Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/Des mœurs et des progrès de la civilisation

Des mœurs et des progrès de la civilisation chez les peuples du grand Océan.

» Le rang que les femmes tiennent dans la société domestique a une extrême influence sur sa civilisation : plus une nation est misérable et grossière, plus elles sont traitées durement : celles de la Terre du Feu détachent des rochers les moules qui servent de nourriture principale à la peuplade : celles de la Nouvelle-Zélande ramassent les racines de fougère dont on se nourrit ; elles apprêtent les alimens, préparent le phormium ; elles en font des vêtemens ; elles fabriquent des filets pour la pêche, et elles n’ont jamais un moment de repos, tandis que leurs maris passent la plus grande partie de leur temps dans l’oisiveté : ce sont là les moindres maux de ces malheureuses ; on ne leur permet pas même de punir leurs petits garçons, qui souvent leur jettent des pierres, ou les battent sous les yeux et du consentement du père : dévouées à la brutalité des hommes, on les traite comme des bêtes de charge, sans leur laisser le moindre exercice de leur volonté.

» Les femmes de Tanna, de Mallicolo et de la Nouvelle-Calédonie ne sont guère moins misérables : quoique nous ne les ayons jamais vues battues ou outragées par leurs propres enfans, elles portent cependant les fardeaux, et elles font tout le travail domestique ; ce sont de vraies bêtes de somme. Il existe une compensation à cette malheureuse condition : peut-être l’état d’oppression dans lequel elles vivent a produit chez elles un plus grand développement des facultés intellectuelles que chez les hommes. Leur constitution plus délicate et leurs nerfs plus irritables les rendent capables de recevoir des impressions plus promptes et plus vives ; elles sont plus portées à l’imitation, et elles observent plus rapidement les propriétés et les rapports des choses ; leur mémoire en conserve mieux le souvenir ; leurs facultés deviennent ainsi plus en état de les comparer et de tirer de leurs perceptions des idées générales. Elles simplifient leurs différens travaux, et souvent parviennent à de nouvelles inventions dans cette partie des arts. Habituées à se soumettre sans réserve aux caprices des hommes, on leur a appris de bonne heure à craindre les écarts des passions : leur réflexion est plus calme et plus froide ; elles cherchent à mériter l’approbation par la douceur et par les caresses ; elles contribueront, avec le temps, à diminuer cette dureté de mœurs naturelle aux barbares ; ainsi elles disposent ces peuplades a la civilisation. Les Zélandais regardent si bien leurs femmes comme leur propriété, que les pères et les plus proches parens vendaient habituellement les faveurs de ces malheureuses à notre équipage : les pères eux-mêmes traînaient souvent ces victimes dans les lieux écartés du vaisseau, et ils les abandonnaient à la brutalité des matelots, qui ne rougissaient pas de leur faire violence malgré leur douleur et leurs larmes. Si ces sauvages défendent quelquefois à leurs femmes tout commerce avec d’autres hommes, et s’ils punissent avec sévérité la transgression de cet ordre, ce n’est pas par des principes d’équité, de modestie et de délicatesse, mais afin d’exercer leur droit de propriété et d’autorité sur elles.

» Les femmes de Taïti, des îles de la Société, des îles des Amis et des Marquésas, sont moins tyrannisées par les hommes : cette raison seule suffît pour prouver que ces insulaires ne sont plus dans l’état sauvage, et qu’il faut les placer un peu au-dessus des barbares. Par une conséquence de ce qui a été dit plus haut, plus un peuple montre d’égards pour les femmes, plus on remarque chez lui des sentimens humains et des vertus sociales. Les femmes de Taïti et des îles voisines ont des organes extrêmement délicats, l’esprit vif, l’imagination brillante, de la pénétration, de la sensibilité, de la douceur dans le caractère, et un grand désir de plaire. Ces qualités, jointes à la simplicité des mœurs primitives, à une franchise charmante, à une belle taille et à une jolie figure, à un sourire affable, à des yeux pleins de tendresse et de feu, captivent le cœur des hommes, et maintiennent l’influence du sexe dans les affaires domestiques et publiques : elles se mêlent dans toutes les assemblées ; on leur permet de converser librement et sans réserve avec tout le monde ; elles sont ainsi à même de cultiver et de polir leur esprit et celui des jeunes gens : car l’objet principal de leur éducation étant d’apprendre le grand art de plaire, on les instruit de tous les moyens de gagner l’attachement des hommes, et d’acquérir cette amabilité de caractère qui ne manque jamais d’être payée de retour par l’affection, l’amitié et l’amour. Leurs chants, leurs danses, leur rire innocent et leur gaieté badine, tout concourt à enflammer d’amour les jeunes insulaires, et à cimenter des unions qui ne finissent qu’à la mort.

» Quoique les Taïtiennes aient déjà beaucoup poli les mœurs de leurs compatriotes, cependant il reste encore des usages qui semblent prouver que les femmes n’ont pas toujours joui des égards qu’on leur accorde aujourd’hui. Chez les peuples qui ne regardent les femmes que comme des domestiques, elles sont réduites à prendre leurs repas loin de leurs maîtres orgueilleux. Il en est de même à Taïti et dans toutes les îles de la Société ; je n’ai jamais pu découvrir l’origine de ces coutumes ; je crois que c’est un reste de l’état d’avilissement dans lequel vivaient autrefois les Taïtiennes.

» La monogamie est universelle chez toutes les nations du grand Océan. Quelques individus, surtout parmi ceux d’un rang distingué, ont, il est vrai, des liaisons avec plusieurs filles, toujours prêtes à se livrer à la première demande ; mais je n’ai jamais ouï dire qu’une femme mariée ait cédé aux désirs d’aucun amant.

» Quoique la polygamie soit si commune dans les climats chauds et chez les nations barbares, où les femmes sont censées appartenir en propriété aux maris, il est à remarquer qu’elle ne s’est pas introduite dans les îles du grand Océan, situées sous un climat chaud ou le luxe a déjà fait des progrès, et dont les habitans sont fort portés aux plaisirs des sens, non plus qu’à la Nouvelle-Zélande, ni dans les îles qui sont plus à l’ouest, où cependant on estime moins les femmes. Je crois qu’on peut rendre raison de ce phénomène en disant que les mœurs des femmes sont plus douces et plus polies ; que le nombre des femmes ne l’emporte pas sur celui des hommes, et enfin qu’il est facile de quitter une épouse et d’en prendre une autre, comme nous avons eu occasion d’en voir plusieurs exemples.

» O-Amo, mari d’O-Beréa, avait répudié sa femme ; quand nous arrivâmes, à Taïti, et O-Beréa avait pris un autre mari. Patatou avait pris Ouainéou, et s’était séparé de son épouse Polateherea, qui vivait avec Mahiné, jeune chef d’Oraïedéa. Je ne crois pas que la monogamie soit toujours un effet de la proportion égale du nombre des femmes et des hommes ; je pense au contraire qu’en Afrique la nature des alimens et du climat, et l’usage d’épouser plusieurs femmes, ont produit une disproportion considérable entre le nombre des hommes et celui des femmes ; de sorte que maintenant il y naît plusieurs femmes pour un seul homme. On a observé que, chez tous les animaux, les accouplemens produisent le plus communément le sexe de celui qui est le plus vigoureux et le plus chaud : si, par exemple, l’étalon est plus chaud et plus vigoureux que les jumens, il naîtra plus de poulains mâles ; mais si les jumens sont plus vigoureuses, si l’étalon est vieux et épuisé par trop de services, il naîtra une plus grande quantité de jumens. Appliquons cette remarque aux habitans de l’Afrique : il est évident que des hommes accoutumés à la polygamie, énervés par l’usage des femme, sont moins forts, tandis que les femmes conservent un tempérament plus ardent, parce qu’elles ont des nerfs et des organes plus sensibles et une imagination plus vive, et parce qu’on leur rend moins souvent le devoir conjugal. II n’est donc pas étonnant qu’elles fassent plus de filles que de garçons. Les faits sont d’accord avec cette théorie ; car les voyageurs conviennent tous que la polygamie se retrouve chez tous les peuples d’Afrique : aucun d’eux ne rapporte qu’on y trouve beaucoup d’hommes sans femmes ; chaque Africain en a au moins une. Quand un peuple adonné à la polygamie vit dans le voisinage des nations monogames, il est probable qu’il tire de ses voisins, de force ou par le commerce, les femmes dont il a besoin ; les Africains, qui sont tous polygames, et qui se marient tous, ne peuvent pas profiter de cet avantage ; il faut donc qu’il naisse parmi eux plus de femelles que de mâles.

» Quoique les colons établis au cap de Bonne-Espérance ne prennent qu’une épouse, j’ai observé qu’à la ville et à la campagne il y a plus de femmes que d’hommes : c’est peut-être un effet du climat et de la nourriture ; mais le libertinage des jeunes gens en est la principale raison : la quantité de femmes esclaves qu’on y importe de Madagascar, du Bengale, de Java, des Moluques et de la côte des Papous, leur donne tant d’occasions de débauche, et tant de facilité de former de bonne heure des liaisons avec ces femmes lascives, que les hommes sont épuisés avant le mariage : il arrive de là que les jeunes Hollandaises de la colonie, nées sous un ciel chaud, bien nourries, et point affaiblies par le travail, ont plus de force et un tempérament plus ardent, et qu’elles mettent au monde plus de filles que de garçons. On assure qu’au royaume de Bantam il naît dix femmes pour un homme. Les remarques que je viens de faire ne sont que des conjectures, et je souhaite qu’on recueille à l’avenir, avec plus de soin, des faits sur cette partie de l’histoire de l’homme.

» On a prouvé par des listes très-exactes des morts que dans la plupart des pays de l’Europe la proportion des hommes aux femmes est à peu près égale, ou s’il existe de la différence, que le nombre des mâles est plus considérable dans la proportion de 105 à 100. Si c’est là la mesure générale de la nature, l’habitude de la polygamie l’a dérangée dans l’Asie et dans l’Afrique, en énervant l’espèce des mâles. La polygamie étant ainsi établie sur une partie du globe, et la monogamie sur une autre, nous avons lieu de soupçonner que la pluralité des maris est actuellement établie à l’île de Pâques. On dit qu’anciennement les femmes des Mèdes avaient plusieurs maris à la fois, et que celles qui n’en avaient que cinq étaient réputées mal pourvues : chez les anciens Bretons, dix ou douze hommes n’avaient qu’une seule femme ; on permet aux femmes de qualité, sur la côte de Malabar, d’épouser autant d’hommes qu’il leur plaît ; et enfin un voyageur nous a assuré dernièrement qu’au royaume de Thibet plusieurs hommes, surtout les frères et les parens, se réunissent pour avoir une épouse en commun, et qu’ils s’excusent en disant qu’il ne se trouve pas dans leur pays un assez grand nombre de femmes. Quelque étrange que soit cet usage, il n’en est pas moins sûr, et il a sans doute des causes particulières. Dans les pays voisins, la Chine, la Boukharie et l’Inde, où les hommes prennent plus d’une épouse, il doit y avoir peu de femmes, parce qu’on les enlève de force, ou par adresse, ou par le commerce ; il n’est donc pas surprenant que plusieurs hommes aient une femme en commun. Quand l’île de Pâques fut découverte, en 1722, elle contenait plusieurs milliers d’habitans. Les Espagnols, en 1770, y en trouvèrent environ trois mille, et en 1774 nous en vîmes à peine neuf cents. Ce décroissement dépopulation est singulier ; mais ce qu’il y a de plus remarquable, parmi ces neuf cents habitans nous n’avons compté que cinquante femmes en tout ; de sorte que le nombre des hommes est à celui des femmes comme dix-sept est à un. L’éruption d’un volcan ou un feu souterrain ont pu détruire la plupart des habitans de cette île : effectivement le capitaine Davis, en 1687, ressentit un tremblement de terre violent dans les parages voisins. Les Taïtiens connaissent les tremblemens de terre, et ils croient qu’ils sont sous la direction d’une divinité particulière, appelée Maooui. D’ailleurs cette conjecture est d’autant plus probable, que les habitans de l’île de Pâques construisent encore leurs habitations sous terre, et qu’ils les soutiennent par des murailles sèches. Si ce désastre arriva en plein jour, il est vraisemblable que la plupart des hommes, étant hors des cabanes, furent sauvés, tandis que les femmes, qui gardent ordinairement la maison, périrent toutes, excepté celles qui se trouvèrent dans la campagne. Ces femmes servent, suivant toute apparence, à plusieurs maris ; elles ne craignent pas de se prostituer à une foule de matelots dans la même heure : cette débauche leur est peut-être habituelle. Si la théorie dont on a parlé plus haut était confirmée par les faits et par l’expérience, il y naîtrait plus de garçons que de filles ; mais un trop grand nombre connaissant la même femme, elle ferait peu d’enfans, comme il arrive aux malheureuses qui servent aux plaisirs du public.

» Tous les peuples du grand Océan étant monogames, quoiqu’ils descendent des nations orientales de l’Inde, presque toutes adonnées à la polygamie, il paraît que ce n’est ni la sagesse ni la vertu qui les ont portées à suivre cet usage conforme à la nature et aux vues de la Providence. Les premières peuplades qui s’établirent sur ces îles étaient composées probablement d’un nombre égal de femmes et d’hommes ; et ce hasard les fit renoncer à la polygamie, à laquelle ils étaient accoutumés dans leur patrie. La médiocre étendue des terres nouvelles rendit nécessaire la continuation de cette coutume ; car, si dans une petite île un homme s’appropriait les droits de plusieurs hommes, en prenant pour lui seul les femmes qui doivent servir à plusieurs, on s’en apercevrait bientôt ; on ne tarderait pas à se venger de cette usurpation injurieuse, et chaque individu rentrerait dans les droits dont on voulait le priver.

» Les jeunes femmes de Taïti et des îles voisines prodiguant sans scrupule leurs charmes à plusieurs amans, cette conduite suffirait ailleurs pour les écarter du mariage ; mais ces peuples n’ont pas les mêmes idées. Si elles font un enfant, le jeune homme avec qui elles vivent est censé en être le père, et il jouit dès lors, ainsi que la mère, de tous les priviléges du mariage. Les hommes les plus distingués de la peuplade ne craignent pas d’épouser les filles qui ont eu des amans.

» Pendant notre seconde relâche à Oulietéa, Boba, chef d’O-taha, venait nous voir souvent. Un jour qu’il était sur notre bord, il aperçut ses sœurs qui s’avançaient vers le vaisseau dans une pirogue, et, me montrant la plus jeune, il m’engagea à lui dire veheïné pouva dès qu’elle serait arrivée. J’adressai donc ces mots à la jeune fille, sans savoir quelles en seraient les suites ; la sœur ainée releva à l’instant les vêtemens de sa sœur cadette ; elle me montra qu’elle avait des marques de puberté, et répéta cette cérémonie deux ou trois fois. Je m’informai alors de l’objet de cette action, et j’appris que sur ces îles c’est une espèce de déshonneur de ne pas avoir des marques de puberté. Dès que ces marques paraissent, les jeunes femmes sont obligées de subir une opération très-douloureuse. On tatoue sur leurs fesses de grandes raies arquées : ces raies sont honorables, et c’est une espèce de prééminence de pouvoir faire des enfans. Si un homme accuse une femme de ne pas porter ces marques, elle ne peut pas, en honneur, se dispenser d’en mettre la preuve sous ces yeux[1]. J’ignore quelle est l’origine de ces étranges coutumes : il suffit d’avoir exposé le fait.

» Il paraît que les hommes n’ont habité que malgré eux les extrémités des zones tempérées, et qu’ils n’ont choisi que fort tard, pour leurs demeures, ces climats rigoureux. La douceur du ciel en dedans et aux environs des tropiques, l’accroissement qu’y prennent les animaux et les végétaux, la facilité de se procurer de la subsistance et un abri contre l’inclémence du ciel, la profusion des fruits et des racines qui y croissent spontanément, tout porte à croire que c’est dans cette partie de la terre que l’homme s’établit d’abord : ce qui confirme cette opinion, c’est que l’homme sauvage ne peut pas affronter les vicissitudes et les rigueurs des pays situés aux extrémités de la zone tempérée, vers les zones glaciales, et que le hasard, ou une nécessité cruelle, ont pu seules fixer les peuplades à vivre dans ces misérables contrées.

» Quoique les insulaires du grand Océan n’aient point de liaison avec des peuples très-policés, on remarque que leur civilisation est plus avancée à tous égards, suivant qu’ils se trouvent plus loin des pôles : ils jouissent d’une subsistance plus variée et plus abondante ; ils ont des habitations plus spacieuses, plus propres et mieux adaptées au climat ; leurs vétemens sont plus légers, plus commodes ; la population est plus nombreuse, les sociétés sont mieux réglées, la sûreté publique est mieux établie contre les invasions étrangères, leurs manières sont plus polies et plus agréables, les principes de la morale plus connus et plus généralement pratiqués, les esprits susceptibles de plus d’instruction : ils ont quelques idées vagues d’un Être Suprême, d’une vie à venir, de l’origine du monde ; tout paraît tendre à leur bonheur comme individus et comme membres d’une nation. Au contraire, les misérables sauvages qui habitent les environs de la zone glaciale sont les plus dégradés de tous les êtres humains : le peu d’alimens qu’ils se procurent est dégoûtant ; ils se réfugient dans les plus mauvaises cabanes qu’on puisse imaginer ; leurs grossiers vêtemens ne les mettent pas à l’abri des rigueurs du climat ; les peuplades sont peu nombreuses : sans liens et sans affections réciproques, exposés à toutes les insultes des usurpateurs, ils se retirent dans d’affreux rochers, et paraissent insensibles à tout ce qui porte l’empreinte de la grandeur et de l’industrie : une stupidité brutale forme leur caractère ; quand ils sont les plus forts, ils sont perfides, et agissent contre tous les principes de l’humanité.

» En comparant la situation des naturels de la Terre du Feu et de la Nouvelle-Zélande avec celle de leurs voisins, on voit encore mieux que les peuples qui habitent les extrémités glaciales de notre globe ne jouissent pas d’autant de bonheur que les nations du tropique. Aux environs de la baie de Noël, les habitans sont en petite quantité ; et à en juger par ce qu’en ont vu les autres navigateurs, et par l’aspect général du pays, la population ne peut pas y être considérable : ces terres sont les plus méridionales de celles où nous avons trouvé des hommes ; ces sauvages ne nous ont pas paru sentir leur misère et la vie affreuse qu’ils mènent. Plusieurs chaloupes remplies vinrent à notre vaisseau, et, ceux qui les montaient n’avaient d’autres vêtemens qu’un morceau de peau de phoque, qui ne descendait pas assez bas pour couvrir la moitié de leurs fesses ; leur tête, leurs pieds, et le reste de leur corps, étaient exposés à un degré de froid qui, au milieu de l’été, nous paraissait vif, quoique nous fussions bien habillés ; la température de l’air était communément de 46 à 50° du thermomètre de Fahrenheit ; ni les hommes ni les femmes ne cachaient leurs parties naturelles ; ils exhalaient tous une puanteur insupportable, effet de l’huile rance de baleine dont ils se servent souvent, et de la chair pourie de phoque dont ils se nourrissent : je pense que tout leur corps est profondément imprégné de cette odeur désagréable : leurs cabanes sont des bâtons liés ensemble, qui forment une espèce de voûte pour une hutte, basse, ouverte et ronde ; ils joignent et rapprochent les arbrisseaux des environs, et ils couvrent le tout avec de l’herbe sèche, et çà et là de morceaux de peau de phoque ; la cinquième ou la sixième partie de toute la circonférence est laissée libre pour une porte et pour un foyer. Nous n’y avons observé d’autres ustensiles et d’autres meubles qu’un panier, un petit sac de natte, un crochet d’os attaché à un long bâton d’un bois léger, destiné à détacher les coquilles des rochers, un arc mal fait, et quelques traits ; leurs pirogues sont de l’écorce pliée tout autour d’une pièce de bois qui tient lieu de plat-bord : quelques autres bâtons d’environ un demi-pouce d’épaisseur, placés dans l’intérieur de la pirogue, tout près l’un de l’autre, de manière à former une espèce de pont, sont destinés tout à la fois à tenir ouverte la cavité de la pirogue, et à empêcher qu’on ne brise le fond en marchant dessus : dans un coin de ces misérables embarcations, ils mettent un monceau de terre, et par-dessus ils entretiennent un feu perpétuel, même en été. Outre la chair des phoques dont on a déjà parlé, ils se nourrissent de coquillages qu’ils font griller ; ils frissonnent et paraissent fort affectés du froid ; ils regardaient le vaisseau et ses différentes parties d’un air indolent et stupide, que nous n’avons remarqué dans aucune des nations du grand Océan.

» La baie Dusky est la partie la plus méridionale de la Nouvelle-Zélande où nous soyons abordés. L’observatoire de l’astronome était fixé à un canton qui gît par 45° 47′ de latitude sud. Cette baie, qui a plusieurs lieues d’étendue, se divise en bras de mers spacieux et remplis d’oiseaux de différentes espèces, et d’une quantité prodigieuse d’excellens poissons : des troupeaux nombreux de phoques couvrent ses rochers. Ces ressources devraient inviter les insulaires à s’y établir : nous n’y avons cependant trouvé que trois familles. Leurs huttes sont des bâtons fichés en terre, et mal couverts de glaïeuls et de joncs. Les naturels n’ont aucune idée de culture ou de plantations ; leurs vêtemens ne couvrent que la partie supérieure du corps, et laissent les jambes et les cuisses exposées à l’air ; ils s’accroupissent contre terre pour les cacher sous leurs manteaux, qui sont communément d’une malpropreté extrême ; ces trois familles semblaient indépendantes les unes des autres. En arrivant au port de la Reine Charlotte, nous rencontrâmes quatre ou cinq cents insulaires sur les côtes ; quelques-uns avaient du respect pour des vieillards tels que Tringobouhi, Goubaya et Tairito, qui paraissent être leurs chefs. Le poisson n’y est pas moins abondant qu’à la baie Dusky ; mais il est moins bon : les oiseaux, surtout les oiseaux aquatiques, y sont plus rares, et nous n’y avons aperçu qu’un phoque, quoique nos deux vaisseaux y aient relâché en différens temps. Le peuple y est vêtu de la même manière que dans le premier canton : ses habitations, surtout les hippas ou les forteresses, sont meilleures, plus propres, et garnies de roseaux dans l’intérieur. Il n’existe point de plantations ; mais on y connaît les noms de tarro et de gormalla, que les habitans des îles du tropique donnent à l’eddoës et à la patate ; ce qui annonce que cette peuplade descend d’une tribu qui cultivait ces deux plantes, et qu’elle a perdu ou négligé ce moyen de subsistance, ou parce qu’elle a trouvé une plus grande quantité de poissons ou de nourritures animales, ou parce qu’elle a fui si précipitamment de sa première patrie, qu’elle n’a pu emporter des racines avec elle, ou enfin par pure stupidité et par indolence ; car nous avons vu ces sauvages manger de la racine de fougère, qui est très-grossière et très-mauvaise. Le climat, sous le 41e. parallèle sud, serait favorable à la culture des eddoës et des patates : il est évident que les naturels ont été autrefois plus heureux. Les Zélandais de l’île septentrionale qui vinrent à notre bord avaient de meilleures pirogues et des vêtemens plus beaux. Nous ne pûmes pas faire d’observations sur leur condition, parce que nous ne les vîmes qu’en passant ; mais d’après ce qu’on a dit dans la relation du premier voyage de Cook, et d’après ce que m’a confirmé de bouche ce célèbre navigateur, il est sûr qu’ils ont des plantations bien cultivées, très-étendues, régulières, enfermées de haies de ronces très-fortes et très-belles ; qu’un district de quatre-vingts lieues au moins reconnaît un chef suprême ; que des chefs inférieurs y administrent la justice, et que les insulaires semblent vivre avec plus de sûreté et plus d’aisance dans ce canton que dans aucune autre partie de l’île.

» Ce qu’on vient de dire semble prouver que le genre humain est très-multiplié en dedans ou près des tropiques, et très-clair-semé vers les extrémités du globe. Les exemples qu’on a rapportés prouvent aussi que les peuplades qui sont privées de liaisons avec les nations très-civilisées ont les facultés physiques et morales moins avancées à mesure qu’on s’éloigne des régions du tropique, comme on l’a déjà dit plus haut : il est donc probable que les fibres et tout le corps des sauvages des climats froids contractent une dureté ou une rigidité qui cause l’engourdissement, l’indolence et la stupidité ; leurs cœurs deviennent insensibles aux mouvemens de la vertu, de l’honneur, et de la conscience, et incapables d’attachement et de tendresse.

» Tournons maintenant nos yeux vers Taïti, la métropole des îles du tropique, et vers ses heureux habitans, et portons nos regards sur toutes les îles de la Société et des Amis. Quoique la population y soit considérable, à proportion de l’étendue du pays, il est probable que ces îles pourraient nourrir un bien plus grand nombre d’hommes, et que dans les temps à venir on y remarquera un accroissement de population, s’il n’arrive point de catastrophes, ou si on n’y établit pas des usages et des règlemens qui tendent à ralentir ou à arrêter la propagation de l’espèce humaine. La fertilité du sol, des plaines et des vallées, la végétation rapide, et la succession non interrompue des cocos, des fruits à pain, des pommes, des bananes, des eddoës, des patates, des ignames et de plusieurs autres fruits excellens ; la division des terres en propriétés particulières, le soin qu’y prennent les naturels d’élever des cochons, des chiens et des volailles ; l’aisance et la propreté de leurs maisons et de leurs pirogues ; les moyens ingénieux qu’ils emploient pour pêcher ; le goût et l’élégance qu’on remarque dans plusieurs de leurs ustensiles et de leurs meubles ; leurs vêtemens si bien adaptés au climat, et variés d’une manière si adroite dans le tissu et les couleurs ; l’aménité, la politesse et la délicatesse de leurs manières ; leur caractère franc et joyeux ; leur hospitalité et la bonté de leur cœur ; la connaissance qu’ils ont des plantes, des oiseaux, des poissons, des coquillages, des insectes, des vers, etc., des astres et de leurs mouvemens, des vents et des saisons ; leur poésie, leurs chansons, leurs danses et leurs ouvrages dramatiques, leur théogonie et leur cosmogonie ; la distinction des rangs et les usages divers de leur société civile ; les moyens employés pour la défense du pays et le châtiment des peuplades ennemies : tout annonce qu’ils sont infiniment supérieurs aux tribus dont on a parlé plus haut.

» Le climat contribue sans doute à ces avantages, et on pourrait même dire, avec raison, que c’en est la principale cause ; mais comme nous avons découvert plus à l’ouest de nouvelles îles, sous le même climat et sous la même latitude dont les insulaires étaient bien moins avancés dans la civilisation et dans les jouissances de la vie, il faut chercher ailleurs l’origine de cette différence.

» Les idées et les progrès des hommes dans les sciences, les arts, les manufactures, la vie sociale, et même la morale, doivent être regardés comme la somme totale des efforts qu’a faits le genre humain depuis son existence. Les premières peuplades entretinrent sûrement des liaisons entre elles ; elles propagèrent et amassèrent ainsi des connaissances utiles, des principes fixes, des règlemens positifs, des professions mécaniques, qui se transmirent à leur postérité. Les sciences, les arts, les manufactures, les lois et les principes de l’Égypte et des nations de l’Orient furent adoptés en partie par les Grecs, qui les transmirent aux Romains ; les peuples modernes ont retrouvé plusieurs découvertes qui avaient été perdues long-temps depuis les anciens. Deux systèmes remarquables sortirent de la Chaldée et de l’Égypte, et se répandirent, l’un dans l’Inde, à la Chine et aux extrémités de l’Orient, et le second à l’ouest et au nord. On en aperçoit encore çà et là des restes ; mais dans l’intérieur de l’Afrique méridionale et sur tout le continent de l’Amérique on n’en a point découvert de vestiges, ou du moins très-peu. Plus une peuplade ou une nation a conservé des restes des anciens systèmes, plus elle les a modifiés et adaptés à sa position particulière, plus elle a créé de nouvelles idées et de nouveaux principes sur cette première base, et plus cette peuplade doit être avancée dans la civilisation et jouir d’un certain degré de félicité ; au contraire, elle doit être plus ou moins misérable, suivant que les circonstances l’auront obligée à oublier les anciens systèmes, surtout si elle n’a pas réparé cette perte par de nouveaux principes et de nouvelles idées fondés sur le même plan. Différentes causes peuvent avoir produit dans les peuples qui ont quitté la mère-patrie l’oubli des idées que celle-ci conservait : des haines intestines, par exemple, obligent des hommes à abandonner leur pays et le climat dans lequel ils ont été élevés. Pour se mettre à l’abri du pouvoir ou des outrages de leurs ennemis, ils errent sur un grand espace de terre non occupées, qui sont dans un climat plus froid ; ils ne trouvent plus les fruits du tropique qui croissaient spontanément dans leur patrie ; les racines, qui fournissaient une subsistance abondante avec peu de culture, exigent des travaux fort pénibles, et offrent à peine les simples besoins de la vie, parce que la végétation n’est pas aussi forte et aussi rapide dans leur nouveau pays. Supposons que cette tribu devienne par le laps du temps une nation, de nouvelles divisions en détachent une autre portion qui va se fixer encore plus loin du soleil, où la rigueur des hivers empêche les racines et les fruits les plus vivaces de croître. Quoique ces hommes fussent obligés de travailler un certain temps dans la contrée qu’ils habitaient avant leur fuite, ils étaient sûrs au moins de s’y procurer de la nourriture ; mais, ne connaissant pas encore les productions spontanées de leur nouveau climat, ils errent çà et là avec peine pour chercher des alimens ; ils tâchent de tuer par force ou par adresse des animaux ou des oiseaux, ou de prendre du poisson dans les rivières ou dans les mers. Ces circonstances changent absolument leur manière de vivre, leurs habitudes, leur langage, et je dirais presque leur nature ; leurs idées ne sont plus les mêmes ; ils négligent ou ils perdent à jamais le souvenir des découvertes qu’ils avaient faites dans leur premier état : l’arbre dont ils tiraient jadis leur vêtement ne croît plus dans cette nouvelle contrée ; leur retraite a été si brusque, qu’ils n’ont emporté avec eux ni plantes, ni graines, ni aucun des animaux domestiques dont ils employaient jadis les peaux ; ils sont cependant obligés de se procurer quelque couverture pour se préserver des rigueurs du climat et de l’inclémence du vent et de la pluie : ils se servent donc des graminées ou des filamens de quelque autre plante, ou des peaux d’oiseaux ou de phoques : la vie errante qu’ils mènent en cherchant leur subsistance les contraint à changer de demeure aussi souvent que le gibier ou le poisson deviennent rares ; ils croient que ce n’est pas la peine de bâtir des maisons vastes et commodes ; une hutte qu’on élève au besoin suffit pour les mettre à l’abri des vents froids, de la pluie, de la neige et de la grêle. Les vieillards conservent peut-être les noms et les idées des choses dont ils jouissaient autrefois ; mais leurs enfans en perdent le souvenir, et à la troisième ou quatrième génération, ils en oublient jusqu’aux noms : les nouveaux objets qu’ils découvrent, et dont ils commencent à se servir, les forcent à imaginer de nouveaux termes, tant pour les objets eux-mêmes que pour la manière dont ils les emploient ; c’est ainsi que leur langue elle-même s’altère. N’ayant d’autres moyens de subsister que la chasse et la pêche, ils sont obligés de vivre en petites tribus éloignées les unes des autres ; plus rapprochés autrefois, ils donnaient plus de momens à la société ; ils s’aidaient, se secouraient mutuellement et se communiquaient leurs découvertes ; maintenant ils ne peuvent fréquenter que les individus d’une famille ou d’une petite tribu ; ils ne peuvent espérer du secours ou de la protection de personne ; exposés à la voracité des animaux farouches, et peut-être à la barbarie des autres sauvages, incapables d’entreprendre un ouvrage qui demande les efforts réunis d’un grand nombre, le progrès de leur industrie est proportionné à leur intelligence bornée : il est rare que le hasard fasse naître un homme de génie parmi eux. Toujours occupés des moyens de pourvoir aux plus pressans besoins de la vie, leur esprit ne pense pas à autre chose : cette race perd absolument toutes les idées qui n’ont point de rapport à la chasse ou à la pêche : elle doit donc dégénérer et s’abrutir insensiblement, et tout ce que la raison et l’esprit ont pu inventer pendant des siècles s’anéantit : faute d’exercer leur intelligence, ces créatures humaines redescendent à la condition des animaux ; étrangers aux vertus sociales, ils s’attroupent par habitude ; tous leurs désirs se bornent à la sensualité et à des jouissances brutales, et l’on retrouve à peine en eux quelques restes de l’image brillante de la Divinité.

» Tout homme sensé, accoutumé à réfléchir et à mettre chaque chose à sa place, reconnaîtra sans peine que la vie des sauvages tient moins de l’homme que de la brute ; que leurs jouissances sont basses et fugitives ; que leur misère est habituelle et souvent affreuse ; loin d’envier leur sort, il se félicitera des progrès qu’ont déjà faits dans la civilisation les peuples parmi lesquels il a le bonheur de vivre ; il n’aura que du mépris ou de la pitié pour ces sophistes atrabilaires qui, dominés par un farouche orgueil et par la manie d’une indépendance exagérée, ne cessent de nous vanter la félicité prétendue de l’homme errant à travers les forêts ; système bizarre et meurtrier, qui, plaçant l’état sauvage au-dessus de l’état social, effacerait pour jamais le seul caractère qui nous distingue des autres animaux, la perfectibilité de l’espèce.

  1. Les Thraces ne s’embarassaient point de la chasteté de leurs filles, qui admettaient dans leurs bras tous les hommes qu’elles voulaient ; mais ils épiaient avec soin la conduite de leurs femmes, qu’ils achetaient fort cher de leurs parens. Ils s’imprimaient déjà une espèce de tatouage qui était réputée une marque de noblesse. Ceux qui n’étaient pas tatoués passaient pour être nés dans l’abjection.(Hérodote, liv. 5, chap. 6.)