Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/16

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XVI

Du très-saint miracle que fit saint François quand il convertit le loup tres-féroce de Gubbio.

Au temps où saint François demeurait dans la ville de Gubbio, parut dans les environs un loup monstrueux, terrible et féroce, qui dévorait non seulement les animaux, mais aussi les hommes ; souvent même il s’approchait de la ville, et les habitants ne sortaient plus des murs que tout armés, comme s’ils fussent allés en guerre. Nonobstant on ne pouvait s’en défendre quand on se trouvait seul sur son chemin et, par peur de ce loup, on en vint au point que personne n’osait sortir de la cité. Donc saint François, ayant compassion des hommes de ce pays, voulut s’en aller au-devant du loup, bien que les habitants ne le lui conseillassent en aucune façon ; il fit sur lui le signe de la très-sainte croix, plaça toute sa confiance en Dieu, et sortit de la ville avec ses compagnons. Mais, les autres craignant d’aller plus outre, saint François prit son chemin vers le lieu où était le loup. Or, voici qu’à la vue de beaucoup de gens de la ville qui étaient venus pour être témoins de ce miracle, le loup alla à la rencontre de saint François, la gueule ouverte ; et, comme il s’approchait de lui, saint François lui fit le signe de la très-sainte croix, et lui dit en l’appelant « Viens ici, frère loup ; je te commande, de la part du Christ, de ne faire de mal ni à moi ni à personne. » Chose admirable ! incontinent après que saint François eut fait le signe de la croix, le loup terrible ferma la gueule, s’arrêta de courir, et, obéissant au commandement, vint, doux comme un agneau, se coucher aux pieds de saint. François. Alors le saint lui paria ainsi : « Loup, tu fais beaucoup de dommages en ce pays ; tu as commis de grands méfaits, détruisant et tuant les créatures de Dieu, sans sa permission et non-seulement tu as tué et dévoré les bêtes, mais tu as eu la hardiesse de tuer les hommes faits à l’image de Dieu, cause pour laquelle tu es digne de la potence comme voleur et homicide très-méchant. Les gens crient et se plaignent de toi, et toute cette ville est ton ennemie. Mais je veux, loup, faire la paix entre eux et toi, si bien que tu ne les offenses plus désormais, qu’ils te pardonnent tes offenses passées, et que ni les hommes ni les chiens ne te persécutent plus. » Ces paroles dites, le loup, par les mouvements de son corps, de sa queue et de ses yeux, inclinant la tête, faisait signe d’agréer ce que saint François disait, et de vouloir s’y tenir. Alors saint François reprit : « Puisqu’il te plaît de conclure et de tenir cette paix, je te promets que je te ferai défrayer de tout, pendant que tu vivras avec les hommes de ce pays. Ainsi tu ne pâtiras plus de la faim car je sais bien que la faim t’a fait faire tout ce mal. Mais, puisque je t’obtiens cette grâce, je veux, loup, que-tu me promettes de n’attaquer jamais aucune personne humaine, ni aucun animal. Me promets-tu ceci ? » Et le loup, en inclinant la tête, fit évidemment signe qu’il promettait. Et saint François lui dit : « Loup, je veux que tu me fasses foi de cette promesse, afin que je puisse bien m’y fier. » Et saint François tendit la main pour recevoir la foi du loup. Celui-ci leva la patte droite de devant, et familièrement la posa sur la main de saint François, lui donnant ainsi tel signe de foi qu’il pouvait. Alors le saint dit : « Loup, je te commande, au nom de Jésus-Christ, de venir à l’heure même, sans hésiter aucunement, et nous allons conclure cette paix au nom de Dieu. » Et le loup obéissant se mit en route avec lui, doux comme un agneau. Ce que voyant les gens de la ville, ils s’émerveillaient fort et soudain cette nouvelle se répandit par toute la cité, et toutes gens, hommes et femmes, grands et petits, jeunes et vieux, se pressaient vers la place pour voir le loup avec saint François. Et le peuple étant réuni, le saint monta sur un lieu élevé pour le prêcher, disant, entre autres choses, comment, pour leurs péchés, Dieu permettait de telles calamités ; mais combien la flamme de l’enfer, qui doit brûler éternellement les damnés, était plus redoutable que la fureur du loup, lequel ne peut tuer que le corps. « Combien donc est à craindre la gueule de l’enfer, disait-il, quand la gueule d’un pauvre animal tient en crainte et en tremblement une grande multitude Tournez-vous donc vers Dieu, mes bien-aimés, et faites une digne pénitence de vos péchés et Dieu vous délivrera du loup dans le temps présent, et du feu de l’enfer dans le temps à venir. »

La prédication finie, saint François ajouta « Écoutez, mes frères le loup qui est ici devant vous m’a promis, et il m’en a donné sa foi, de faire la paix avec vous, et de ne vous offenser plus jamais en aucune chose. En retour, vous promettez de lui donner chaque jour le nécessaire et je me rends caution pour lui, qu’il observera fermement le pacte de la paix. » Alors le peuple, tout d’une voix, promit de le nourrir jusqu’à la fin de ses jours. Et saint François, devant tous, dit au loup : « Et toi, loup, promets-tu d’observer avec ceux-ci le pacte de la paix, en sorte que tu n’offenses ni les hommes, ni les animaux,ni aucune créature ?  » Et le loup s’agenouilla et inclina la tête, et avec les mouvements de son corps, en flattant de la queue et des oreilles, témoigna autant que possible qu’il voulait observer le pacte.

Saint François dit alors : « Loup, je veux, que, comme tu m’as donné foi de cette promesse hors de la porte, de même devant tout le peuple tu me fasses foi de ta promesse, et m’assures que tu ne me rendras pas dupe de la. garantie et caution que j’ai donnée pour toi. » Alors le loup, levant la patte droite, la posa dans la main de saint François. Or cet acte et ceux qu’on a dits ci-dessus causèrent une si grande allégresse et admiration dans tout le peuple, soit pour la dévotion du saint, soit pour la nouveauté du miracle, soit pour la paix du loup, que tous commencèrent à crier vers le ciel, louant et bénissant Dieu de leur avoir donné saint François, qui, par ses mérites, les avait délivrés de la gueule d’une si cruelle bête.

Le loup vécut ensuite deux années à Gubbio ; il entrait familièrement dans les maisons, de porte en porte, sans faire de mal à personne, et sans qu’il lui en fût fait, nourri courtoisement par les gens du lieu ; et tandis qu’il s’en allait ainsi par la ville et par les maisons, jamais aucun chien n’aboya contre lui. Enfin, après deux ans, le loup mourut de vieillesse, et les habitants le regrettèrent beaucoup. Car le voyant aller si débonnairement par la ville, ils se rappelaient mieux la vertu et la sainteté de saint François.