouest, la brume s’éclaircit heureusement un peu, et nous découvrîmes terre à trois ou quatre milles de l’avant. Sur cela, je serrai le vent au nord ; mais, trouvant que nous ne pouvions pas la doubler sur ce bord, je revirai bientôt par cent soixante- quinze brasses à trois milles de la côte, et à environ une demi-lieue de quelques brisans. Le ciel s’éclaircit encore davantage, et nous vîmes assez bien la terre. Nous reconnûmes que c’étaient trois îlots de roche, d’une hauteur considérable, noirs, caverneux et escarpés, habités par des troupes d’oiseaux, et battus par des lames terribles : des brouillards épais voilaient la partie supérieure des montagnes. Le plus extérieur des îlots se terminait en un pic très-haut ; il fut appelé pic de Freezeland, du nom de celui qui le découvrit le premier. Tout le monde crut que la hauteur perpendiculaire de ce pic couvert de neige n’était guère moins de deux milles. Notre latitude était de 59° sud, et notre longitude de 27° ouest. Derrière et à l’est de ce pic se montrait une côte élevée, dont les sommets couverts de neige se voyaient au-dessus des nuages ; je la nommai cap Bristol. Nous apercevions dans le même temps, au sud-ouest, une autre côte élevée : la latitude observée fut de 59° 13′ sud, et la longitude 27° 45′ ouest. J’appelai cette terre Thulé australe, parce que c’est la terre la plus méridionale qu’on ait encore découverte : elle présente une surface très-haute, et elle est partout couverte de neige. Quelques personnes de l’équipage crurent voir terre dans l’espace qui est entre Thulé et le cap Bristol : il est plus que probable que ces deux terres sont liées, et que cet intervalle est une baie profonde, que j’ai appelée baie Forster.

» À une heure, comme nous ne pouvions pas doubler Thulé, nous revirâmes pour faire route au nord. Bientôt après le vent diminua, et nous fûmes abandonnés à la merci d’une grosse houle de l’ouest, qui portait directement sur la côte.

» Le sommet des hautes montagnes étant enveloppé de brouillards, et leurs flancs d’une neige qui se prolongeait jusqu’au bord de l’eau, il aurait été difficile de prononcer si ce que nous avions devant les yeux était une terre ou une île de glace, sans les rochers creux qui nous offrirent l’aspect de leurs cavernes noires.

» Nous sondâmes ; mais une ligne de deux cents brasses ne rapporta point de fond. À huit heures, le temps, qui avait été très-brumeux, s’éclaircissant, nous vîmes le cap Bristol qui se terminait en une pointe au nord, au delà de laquelle nous ne pouvions pas apercevoir de terre. Cette découverte nous délivra de la crainte d’être portés par la houle sur la plus affreuse côte du monde, et nous continuâmes à marcher au nord toute la nuit avec un vent léger de l’ouest.

» Le 1er. février, à quatre heures du matin, nous découvrîmes une nouvelle côte qui, à six heures, nous restait au nord-est. Nous reconnûmes ensuite que c’était un promontoire, que je nommai cap Montague : il est à sept ou huit lieues au nord du cap Bristol. La terre se montrait d’espace en espace entre ces deux caps, ce qui me fit conclure que toutes ces côtes sont liées entre elles. Je fus fâché de ne pouvoir pas déterminer ce point avec plus de certitude ; mais la prudence ne permettait pas de me hasarder près d’une côte sujette à des brumes épaisses et dépourvue de mouillage, où chaque port était bloqué et rempli de glace, et tout le pays, depuis le sommet des montagnes jusqu’au bord des rochers qui terminent la côte, couvert à plusieurs brasses de profondeur d’une neige éternelle. Les rochers indiquaient seuls qu’il y avait de la terre au-dessous.

» Plusieurs grandes îles de glace paraissaient sur la côte. L’une d’elles attira mon attention ; sa hauteur et son contour étaient d’une étendue considérable ; elle avait une surface plate et des côtes perpendiculaires, sur lesquelles les vagues de la mer n’avaient fait aucune impression, ce qui me fit juger qu’elle n’était pas détachée depuis long-temps de terre, et qu’elle venait peut-être de sortir de quelque baie sur la côte où elle s’était formée.

» À midi, la latitude observée fut de 58° 25′ sud. À deux heures de l’après-midi, comme nous courions au nord, nous vîmes une terre au nord-nord-est, à quatorze lieues de distance. La nouvelle terre s’étendait du nord à l’est. Nous crûmes en avoir une autre plus à l’est, et derrière celle-ci.

» Après avoir gouverné au nord toute la nuit, à six heures du lendemain au matin nous aperçûmes une nouvelle terre au nord-est, à environ dix lieues ; elle se montrait sous l’apparence de deux mondrains qui s’élevaient au-dessus de l’horizon ; mais nous la perdîmes bientôt de vue ; il s’éleva un vent frais du nord-nord-est ; je courus sur la terre la plus septentrionale que nous avions vue la veille ; nous ne pûmes pas la doubler ; la côte, qui s’étendait de l’est au sud-est, ressemblait beaucoup à une île d’environ huit ou dix lieues de tour. Elle présente une surface d’une hauteur considérable, dont le sommet se perdait dans les nues. Nous observâmes une pente ou grève plate qui se prolongeait au nord, et qui était remplie de rochers empilés dans tout le désordre du chaos. Cette côte semblait privée même des animaux amphibies qui habitent la Géorgie australe.

» Comme toutes les terres voisines, elle était couverte d’une nappe de neige ou de glace, excepté sur une pointe avancée à la côte septentrionale, et sur deux collines qu’on apercevait au delà de cette pointe, et qui étaient probablement deux îles : ces cantons paraissaient revêtus d’un gazon vert. Quelques grandes îles de glace se voyaient au nord-est, et d’autres au sud.

» Ayant couru au large jusqu’à midi, je revirai sur la terre, afin de reconnaître si c’était une île. Le ciel, devenu très-brumeux, se chargea enfin d’un brouillard épais qui m’arrêta : il était dangereux de m’approcher de la côte ; de sorte qu’après avoir couru vers le rivage le même espace que nous avions couru au large, je revirai de bord, et je mis le cap au nord-ouest sur la terre que nous avions vue le matin, et qui était encore à une distance considérable. Ainsi nous fûmes obligés d’abandonner l’autre, supposant que c’était une île, que j’ai appelée île Saunders. Elle git par 57° 49′ de latitude sud, et 26° 44′ de longitude ouest.

» Nous ignorions si c’était réellement une île, car on voyait alors dans l’est une terre qui peut être liée avec celle-ci, ou qui en est séparée ; c’était peut-être aussi la même que nous avions vue le soir de la veille. Quoi qu’il en soit, il était nécessaire d’examiner la terre au nord avant d’avancer plus loin à l’est. Le 3 nous aperçûmes la terre que nous cherchions, et que nous reconnûmes ensuite pour être deux îles. Je les appelai îles de la Chandeleur, à cause du jour où on les a découvertes : elles ne sont pas d’une grande étendue ; mais leur élévation est considérable, et la neige en couvrait partout la surface. Le temps était si brumeux, que nous perdîmes bientôt ces îles de vue, et nous ne les revîmes pas jusqu’à midi à la distance de trois ou quatre lieues.

» Nous rencontrâmes plusieurs grandes îles de glace, des glaces flottantes et beaucoup de manchots. À minuit nous atteignîmes tout à coup des lames d’une eau extraordinairement blanche, qui alarmèrent tellement l’officier de quart, qu’il revira de bord sur-le-champ. Quelques personnes crurent que c’était un radeau de glace, d’autres que c’était un bas-fond : on reconnut ensuite que c’était un banc de poissons.

» Nous portâmes au sud jusqu’à deux heures du lendemain au matin, que nous reprîmes notre route à l’est avec une brise faible du sud-sud-est, qui, ayant fini par un calme à six heures, me fournit l’occasion de mettre une chaloupe en mer, pour reconnaître s’il existait un courant : on reconnut qu’il n’y en avait point. Quelques baleines jouaient autour de nous, et une grande quantité de manchots nous environnaient. Nous tuâmes quelques-uns de ces oiseaux : ils étaient de la même espèce que nous avions vue auparavant au milieu des glaces, et différens de ceux de la terre des États et de l’île de la Géorgie. Il est à remarquer que nous n’avions pas vu un phoque depuis notre départ de cette côte. Le temps était toujours brumeux, accompagné de neige et de pluie ; les glaces flottantes étaient fréquentes.

» Aucun manchot ne frappa nos regards le 5, ce qui me fit conjecturer que nous laissions la terre derrière nous, et que nous avions déjà vu son extrémité septentrionale.

» Nous fîmes route au sud et au sud-est jusqu’au lendemain à midi : étant alors par 58° 15′ de latitude sud, et 21° 34′ de longitude ouest, ne voyant ni terre ni rien qui en indiquât, je conclus que celle que nous avions aperçue, et que j’ai nommée Terre de Sandwich, est un groupe d’îles ou une pointe du continent ; car je crois fermement qu’il y a près du pôle une étendue de terre où se forment la plupart des glaces répandues sur ce vaste océan austral ; il me paraît probable aussi qu’il se prolonge le plus au nord, vis-à-vis l’Océan atlantique austral, et vis-à-vis la mer de l’Inde, parce que nous y avons toujours trouvé la glace plus loin au nord que partout ailleurs ; ce qui, je crois, n’arriverait pas, s’il n’y avait point de terre au sud ; je veux dire, s’il n’y avait pas de terre d’une étendue considérable ; car, en supposant qu’il n’existe point de pareilles terres, et que la glace peut se former sans elles, il s’ensuit que le froid doit être partout à peu près égal autour du pôle jusqu’au 70 ou 60e. parallèle, ou assez loin pour se trouver hors de l’influence d’aucun des continens connus ; par conséquent nous devions voir de la glace partout sous le même parallèle ou aux environs ; et cependant nous avions éprouvé le contraire. Très-peu de vaisseaux ont rencontré de la glace en doublant le cap de Horn ; et nous en avons vu très-peu au-dessous du 60e. degré de latitude dans le grand Océan austral ; au lieu que dans l’Océan atlantique, vers le méridien de 40° ouest, et le 50 ou 60e. degré est, nous en avons rencontré au nord jusqu’au 51e. degré. Bouvet en a rencontré par 48°, et d’autres en ont vu dans une latitude beaucoup plus basse. J’avoue cependant que la plus grande partie de ce continent austral (en supposant qu’il existe) doit être en dedans du cercle polaire, où la mer est si remplie de glaces, qu’elle devient inabordable. Le danger qu’on court à reconnaître une côte dans ces mers inconnues et glacées, est si grand, que personne, j’ose le dire, ne se hasardera à aller plus loin que moi, et que les terres qui peuvent être au sud ne seront jamais reconnues : il faut affronter des brumes épaisses, des tourmentes de neige, un froid perçant, et tout ce qui peut rendre la navigation dangereuse : l’aspect des côtes, plus horribles qu’on ne peut l’imaginer, accroît encore ces difficultés. Ce pays est condamné par la nature à ne jamais sentir la chaleur des rayons du soleil, et à rester enseveli dans des neiges et des glaces éternelles. Les ports, s’il s’en trouve sur ces côtes, sont sûrement remplis de neiges glacées d’une grande profondeur ; mais s’il en était d’assez ouvert pour y admettre un vaisseau, le bâtiment courrait risque d’y rester attaché pour jamais, ou d’en sortir au milieu d’une île de glace. Les îles et les glaçons qui sont sur la côte, les gros morceaux de glace qui tombent, ou bien des tourmentes d’une neige épaisse, accompagnées d’une gelée vive, seraient également funestes.

» Après cette explication, le lecteur ne doit pas s’attendre à me trouver désormais dans une latitude plus avancée au sud : j’avais cependant grande envie d’approcher davantage du pôle ; mais il aurait été imprudent de risquer de faire perdre au public toutes les découvertes de cette expédition, en découvrant et reconnaissant une côte dont les relèvemens ne seraient d’aucune utilité, ni à la navigation, ni à la géographie, ni à aucune autre science. Il nous restait encore à vérifier la découverte qu’on disait avoir été faite par Bouvet : d’ailleurs nous n’étions pas en état d’entreprendre de grandes choses ; et quand le vaisseau aurait été bien équipé et bien pourvu, nous manquions de temps. Les soixante grands tonneaux de choucroute étaient entièrement consommés ; tout le monde éprouvait un malaise de cette privation.

» Je me déterminai donc à changer de route, et à courir à l’est avec un vent très-fort du nord, accompagné de neige, qui tombait en gros flocons. La quantité qui remplissait nos voiles était si grande, que nous étions souvent obligés de jeter le vaisseau dans le milieu du vent pour les en débarrasser : sans cette précaution, la voilure ni le bâtiment n’auraient pu en supporter le poids.

» Le 17 février à midi nous atteignîmes le parallèle assigné au cap de la Circoncision. Le temps et le vent étaient favorables à la recherche que je m’étais proposé de faire ; le 19 je passai sur l’endroit où il est placé par Bouvet. On ne rencontra pas la moindre apparence de terre, et l’on ne vit passer qu’un petit nombre d’îles de glace. Nous courûmes sous le même parallèle jusqu’au 25, que nous fîmes route au nord.

» Le 16 mars, à la pointe du jour, nous vîmes enfin des vaisseaux, dont l’un portait pavillon hollandais : il était à environ deux lieues ; mais nous désirions trop avidement des nouvelles d’Europe pour faire attention à cette distance.

» Le 18 je fis mettre la chaloupe en mer, et à une heure après midi elle revint nous dire que ce vaisseau arrivait du Bengale. Le capitaine, M. Bosch, eut la bonté de nous offrir du sucre, de l’arak, et tout ce qu’il put nous donner. Des matelots anglais, qui se trouvaient à bord de ce bâtiment, apprirent à nos gens que l’Aventure était arrivée au cap de Bonne-Espérance une année auparavant, et que l’équipage d’une de ses chaloupes avait été massacre et mangé par les habitans de la Nouvelle-Zélande ; le lendemain, le second vaisseau vint à nous ; il était Anglais, il nous donna du thé, des provisions fraîches et de vieilles gazettes, qui eurent à nos yeux le mérite de la nouveauté.

» Le 22 mars 1775, qui était pour nous le mercredi, mais pour les habitans du Cap le mardi 21, nous jetâmes l’ancre dans la baie de la Table, où mouillaient plusieurs vaisseaux hollandais, quelques-uns français, et la Cérès, capitaine Newte, bâtiment anglais de la Compagnie des Indes, venant de Chine, et allant directement en Angleterre : j’envoyai par le capitaine, à l’amirauté, une copie de mon journal, avec des cartes et des dessins.

» Tandis qu’on arrangeait l’ancre, je dépêchai un officier au gouverneur, pour l’informer de notre arrivée, et lui demander les munitions et les rafraîchissemens dont nous avions besoin : il les accorda avec empressement. Dès que l’officier fut de retour, nous saluâmes la garnison de treize coups de canon, et à l’instant on nous rendit ce salut coup pour coup.

» J’appris alors que l’Aventure avait relâché au Cap en retournant en Angleterre, et j’y trouvai une lettre du capitaine Furneaux, qui m’instruisait de la perte de sa chaloupe, et de dix de ses meilleurs hommes dans le canal de la Reine Charlotte. » Voici la relation qu’il en donne.

« Sur la fin de notre séjour à la Nouvelle-Zélande, en décembre 1773, les insulaires du port de la Reine Charlotte se rendirent à bord comme auparavant ; ils nous vendirent du poisson, des armes et des outils de leur fabrique, pour des clous, etc. : ils paraissaient très-bien disposés pour nous : cependant ils vinrent deux fois à nos tentes au milieu de la nuit dans l’intention de nous voler ; mais on les découvrit avant qu’ils se fussent emparés de rien.

» Le 17, après avoir achevé l’eau et le bois dont nous avions besoin, et tout disposé pour appareiller, le grand canot alla cueillir des plantes comestibles : je chargeai M. Rowe, midshipman, de commander ce petit équipage, et je lui ordonnai de revenir le soir, parce que je voulais mettre à la voile le lendemain ; mais le bateau ne revenant pas le même soir, ni le lendemain au matin, je conçus de vives inquiétudes ; j’envoyai donc un canot sous le second lieutenant M. Burney, avec des matelots et dix soldats de marine. Je chargeai M. Burney de bien examiner la baie orientale, et ensuite de se rendre à l’anse où M. Rowe avait dû aller ; et s’il n’y trouvait aucun vestige de la chaloupe, de remonter le canal, et de s’en revenir le long de la côte ouest. Comme M. Rowe était parti du vaisseau une heure avant le temps fixé, et à la hâte, j’étais persuadé que sa curiosité l’avait conduit dans la baie orientale, où personne de l’équipage n’avait jamais été, ou bien que quelque accident était arrivé au canot, qu’il avait été emporté à la dérive par la négligence de celui qui le gouvernait, ou qu’il s’était brisé au milieu des rochers : ce fut l’opinion générale ; et d’après cette supposition, l’aide du charpentier s’embarqua, et prit quelques feuilles de fer-blanc. Je ne soupçonnai pas que nos gens pussent avoir été attaqués par les naturels, car nos canots avaient souvent été beaucoup plus haut avec moins de monde. Je reconnus bientôt quelle était mon erreur. M. Burney, de retour à onze heures le même soir, nous raconta ce qui suit :

» Ayant doublé l’île en dedans de la pointe, j’examinai chaque anse à bas-bord sur ma route ; je regardai soigneusement tout autour avec une lunette que j’avais prise à cet effet. À une heure et demie, nous nous arrêtâmes à une grève à gauche, qui se prolongeait vers le haut de la baie, pour y cuire quelques alimens, car nous n’avions emporté que de la viande crue. Durant cette opération, je vis sur la côte opposée un Indien qui courait le long du rivage au fond de la baie : notre viande étant apprêtée, nous nous rembarquâmes, et bientôt nous arrivâmes au fond, où nous aperçûmes une bourgade zélandaise.

» Comme nous nous approchions, quelques insulaires descendirent sur les rochers, et nous avertirent par signes de nous en retourner ; mais voyant que nous ne faisions aucune attention à eux, ils changèrent de ton. Nous trouvâmes six grandes pirogues tirées sur la grève ; la plupart doubles, et beaucoup de naturels, quoiqu’il n’y en eût pas autant qu’on aurait pu l’attendre du nombre des maisons et de la grandeur des pirogues. Laissant les matelots pour garder le canot, je descendis à terre avec le caporal et cinq soldats de marine. J’examinai la plupart des habitations ; je n’y vis rien qui pût me donner du soupçon. Trois ou quatre sentiers bien battus conduisaient par les bois à plusieurs autres maisons ; mais les insulaires continuant à montrer à notre égard des dispositions amicales, je crus inutile de pousser plus loin nos recherches. En retournant à la grève, je vis qu’un Indien avait apporté un paquet d’hepatous (de longues piques) ; mais observant que je le regardais d’un air très-sérieux, il les mit à terre et se promena avec une indifférence apparente. Quelques-uns de ses compatriotes semblèrent effrayés : je donnai un miroir à un, et un grand clou à un second. À l’aide de ma lunette j’examinai tous les environs ; mais je ne vis ni chaloupe, ni pirogue, ni rien qui annonçât des habitans. Je me contentai de tirer des coups de fusil, comme j’avais fait dans toutes les anses que j’avais dépassées dans ma route.

» Je rangeai alors de près la côte orientale, et j’arrivai à un autre village où les Indiens nous invitèrent à descendre à terre : je leur demandai des nouvelles de la chaloupe ; ils répondirent qu’ils n’en savaient point. Ils semblaient tous bien intentionnés, et nous vendirent du poisson. Une heure après notre départ de cette plage, je remarquai sur une petite grève une grande double pirogue qui venait d’y échouer, avec deux hommes et un chien. Dès que les naturels nous aperçurent, ils sortirent de leurs pirogues et s’enfuirent dans les bois. J’espérais qu’on me donnerait dans ce lieu des nouvelles du canot de M. Rowe. Nous allâmes à terre, nous y trouvâmes des débris du canot, et des souliers, dont l’un fut reconnu pour avoir appartenu à M. Wood-House, un de nos midshipmen. Un matelot m’apporta en même temps un morceau de viande, croyant que c’était de la viande salée qu’avait emportée l’équipage du canot ; mais en l’examinant et la sentant, je trouvai qu’elle était fraîche. M. Fanin (le maître d’équipage), qui m’accompagnait, supposa que c’était de la cbair de chien. J’adoptai son opinion, car j’ignorais encore que cette peuplade fût cannibale ; mais la preuve la plus horrible et la plus incontestable nous en convainquit bientôt.

» Apercevant une vingtaine de paniers placés sur la grève, et fermés avec des cordages, nous les ouvrîmes : les uns étaient remplis de chair rôtie, et d’autres de racines de fougère, qui servent de pain aux naturels. En continuant nos recherches, nous trouvâmes plusieurs autres souliers, et une main, que nous reconnûmes sur-le-champ pour être celle de Thomas Hill, parce qu’elle représentait les lettres T. H, tatouées à la manière des Taïtiens. Nous remontâmes, à quelque distance, dans les bois ; mais nous n’aperçûmes rien autre chose. En descendant, nous découvrîmes un espace rond, couvert nouvellement de terre, d’environ quatre pieds de diamètre, où quelque chose avait été enterré. Comme nous n’avions point de bêche, nous nous mîmes à creuser avec un coutelas ; et sur ces entrefaites, je lançai en mer la pirogue des Zélandais, dans le dessein de la détruire ; mais voyant beaucoup de fumée qui s’élevait par-dessus la colline la plus proche, je fis rentrer tout le monde à bord de la chaloupe, et je me hâtai de profiter du temps qui me restait ayant le coucher du soleil.

» À l’ouverture de la baie voisine, nous vîmes quatre pirogues, une simple et trois doubles, et sur le rivage, un grand nombre d’Indiens qui, à notre approche, se retirèrent sur une petite colline, tout près du bord de l’eau, et d’où ils nous parlèrent ; un grand feu était allumé au sommet de la haute terre, derrière les bois ; et de là jusqu’au bas de la colline tout le terrain était rempli de Zélandais, comme si c’eût été une foire : dès que nous approchâmes, je fis tirer un coup de mousqueton sur une des pirogues, car je les soupçonnais pleines d’hommes cachés au fond : elles étaient toutes à flot ; cependant on ne voyait personne dedans. Les sauvages, sur la petite colline, continuaient à pousser des cris, et nous invitaient par signes à débarquer. Dès que nous fûmes près de terre, nous fîmes une décharge générale. La première volée ne parut pas leur causer une vive impression ; mais à la seconde, ils décampèrent le plus vite qu’ils purent, et quelques-uns poussèrent des hurlemens. Nous continuâmes à tirer des coups de fusil, tant que nous en aperçûmes quelques-uns à travers les buissons. Deux des Indiens, très-grands et très-forts, ne pensèrent à s’en aller que lorsqu’ils furent abandonnés par tous leurs compatriotes ; ils se retirèrent ensuite avec beaucoup de sang-froid : leur fierté ne leur permettait pas de courir. L’un d’eux cependant tomba, et resta étendu, ou bien se traîna sur les pieds et les mains pour se sauver : l’autre échappa sans paraître blessé. Je débarquai ensuite avec les soldats de marine, et M. Fanin resta pour garder le canot.

» Sur la grève, je trouvai deux paquets de céleri qu’avait cueillis M. Rowe pour en charger son canot. Un aviron brisé était fiché en terre ; les naturels y avaient attaché leurs pirogues, preuve que l’attaque s’était passée en ce lieu. Je fis alors des recherches soigneuses derrière la grève, pour voir si le bateau s’y trouvait ; bientôt une scène affreuse de carnage s’offrit à nos yeux : les têtes, les cœurs et les poumons de plusieurs de nos gens étaient épars sur le sable, et à peu de distance les chiens rongeaient leurs entrailles.

» Tandis que nous contemplions ces déplorables restes sans pouvoir nous en séparer, M. Fanin nous héla, pour nous avertir qu’il voyait les sauvages se rassembler dans les bois ; nous retournâmes sur-le-champ au canot, et, traînant avec nous les pirogues des Indiens, nous en détruisîmes trois. Sur ces entrefaites, le feu du sommet de la colline disparut ; nous entendions les Indiens parlant fort haut dans les bois ; je crois qu’ils se disputaient pour savoir s’ils nous attaqueraient et s’ils essaieraient de reprendre leurs pirogues. Comme il se faisait tard, je descendis de nouveau à terre, et je regardai encore une fois derrière la grève, afin de voir si le canot du malheureux M. Rowe avait été traîné dans les buissons ; mais comme je ne l’aperçus point, je me mis en route pour le vaisseau ; toutes nos forces auraient à peine suffi pour monter la colline , et c’eût été une témérité folle de nous hasarder dans l’intérieur du pays avec la moitié du monde que j’avais, car il fallait en laisser une moitié pour garder le canot.

» En débouquant de la partie supérieure du canal, nous découvrîmes un très-grand feu environ trois ou quatre milles plus haut ; il formait un ovale complet, s’étendant du sommet de la colline presqu’au bord de l’eau. Je consultai M. Fanin ; nous fûmes tous deux d’avis que nous ne pouvions espérer que la triste satisfaction de tuer quelques sauvages de plus. En laissant l’anse, nous avions fait une décharge générale vers l’endroit où parlaient les Indiens ; mais connues nos armes étaient humides, les fusils ne partirent pas. Ce qu’il y a de pis, la pluie commença à tomber, nos munitions étaient plus qu’à moitié consommées, et nous laissions six grandes pirogues derrière nous. Avec tant de désavantage, je ne crus pas devoir m’avancer plus loin, uniquement pour goûter le plaisir de la vengeance.

» En passant entre deux îles rondes situées au sud de la baie, nous crûmes entendre quelqu’un qui nous appelait : on cessa de ramer, nous écoutâmes ; mais aucun bruit ne frappa nos oreilles. Il est probable que M. Rowe et tous ses camarades avaient été tués sur le lieu.

» Les malheureux qui furent ainsi massacrés étaient M. Rowe, M. Wood-House, François Murphy, quartier-maître, Guillaume Facey, Thomas Hill, Michel Bell, et Edouard Jones, Jean Cavenaux, Thomas Milton, et Jacques Sevilley, valet du capitaine. La plupart étaient de mes meilleurs matelots, très-robustes et d’une bonne santé. M. Burney rapporta à bord deux mains : l’une de M. Rowe, qu’on reconnut à une cicatrice ; l’autre, de Thomas Hill, comme on l’a déjà dit ; et la tête de Jacques Sevilley. On les enveloppa dans un hamac, et on les jeta à la mer avec assez de lest et de boulets de canon pour les faire tomber au fond. M. Burney ne retrouva point d’armes, mais seulement des lambeaux d’une paire de culottes, un habit et six souliers. »

On se figure aisément combien les détails de ce malheur durent affecter l’équipage du capitaine Cook. Il ne séjourna au cap de Bonne-Espérance que le temps nécessaire pour se réparer. La Résolution remit à la voile le 27 avril, toucha le 16 mai à l’île Sainte-Hélène ; elle arriva la 28 à l’île de l’Ascension, le 9 juin à l’île de Fernando de Noronha ; le 14 juillet à Fayal, l’une des Açores ; et le 29 à Portsmouth, après une navigation de trois ans et dix-huit jours.

Tel a été le second voyage entrepris pour la découverte d’un continent austral, par un homme aussi heureux qu’intrépide ; aussi humain qu’éclairé, aussi digne de l’admiration et de la reconnaissance des siècles que les Colomb et les Magellan, et dont la gloire est bien plus pure que celle des Gama et des Cortez. Que ne lui doivent point en effet la géographie, l’art nautique, l’histoire naturelle, et la philosophie morale ! Mais outre la multitude d’observations intéressantes dont sa relation a enrichi le domaine des sciences, ce navigateur intrépide a tâché d’introduire dans les diverses régions éparses sur la surface du grand Océan plusieurs races d’animaux et différentes espèces de végétaux utiles ; et si l’intelligence des insulaires seconde ses généreux desseins, il aura enrichi leur pays de beaucoup de choses précieuses qui leur manquaient.

La relation de son second voyage, dont on vient de voir l’extrait, a été écrite par lui-même. Il faut la lire dans l’original pour se faire une juste idée de l’étendue de son mérite. C’est un modèle de simplicité et de précision ; et, sans qu’il fasse un vain étalage de ses sentimens, on reconnaît dans son auteur un homme vraiment humain et sensible.


  1. Ce lion de mer du lord Anson (phoca leonina LINN.) semble être le même que celui que les Anglais ont appelé aux îles Falkland clap-match-seal.