Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/2


CHAPITRE II


SAINT FRANÇOIS[1]


La poésie italienne, comme toute poésie, descend de deux sources, l’une sensuelle, l’autre religieuse, qui mêlent quelquefois leurs eaux, mais dont on peut suivre les deux courants distincts depuis les premiers temps jusqu’à nous.

C’est à la fin du douzième siècle et en Sicile, au milieu des enchantements de cette brûlante contrée ; c’est chez un peuple mêlé de sang grec et arabe, ingénieux, sans frein dans ses plaisirs comme dans ses vengeances, qu’on trouve les premiers vers italiens. Cet art nouveau fleurit à la cour de Frédéric II, grand et mauvais prince, dont le génie et l’impiété firent pendant cinquante ans l’étonnement de l’Europe et la terreur de l’Église, capable de toutes les affaires et de toutes les voluptés, et qui partageait ses loisirs entre un sérail de belles captives et une académie de savants mahométans, de troubadours et de jongleurs. Lui-même n’avait pas dédaigné de composer dans l’harmonieux idiome de ses sujets. Son chancelier Pierre des Vignes, ses fils Enzo et Menfred, l’imitèrent et bientôt, de Palerme à Messine, on n’entendit plus que les accents d’une poésie dangereuse, où la galanterie des Provençaux se mêlait aux passions ardentes de l’Orient. Là commence la veine trop féconde qu’on voit ruisseler dans les condamnables récits de Boccace, dans les comédies et les drames pastoraux du vieux théâtre italien. De là cette littérature molle et voluptueuse, qui finit par énerver les caractères en même temps que les esprits, et qui habitua la jeunesse italienne à passer sa vie aux genoux des femmes, dans l’oubli de la patrie et de la liberté.

Mais, heureusement pour l’Italie, nous y voyons aussi la poésie chrétienne couler à pleins bords, depuis la Divine Comédie jusqu’à la Jérusalem délivrée, jusqu’aux hymnes de Manzoni. Cependant on ne sait peut-être pas assez de quelles hauteurs ce large fleuve est descendu. Sans doute on connaît les noms d’un petit nombre de Toscans que Dante rappelle avec honneur, qu’il avoue pour ses devanciers et pour ses maîtres ; mais ni la science de Brunetto Latini et de Guido Cavalcanti, ni le sentiment platonique de Guido Guinicelli, ni la piété de Guittone d’Arezzo, ne suffit pour expliquer la soudaine abondance de cette verve chrétienne qui jaillit dans les quinze mille vers de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Il faut remonter plus haut, et chercher sur un autre point de l’Italie quelque chose de pareil à ce qu’on vit en Sicile, une autre réunion d’hommes inspirés sous un maître puissant, et enfin ce concours de grandes causes, sans lequel il n’y a pas de grands effets.


Quand on a quitté Rome, en se dirigeant vers le nord, après avoir traversé l’admirable désert de la campagne romaine, et passé le Tibre un peu au delà de Cività-Castellana, on s’engage dans un pays montueux qui va s’élevant comme en amphithéâtre, des bords du Tibre jusqu’aux crêtes de l’Apennin. Cette contrée retirée, pittoresque, salubre, se nomme l’Ombrie. Elle a les agrestes beautés des Alpes, les cimes sourcilleuses, les forêts, les ravins où se précipitent les cascades retentissantes, mais avec un climat qui ne souffre point de neiges éternelles, avec toute la richesse d’une végétation méridionale qui mêle au chêne et au sapin l’olivier et la vigne. La nature y paraît aussi douce qu’elle est grande ; elle n’inspire qu’une admiration sans terreur et si tout y fait sentir la puissance du Créateur, tout y parle de sa bonté. La main de l’homme n’a point gâté ces tableaux. De vieilles villes comme Narni, Terni, Amelia, Spoleto, se suspendent aux rochers ou se reposent dans les vallons, encore toutes crénelées, toutes pleines de souvenirs classiques et religieux, fières de quelque saint dont elles conservent les restes, de quelque grand artiste chrétien dont elles gardent les ouvrages. Il y a bien peu de sommets, si âpres et si nus, qui n’aient leur ermitage, leur sanctuaire visité des pèlerins. Au cœur du pays s’ouvre une vallée plus large que les autres l’horizon y a plus d’étendue ; les montagnes environnantes dessinent des courbes plus harmonieuses ; des eaux abondantes sillonnent une terre savamment cultivée. Les deux entrées de ce paradis terrestre sont gardées par les deux villes de Pérouse au nord et de Foligno au midi. Du côté de l’occident est la petite cité de Bevagna, où naquit Properce, le poète des voluptés délicates à l’Orient, et sur un coteau qui domine tout le paysage, s’élève Assise, où devait naître le chantre d’un meilleur amour.

Ce n’est pas assez qu’une contrée soit belle et féconde, il faut qu’elle ait été profondément remuée par les événements, pour produire de grands hommes. Cette préparation ne manquait pas à l’Italie au moment où finissait le douzième siècle. Elle venait de terminer glorieusement, sous la conduite d’Alexandre III, la seconde lutte du sacerdoce et de l’empire. Elle y avait gagné la liberté, la puissance, la gloire, tout ce qui touche les peuples, ce qui les inspire, ce qui leur donne le droit et le besoin de s’éterniser par des monuments. Tous les arts s’éveillaient. Les idées religieuses et politiques qui avaient mené pendant cent ans les Italiens sur les champs de bataille devaient être servies par la parole comme elles l’avaient été par les armes maîtresses des intelligences, il fallait qu’elles s’exprimassent, non dans l’idiome des savants, mais dans le langage de tous, et qu’après avoir fait une nation, elles fondassent une littérature. L’exemple était donné. La France avait déjà une poésie dont les chants passaient les Alpes, circulaient dans les salles des châteaux et sur les places publiques[2]. Si tout n’était pas irréprochable dans ces modèles, si les fabliaux des trouvères et les sirventes irrévérencieux de plusieurs troubadours s’adressaient aux esprits déréglés, il y avait des chants pieux, comme ceux de Rambaud de Vaqueiras, d’héroïques récits, comme les batailles de Charlemagne et la mort de Roland, bien capables d’échauffer les imaginations chrétiennes. Sans doute l’activité politique et les communications littéraires se faisaient mieux sentir dans les villes lombardes, qui avaient soutenu le principal effort de la guerre et recueilli les premiers fruits de là paix. Cependant les cités de l’Ombrie n’avaient pas été les dernières à se rallier sous le drapeau de la papauté et de la liberté. Elles se hâtaient d’user de la victoire en faisant acte de souveraineté, en se fermant de murs, en levant des troupes. Assise avait ses chevaliers, ses milices, qu’elle envoyait guerroyer contre. Pérouse. Elle avait aussi ses marchands, qui trafiquaient au delà des Alpes, qui en rapportaient de gros bénéfices et quelques lumières. C’est ainsi qu’un vendeur de draps appelé Pierre Bernardone, ayant visité la France en 1182, et trouvant à son retour que sa femme lui avait donné un fils, le nomma François, en mémoire du beau pays où il venait de s’enrichir. L’obscur marchand était loin de penser que ce nom, de son invention, serait invoqué par l’Église et porté par des rois[3].

Le jeune François, confié de bonne heure aux prêtres de l’église de Saint-Georges, avait reçu d’eux les premiers éléments des sciences humaines. On l’a trop souvent représenté, tel qu’il se dépeignait lui-même, comme un homme sans culture et sans savoir. Il lui resta de ses courtes études assez de latin pour entendre facilement les livres saints, et un singulier respect pour les lettres. Ce sentiment ne fut pas de ceux qu’il abjura en se convertissant. Il le portait si loin, que, s’il rencontrait sur son chemin quelque lambeau d’écriture, il le relevait avec soin, de peur de fouler aux pieds le nom du Seigneur, ou quelque passage qui traitât des choses divines. Et comme un de ses disciples lui demandait pourquoi il recueillait avec le même scrupule les écrits des païens : « Mon fils, répondit-il, c’est parce que j’y trouve les lettres dont se compose le glorieux nom de Dieu. » Et, complétant sa pensée, il ajouta « Ce qu’il y a de bien dans ces écrits n’appartient pas au paganisme ni à l’humanité, mais à Dieu seul, qui est l’auteur de tout le bien[4]. » Et, en effet, toutes les littératures sacrées et profanes, que sont-elles autre chose que les caractères avec lesquels Dieu écrit son nom dans l’esprit humain, comme il l’écrit dans le ciel avec les étoiles ?

Toutefois l’éducation littéraire de saint François se fit moins par les études classiques, auxquelles il donna peu de temps, que par la langue française, déjà considérée en Italie « comme la plus délectable de toutes, » et la gardienne des traditions chevaleresques qui polissaient la rudesse du moyen âge. Il avait un secret penchant pour, ce pays de France, auquel il devait son nom il en aimait la langue ; bien qu’il s’y exprimât avec difficulté, il la parlait avec ses frères. Il faisait retentir, de cantiques français les forêts voisines on le voit, dans les premiers temps de sa pénitence, mendiant en français sur l’escalier de Saint-Pierre de Rome, ou, tandis qu’il travaillait à la reconstruction de l’église de Saint-Damien, s’adressant en français aux habitants et aux passants, pour les inviter à relever la maison de Dieu. S’il empruntait l’idiome de nos pères, s’il se nourrissait de leur poésie, il y trouvait des sentiments de courtoisie, de générosité, qui passaient dans son cœur et dans sa conduite. Il était l’âme de ces compagnies joyeuses qui se formaient alors, sous le nom de corti, dans la cité d’Assise comme dans toute l’Italie, et qui popularisaient le gai-savoir, les habitudes romanesques, les plaisirs délicats des Provençaux. Souvent ses compagnons, émerveillés de sa bonne mine et de la noblesse de ses manières, le choisirent pour leur chef, et, comme ils disaient, pour le seigneur de leurs banquets. En le voyant passer richement vêtu, le bâton de commandement à la main, au milieu de ses amis qui parcouraient les rues chaque soir avec des flambeaux, et des chansons, la foule l’ admirait, et le proclamait « la fleur des jeunes gens[5]. »

Lui-même prenait au mot les bruits flatteurs murmurés sur son passage. Ce fils de marchand, qui désolait son père par ses largesses, ne désespérait pas de devenir un grand prince. Les livres de chevalerie n’avaient pas d’aventures qu’il ne rêvât. Il conçut d’abord la pensée de conquérir sa principauté la lance au poing, en s’engageant à la suite de Gauthier de Brienne, qui allait revendiquer contre Frédéric II le beau royaume de Sicile. Ce fut alors qu’il eut un songe mystérieux : il se vit au milieu d’un palais superbe ; les salles paraissaient remplies d’armes et de riches harnais, des boucliers resplendissants étaient suspendus aux murailles et sur ce qu’il demandait à qui appartenaient ce château et ces armures, il lui fut répondu que tout cela serait à lui et à ses chevaliers. Il ne faut pas croire que dans la suite le serviteur de Dieu oublia ce rêve, ou n’y vit plus qu’une illusion du mauvais esprit il y reconnut un avertissement du ciel ; il crut l’interpréter en fondant cette vie religieuse des Frères Mineurs, qui était à ses yeux comme une chevalerie errante, instituée, aussi bien que l’autre, pour le redressement des torts et la défense des faibles. Cette comparaison lui plaisait ; et quand il voulait louer ceux de ses disciples qu’il préférait cause de leur zèle et de leur sainteté : « Ce sont là, disait-il, mes paladins de la Table Ronde. » Comme tout bon chevalier, il devait se rendre à l’appel des croisades. En 1220, il passa la mer, rejoignit l’armée des chrétiens devant Damiette plus hardi que tous ces preux bardés de fer, il pénétra jusqu’auprès du soudan d’Égypte, prêcha publiquement la foi, et défia les prêtres de Mahomet à l’épreuve du feu. Enfin, congédié avec respect par les infidèles, il laissa dans les saints lieux une colonie de ses disciples, qui s’y perpétuèrent sous le nom de Pères de Terre Sainte, et qui y sont encore, gardiens du saint Sépulcre et de l’épée de Godefroi. Après cela, on n’est plus surpris quand les biographes de saint François lui décernent tous les titres de la gloire militaire, et quand saint Bonaventure, près d’achever le récit de la vie et des combats de son maître, s’écrie : « Et maintenant donc, valeureux chevalier du Christ, portez les armes de ce chef invincible qui mettra en fuite vos ennemis. Arborez la bannière de ce Roi très-haut à sa vue, tous les combattants de l’armée divine ranimeront leurs courages. Elle est désormais accomplie la vision prophétique selon laquelle, capitaine de la chevalerie du Christ, vous deviez revêtir une céleste armure[6]. » Mais, comme il n’y avait pas de vrai chevalier sans service de dame, il avait fallu que François se choisît la sienne. En effet, peu de jours avant sa conversion, ses amis le trouvant pensif et lui demandant s’il songeait à se donner, une épouse’ « Vous l’avez, dit, répliqua-t-il ; car je songea me donner une dame, la plus noble, la plus riche, la plus belle qui fut jamais. » Il désignait ainsi celle qui était devenue pour lui l’idéal de toute perfection, le type de toute beauté morale, c’est-à-dire la Pauvreté. Il aimait à personnifier cette vertu, selon le génie symbolique de son temps ; il se la figurait comme une fille du ciel, qu’il appelait tour à tour la dame de ses pensées, sa fiancée, son épouse. Il lui prêtait tout le pouvoir que les troubadours attribuaient aux nobles femmes célébrées dans leurs vers le pouvoir d’arracher les âmes éprises d’elle aux pensées et aux penchants terrestres, de les élever jusqu’à la conversation des anges. Mais pendant que chez les troubadours ces amours platoniques n’étaient guère que des jeux d’esprit, l’invisible beauté qui avait ravi saint François lui arrachait les cris les plus passionnés. Ouvrez tous les poëtes du moyen âge, vous n’y trouverez pas de chant plus hardi, de paroles plus enflammées que cette prière du pénitent d’Assise :

« Seigneur, ayez pitié de moi et de madame la la Pauvreté. Et voici qu’elle est assise sur le fumier, elle qui est la reine des vertus ; elle se plaint de ce que ses amis l’ont dédaignée et se sont rendus ses ennemis. Souvenez-vous, Seigneur, que vous êtes venu du séjour des anges, afin de la prendre pour épouse, et d’en avoir un grand nombre de fils qui fussent parfaits. C’est elle qui vous reçut dans l’étable et dans la crèche, et qui, vous accompagnant tout le long de la vie, prit soin que vous n’eussiez pas où reposer la tête. Quand vous commençâtes la guerre de notre Rédemption, la Pauvreté vint s’attacher à vous comme un écuyer fidèle : elle se tint à vos côtés pendant le combat, elle ne se retira point quand les disciples prenaient la fuite.

Enfin, tandis que votre mère, qui du moins vous suivit jusqu’au bout et prit sa part de toutes vos douleurs, tandis qu’une telle mère, à cause de la hauteur de la croix, ne pouvait plus atteindre jusqu’à vous ; en ce moment madame la Pauvreté vous embrassa de plus près que jamais : Elle ne voulut point que votre croix fût travailée avec soin, ni que les clous fussent en nombre suffisant, aiguisés et polis ; mais elle n’en’ prépara que trois, elle les fit durs et grossiers pour mieux servir les intentions de votre supplice. Et pendant.que. vous mouriez de soif, elle eut soin qu’on vous refusât un peu d’eau en sorte que ce fut dans les étroits embrassements de cette épouse que vous rendîtes l’âme. Oh ! qui donc n’aimerait pas madame la Pauvreté par-dessus toutes choses[7].  ? »

S’il était bienséant de porter les couleurs d’une noble dame et glorieux de se faire tuer pour elle, il n’y avait guère moins d’honneur à savoir la chanter. Rien ne manquait plus à l’éducation chevaleresque d’un jeune seigneur quand il s’évertuait à composer des vers, à les répéter en s’accompagnant du luth ou de la rote. François n’était point resté étranger à des passe-temps si doux. Il aimait la musique, et ses biographes louent la beauté de sa voix suave et forte, claire et flexible. Au temps de sa jeunesse, il avait rempli les rues d’Assise de ses gais refrains. Après sa conversion, il faisait répéter des hymnes aux échos du désert. Un soir qu’il était touché jusqu’aux larmes par le chant d’un rossignol, il se sentit inspiré de lui répondre, et jusque bien avant dans la nuit il chanta alternativement avec lui les louanges de Dieu. La légende ajoute que François se trouva épuisé le premier, et loua l’oiseau qui l’avait vaincu. Jamais, dans ses plus vifs retours sur ce qu’il appelait les égarements de sa première vie, dans ses plus amers dédains pour les voluptés du monde, il n’eut la pensée de condamner cet art mélodieux, qu’il mettait au nombre des plaisirs du ciel. On raconte que vers la fin de sa carrière, et dans un temps où il pliait déjà sous les fatigues et les austérités, cet homme, détaché de toutes les consolations terrestres, souhaita d’entendre un peu de musique, pour réveiller, disait-il, la joie de son esprit. Et, comme la règle ne permettait pas que le saint homme se donnât ce passe-temps par les moyens ordinaires, plutôt que de l’en voir privé, les anges voulurent servir ses désirs. La nuit suivante, comme il veillait et inéditait, il entendit tout à coup le son d’un luth d’une merveilleuse harmonie et d’une mélodie très-douce. On ne voyait personne ; mais aux nuances du son qui s’éloignait ou se rapprochait, on croyait reconnaître la marche d’un musicien allant et venant, sous les fenêtres. Le saint ravi en Dieu fut.si pénétré de la douceur de ces accords, qu’il crut un moment avoir passé à une meilleure vie.[8]

Le fils du marchand d’Assise avait donc reçu toute la culture qui formait les poëtes de son temps ; car les poëtes de cette époque orageuse ne grandissaient pas à l’ombre de l’école la muse les visitait dans les hasards d’une vie militante, dans les tournois et les batailles. Souvent même, comme Wolfram d’Eschenbach, ces hommes éloquents ne savaient pas lire. Ils s’inspiraient des romans qu’ils se faisaient réciter, des chants qu’ils avaient entendus, mais surtout des enseignements secrets de l’amour, qu’ils avouaient pour leur seul maître. Ce signe décisif ne devait pas manquer à la vocation poétique de saint François. Il faut s’assurer qu’il y eut chez lui autre chose que l’ardeur d’une imagination échauffée par des souvenirs et de lectures il faut voir quel amour posséda son coeur. François achevait à peine sa vingt-quatrième année, livré aux plaisirs avec tout l’emportement de son âge et de son tempérament, quand tout à coup il fut saisi d’une longue maladie. Or, comme il se rétablissait lentement, et qu’un jour, pour reprendre quelques forces, il était sorti appuyé sur un bâton, il se mit à considérer du haut des terrasses d’Assise les riantes campagnes qu’elles dominent mais la beauté des champs, l’agrément du paysage, et tout ce qui plaît aux yeux, n’avaient plus de prise sur son âme. Il s’étonnait d’un tel changement, et, dès ce jour, il devint méprisable à ses propres yeux, et commença à prendre en dédain tout ce qu’il avait admiré parmi les hommes.[9] Il éprouvait cet inexplicable ennui qui précède l’éclat des grandes passions. Vainement le jeune homme s’efforçait d’y échapper en se réfugiant dans la société bruyante de ses amis, dans ses projets de guerres et d’aventures. Les songes de ses nuits l’appelaient à un autre genre de vie qu’il ne comprenait pas un instinct puissant le poussait dans la solitude. Souvent il prenait le chemin d’une caverne voisine, et, laissant ses compagnons à l’entrée, il y pénétrait seul sous prétexte d’y chercher un trésor. Là, il passait de longues heures dans une agonie d’esprit qu’il ne pouvait exprimer, troublé de pensées tumultueuses, de craintes et de remords. Son cœur sentait qu’il ne trouverait pas de repos avant, d’avoir accompli quelque chose d’inconnu, mais de plus qu’humain. Alors il priait Dieu de lui montrer la voie, et il sortait de cette prière si brisé de fatigue, que ses compagnons, en le revoyant, l’eussent pris pour un autre homme. Or, un jour qu’il persévérait ainsi dans l’oraison, il crut voir devant lui la croix du Calvaire et le Sauveur attaché au bois ; et à cette vue, dit l’historien de sa vie, son âme sembla se fondre en lui, et la Passion du Christ s’imprimer si profondément dans ses entrailles et dans la moelle de ses os, qu’il ne pouvait plus y arrêter sa pensée sans être inondé de douleur. On le rencontrait errant dans la campagne, donnant un libre cours à ses larmes et à ses sanglots et quand on lui demandait s’il souffrait quelque mal « Ah ! s’écriait-il, je pleure la Passion de. Jésus-Christ, mon Maître, pour laquelle je ne devrais pas avoir honte d’aller pleurant par tout le monde[10].  » Voilà l’amour qui remplit la vie de saint François, l’étincelle que son génie attendait. Plusieurs douteront peut-être qu’un tel amour, bon pour former des solitaires et remplir des couvents, ait la puissance de susciter des poëtes. Il est vrai que l’antiquité païenne ne connut rien de pareil. L’antiquité put connaître Dieu : elle ne l’a jamais aimé. Mais regardez les temps chrétiens, et vous verrez que cet amour y devient le maître du monde. C’est lui qui a vaincu le paganisme dans les amphithéâtres et sur les bûchers ; c’est lui qui a civilisé les peuples nouveaux, qui les a menés aux croisades, et qui a fait des héros plus grands que toutes les épopées. C’est le flambeau des écoles où les lettres revécurent pendant les siècles barbares et qui peut douter de son pouvoir sur les esprits, s’il inspira tout ce qu’il y eut d’hommes éloquents depuis saint Paul et saint Augustin jusqu’à Bossuet ; s’il a dicté les Psaumes de David et les hymnes de l’Église, c’est-à-dire les chants les plus sublimes qui aient consolé l’ennui de la terre ? En même temps que le pénitent d’Assise, dans la contemplation de la croix, apprenait à aimer Dieu, il commençait à aimer aussi l’humanité, l’humanité crucifiée, dénuée, souffrante ; et c’est pourquoi il se sentait poussé vers les lépreux, vers les misérables, vers tous ceux que le monde repousse. Dès lors il n’eut plus de paix jusqu’au jour où, en présence de~son évêque, il se dépouilla publiquement des habits de sa condition pour prendre un manteau de mendiant. Les premiers qui le virent passer demi-nu, déchaussé, sur les places de cette ville dont il avait été l’ornement et l’orgueil, le réputaient pour un insensé, et lui jetaient de ! a boue et des pierres. Et cependant, en se faisant pauvre, en fondant un Ordre nouveau de pauvres comme lui, il honorait la pauvreté, , c’est-à-dire la plus méprisée et la plus générale des conditions humaines. Il montrait qu’on y pouvait trouver la paix, la dignité, le bonheur. Il calmait ainsi les ressentiments des classes indigentes, il les réconciliait avec les riches, qu’elles apprenaient à ne plus envier. Il apaisait cette vieille guerre de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent, et raffermissait les liens déjà relâchés de la société chrétienne. En sorte qu’il n’y eut pas de politique plus profonde que celle de cet insensé, et qu’il avait eu raison de prédire qu’il deviendrait un grand prince car, tandis que Platon ne trouva jamais cinquante familles pour réaliser sa république idéale, le serviteur de Dieu au bout de onze ans, comptait un peuple, de cinq mille hommes, engagés à sa suite dans une vie d’héroïsme et de combats. Mais cette’ vie, la plus dure qu’on pût concevoir, était aussi la plus libre et par conséquent la plus poétique. En effet, une seule chose enchaîne la liberté humaine c’est la crainte, et toute crainte se réduisant à celle de souffrir, rien n’arrêtait plus celui qui s’était fait de la souffrance une joie et une gloire. Affranchi de toutes les servitudes, de toutes les préoccupations triviales, François vivait dans la contemplation des idées éternelles, dans l’habitude du dévouement qui exalte toutes les facultés, dans un commerce familier avec la création, qui a des charmes plus vifs pour les simples et les petits. Il errait, il mendiait, il mangeait le pain d’autrui, comme Homère, comme Dante, comme le Tasse et Camoëns, comme tous ces pauvres glorieux à qui Dieu n’a donné ni toit ni repos dans ce monde, et qu’il a voulu garder à son service, errants et voyageurs, pour visiter les peuples, les délasser, et souvent les instruire[11]

Le dernier trait de ressemblance, et pour ainsi dire de parenté, entre saint François et ces grands esprits, c’était sa passion pour la nature. L’amour de la nature est le lien commun de toutes les poésies. Il n’y a pas de troubadour qui ne célèbre de son mieux le joli mois de mai, le retour des fleurs, les doux concerts des oiseaux, et le murmure des ruisseaux dans les bois. Mais à voir revenir les mêmes images dans le même ordre et les mêmes termes, on reconnaît trop souvent qu’il s’agit moins d’exprimer un sentiment que de satisfaire une convenance littéraire. C’est qu’il n’est pas si commun, si facile qu’on le pense d’aimer la nature, c’est-à dire de sortir de soi, de considérer le monde extérieur avec désintéressement et respect, d’y chercher non des plaisirs, mais des leçons. Aussi le christianisme, si souvent accusé de fouler aux pieds la nature , a-t-il seul appris à l’homme à la respecter, à l’aimer véritablement, en faisant paraître le plan divin qui la soutient, l’éclaire et la sanctifie. C’était à cette clarté que François considérait la création il en parcourait tous les degrés pour y chercher les vestiges de son Dieu ; il retrouvait celui qui est souverainement beau dans les créatures belles ; il ne dédaignait pas les plus petites, les plus méprisées, et, se souvenant de leur commune origine, il les nommait ses frères et ses sœurs. En paix avec toutes choses, et revenu en quelque sorte à la primitive innocence, son cœur débordait d’amour non-seulement pour les hommes, mais pour tous les animaux qui broutent, qui volent et qui rampent ; il aimait les rochers et les forêts, les moissons et les vignes, la beauté des champs, la fraîcheur des fontaines, la verdure des jardins, et la terre et le feu, et l’air et les vents, et il les exhortait à rester purs, à honorer Dieu, à le servir. Là où d’autres yeux n’apercevaient que des beautés périssables, il découvrait comme d’une seconde vue les rapports éternels qui lient l’ordre physique avec l’ordre moral, et les mystères de la nature avec ceux de la foi. C’est ainsi qu’il ne se lassait pas d’admirer la grâce des fleurs et de respirer leurs parfums en songeant à la fleur mystique qui sortit de la tige de Jessé ; et quand il en trouvait beaucoup ensemble, il les prêchait comme si elles eussent été douées de raison. Ses heures se passaient quelquefois à louer l’industrie des abeilles ; et lui, qui manquait de, tout, leur faisait donner en hiver du miel et du vin, afin qu’elles ne périssent pas de froid. Il proposait pour modèle à ses disciples la diligence des alouettes, l’innocence des tourterelles. Mais rien n’égalait sa tendresse pour les agneaux, qui lui rappelaient l’humilité du Sauveur et, sa mansuétude. La légende rapporte que, voyageant en compagnie d’un Frère dans la Marche d’Ancône, il rencontra un homme qui portait sur son épaule, suspendus à une corde, deux petits agneaux. Et comme le bienheureux François entendit leurs bêlements, ses entrailles furent émues ; et, s’approchant, il dit à l’homme : « Pourquoi tourmentes-tu mes frères les agneaux en les portant ainsi liés et suspendus ? M L’autre répondit qu’étant pressé d’argent, il les portait au marché voisin pour les vendre aux bouchers, qui les tueraient. « A Dieu ne plaise ! s’écria le saint ; mais prends plutôt le manteau que je porte, et fais-moi présent de ces agneaux. » L’autre, ne demandant pas mieux, les donna, et prit en retour le manteau,qui était d’un bien plus grand prix, et qu’un chrétien fidèle avait prêté au saint le matin même, à cause du froid. Or François tenait les agneaux dans ses bras ne sachant qu’en faire et, après en avoir délibéré avec son compagnon, il les rendit à leur premier maître, lui faisant une obligation de ne jamais les vendre et de ne leur causer aucun mal ; mais de les conserver, de les nourrir et d’en prendre grand soin. Tout est charmant dans ce récit, et l’on ne sait qu’y admirer le plus, ou de la tendre faiblesse du saint pour les petits agneaux, ou de sa candide confiance en leur maître.[12]

Si François, par son innocence et sa simplicité, était revenu pour ainsi dire à la condition d’Adam, lorsque ce premier père voyait toutes les créatures dans une lumière divine et les aimait d’une fraternelle charité, les créatures, à leur tour, lui rendaient la même obéissance qu’au premier homme, et rentraient pour lui dans l’ordre détruit par le péché. C’est un trait remarqué chez plusieurs saints, que ces âmes régénérées avaient ressaisi l’ancien empire de l’homme sur la nature. Les Pères de la Thébaïde étaient servis par les corbeaux et les lions ; saint Gall commandait aux ours des Alpes ; quand saint Colomban traversait la forêt de Luxeuil, les oiseaux qu’il appelait venaient se jouer avec lui, et les écureuils descendaient des arbres pour se poser sur sa main. La vie de saint François est pleine de semblables faits attestés par témoins oculaires, et qu’il faut bien admettre, soit qu’on les explique par cette puissance de l’amour qui tôt ou tard commande et obtient l’amour, soit plutôt qu’en présence des serviteurs de Dieu les animaux n’éprouvent plus cette horreur instinctive que notre corruption et notre dureté leur inspirent. Lorsque le pénitent d’Assise, tout abîmé de jeûnes et de veilles, quittait sa cellule et se montrait dans les campagnes de l’Ombrie, il semble que sur cette figure amaigrie, où il n’y avait presque plus rien de terrestre, les animaux ne voyaient plus que l’empreinte divine, et ils entouraient le saint pour l’admirer et le servir. Les lièvres et les faisans se réfugiaient dans les plis de sa robe. S’il passait près d’un pâturage, et que, suivant sa coutume, il saluât les brebis du nom de sœurs, on dit qu’elles levaient la tête et couraient après lui, laissant les bergers stupéfaits. Lui-même, sevré depuis si longtemps des jouissances des hommes, prenait un doux plaisir à ces fêtes que lui faisaient les bêtes des champs. Un jour qu’il était monté au mont Alvernia pour y prier, un grand nombre d’oiseaux l’environnèrent avec des cris joyeux, et battant des ailes comme pour le féliciter de sa venue. Alors le saint dit à son compagnon : « Je vois qu’il est de la volonté divine que nous séjournions ici quelque peu, tant nos frères les petits oiseaux semblent consolés de notre présence. » Je ne finirais pas, si je voulais répéter d’un bout à l’autre les naïfs récits des contemporains mais je ne puis me défendre de citer un dernier exemple, où éclate particulièrement cette faculté poétique qu’avait saint François d’animer, de transfigurer toutes choses, et de les mettre en scène. Comme il commençait le cours de ses prédications, il arriva qu’en traversant la vallée de Spolète, non loin de Bevagna, il passa par un lieu où il y avait une grande multitude d’oiseaux, et surtout de moineaux, de corneilles et de colombes. Ce qu’ayant vu le bienheureux serviteur de Dieu, à cause de l’amour qu’il portait même aux créatures dépourvues de raison, il courut à cet endroit, laissant pour un moment ses compagnons sur le chemin. Or, à mesure qu’il s’approchait, il vit que les oiseaux l’attendaient, et il les salua selon son usage. Mais, admirant qu’ils ne se fussent point enfuis à sa vue, il fut rempli de joie, et les pria humblement d’écouter la parole de Dieu. Et il leur dit « Mes frères les petits oiseaux, vous devez singulièrement louer votre Créateur et l’aimer toujours car il vous a donné des plumes pour vous couvrir, des ailes pour voler, et tout ce qui vous est nécessaire. il vous a faits-nobles entre tous les ouvrages de ses mains, et vous a choisi une demeure dans la pure région de l’air. Et sans que vous ayez besoin de semer ni de moissonner, sans vous laisser aucune sollicitude, il vous nourrit et vous gouverne. » À ces mots, selon ce qu’il rapporta lui-même et ce qu’affirmèrent ses compagnons, les oiseaux, se redressant à leur manière, commencèrent à battre des ailes. Mais lui, passant au milieu d’eux, allait et venait, et les effleurait du bord de sa robe. Enfin il les bénit, et, faisant sur eux le signe de la croix, il leur permit de s’envoler. Après quoi le bienheureux Père s’en alla avec ses disciples, pénètre de consolation. Mais, comme il était parfaitement simple, par l’effet, non de la nature mais de la grâce, il commença à s’accuser de négligence pour n’avoir pas prêché aux oiseaux jusqu’à ce jour, puisqu’ils écoutaient la parole de Dieu avec tant de respect[13].

Il ne faut pas trop mépriser ce qu’on peut trouver de puéril dans cette amitié de saint François pour les agneaux et les colombes on y reconnaît la même passion qui le portait vers tout ce qui était pauvre, faible et petit. D’ailleurs cet excès d’amour avait son utilité, dans un pays où l’on ne sut pas assez aimer, dans cette Italie du moyen âge qui pécha, qui se perdit par l’excès, par l’opiniâtreté des haines, par la guerre de tous contre tous. Rien n’était d’un plus grand exemple que cette horreur de la destruction, poussée jusqu’à écarter les vers du chemin, jusqu’à sauver les brebis de la boucherie, dans un temps qui supportait les cruautés de Frédéric II et de son lieutenant Eccelin le Féroce, qui devait voir le supplice d’Ugolin et les Vêpres siciliennes. Cet homme, assez simple pour prêcher aux fleurs et aux oiseaux, évangélisait aussi les villes guelfes et gibelines ; il convoquait les citoyens sur les places publiques de Padoue, de Brescia, de Crémone, de Bologne, et commençait son discours en leur souhaitant la paix. Puis il les exhortait à éteindre les inimitiés, à conclure des traités de réconciliation. Et, selon le témoignage des chroniques du temps, beaucoup dé ceux qui avaient eu la paix en horreur s’embrassaient en détestant le sang versé. C’est ainsi que saint François d’Assise paraît comme l’Orphée du moyen âge, domptant la férocité des bêtes et la dureté des hommes ; et je ne m’étonne pas que sa voix ait touché les loups dé l’Apennin, si elle désarma les vengeances italiennes, qui ne pardonnèrent jamais.

Un cœur si passionné ne se déchargeait pas assez par la prédication. La prédication ne sort pas de la prose, et la prose, si éloquente qu’elle devienne, n’est, après tout, que le langage de la raison. Quand la raison a produit sous une forme exacte et lumineuse la vérité qu’elle conçoit, elle demeure satisfaite mais l’amour ne se contente pas si facilement il faut qu’il reproduise les beautés dont il est touché , dans un langage qui émeuve et qui ravisse. L’amour est inquiet rien ne le satisfait ; mais aussi rien ne lui coûte. Il ajoute à la parole, il lui donne l’essor poétique, il lui prête le rhythme et le chant, comme deux ailes. Saint François voyait la poésie honorée par l’Église, qui lui donne la première place dans son culte, dans le chœur même de ses basiliques et au pied de l’autel, tandis que l’éloquence reste dans la chaire, plus près de la porte et de la foule. Lui-même éprouvait l’impuissance de la parole ordinaire pour rendre tout ce qui remuait son âme. Quand le nom du Sauveur Jésus venait sur ses lèvres, il ne pouvait passer outre, et sa voix s’altérait, selon l’admirable expression de saint Bonaventure, comme s’il eût entendu une mélodie intérieure dont il aurait voulu ressaisir les notes. Il fallait cependant que cette mélodie dont il était poursuivi finît par éclater dans un chant nouveau, et voici en effet ce que rapportent les historiens En la dix-huitième année de sa pénitence, le serviteur de Dieu, ayant passé quarante nuits dans les veilles, eut une extase, à la suite de laquelle il ordonna à Frère Léonard de prendre une plume et d’écrire. Alors il entonna le Cantique du Soleil : Et, après qu’il l’eut improvisé, il chargea le Frère Pacifique, qui dans le siècle avait été poëte, de réduire les paroles à un rhythme plus exact, et il ordonna que les Frères les apprissent par cœur pour les réciter chaque jour[14]. Les paroles du cantique étaient celles-ci :

« Très-haut, tout-puissant et bon Seigneur, à vous appartiennent les louanges, la gloire et toute bénédiction. On ne les doit qu’à. vous, et nul homme n’est digne de vous nommer.
« Loué soit Dieu, mon Seigneur, à cause de toutes les créatures, et singulièrement pour notre frère messire le soleil, qui nous donne le jour et la lumière ! Il est beau et rayonnant d’une grande splendeur, et il rend témoignage de vous, ô mon Dieu !
« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sœur la lune et pour les étoiles ! Vous les avez formées dans les deux, claires et belles.
« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour mon frère le vent, pour l’air et le nuage, et la sérénité et tous les temps, quels qu’ils soient ! car c’est par eux que vous soutenez toutes les créatures.
« Loué soit mon Seigneur, pour notre sœur l’eau, qui est très-utile, humble, précieuse et
chaste !
« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre

frère le feu ! Par lui vous illuminez la nuit ! il
est beau et agréable à voir, indomptable et fort.
« Loué soit mon Seigneur, pour notre mère la
terre, qui nous soutient, nous nourrit, et qui
produit toute sorte de fruits, les fleurs diaprées
et les herbes ! ».

Peu de jours après, une grande dispute s’éleva entre l’évêque d’Assise et les magistrats de la cité. L’évêque fulmina l’interdit, les magistrats mirent le prélat hors ta loi, et défendirent tout commerce avec lui et les siens.’Le saint, -affligé d’une telle discorde, se plaignait de ne voir personne qui s’entremît pour rétablir la paix. Il ajouta donc à son cantique le verset suivant :

 « Loué soyez-vous, mon Seigneur, à cause de
ceux qui pardonnent pour l’amour de vous, et
qui soutiennent patiemment l’infirmité et la tribulation Heureux ceux qui persévéreront dans
« la paix ! car c’est le Très Haut qui les couronnera. »

Puis il ordonna que ses disciples iraient hardiment trouver les principaux de la ville, qu’ils les prieraient de se rendre devant l’évêque, et qu’arrivés là, ils chanteraient à deux chœurs le verset nouveau. Les disciples obéirent, et au chant de ses paroles, auxquelles Dieu semblait prêter une vertu secrète, les adversaires s’embrassèrent avec repentir, et se demandèrent pardon. Ensuite, ayant été conduit à Foligno pour y rétablir par le changement d’air sa santé altérée, il éprouva quelque adoucissement dé ses douleurs. Mais bientôt il apprit par révélation qu’il souffrirait encore deux ans, après quoi il entrerait en possession du repos éternel ; et, ravi de joie, il composa le verset suivant, par lequel il termina le cantique

« Soyez loué, mon Seigneur, à cause de notre.
sœur la mort corporelle, à qui nul homme vivant
ne peut échapper ! Malheur à celui qui meurt en
péché mortel Heureux ceux qui à l’heure de la
mort se trouvent conformes à vos très-saintes
volontés ! car la seconde mort ne pourra leur
nuire.
« Louez et bénissez mon Seigneur, rendez-lui
grâces, et servez-le avec une grande humilité ».

[15]


Le Cantique du Soleil est cité pour la première fois par Barthélémy de Pise, dans un livre écrit en 1585, cent soixante ans après la mort du saint, et cependant on ne peut en contester l’authenticité. Cette façon de composer peu à peu, selon l’inspiration du cœur et le besoin du moment, rappelle tout à fait la manière des grands poëtes, comme Dante, comme Camoëns, portant dans leurs voyages et leurs exils l’œuvre qu’ils avaient conçue, et y ajoutant au jour le jour l’expression toute brûlante de leurs douleurs ou de leurs espérances. Le poème. de saint François est bien court, et cependant on y trouve toute son âme sa fraternelle amitié pour les créatures : la charité qui poussait cet homme humble et timide à travers les querelles publiques ; cet amour infini qui, après avoir cherché Dieu dans la nature et l’avoir servi dans l’humanité souffrante, n’aspirait plus qu’à le trouver dans la mort. On y sent comme un souffle de ce paradis terrestre de l’Ombrie, où le ciel est si doré et la terre si chargée de fleurs. Le langage a toute la naïveté d’un idiome naissant ; le rhythme, toute l’inexpérience d’une poésie peu exercée, et qui contente à peu de frais des oreilles encore indulgentes. Quelquefois’la rime est remplacée par l’assonance, quelquefois elle ne se montre qu’au milieu et à la fin du verset. Les délicats auront quelque peine à y reconnaître les conditions régulières d’une composition lyrique. Ce n’est qu’un cri ; mais c’est le premier cri d’une poésie naissante, qui grandira et qui saura se faire entendre de toute la terre.

Tel n’est plus le caractère d’un autre poëme cité par saint Bernardin de Sienne, et qu’il attribue à saint François. Bernardin, postérieur d’un siècle au saint fondateur, mais enrôlé dès sa jeunesse dans la famille franciscaine, peut être reçu comme un fidèle interprète des traditions qu’elle avait conservées. Cet ouvrage, divisé en dix strophes de sept vers chacune, d’une construction très-simple, avec un nombre régulier de syllabes et de rimes généralement correctes, trahit bien le travail d’une main habile, peut-être d’un disciple chargé de retoucher l’improvisation du maître. Mais au fond on y retrouve encore toute la hardiesse du génie de saint François, toute la précision de son langage, enfin toute l’impression du grand événement qui marqua sa personne du sceau miraculeux. Je veux parler de cette extase ou le serviteur de Dieu, en prières sur le mont Alvernia, vit venir à lui du haut du ciel une figure ailée de six ailes et attachée à une croix. Et, comme dans cette contemplation il ressentait une consolation inexprimable, mêlée d’une douleur extrême, il se trouva que ses mains et ses pieds étaient percés de clous, dont on touchait la tête ronde et noire et la pointe recourbée. Ceux qui n’admettent rien de surnaturel dans l’histoire peuvent nier ce fait ; ils ne peuvent effacer les dépositions des témoins innombrables qui l’attestèrent juridiquement, ni briser les tableaux de Giotto qui en conservent le souvenir, ni déchirer le poëme qu’on va lire, et qui semble écrit dans le feu des ravissements divins.[16]

« L’amour m’a mis dans la fournaise, l’amour m’a mis dans la fournaise ; il m’a mis dans une fournaise d’amour.

« Mon nouvel époux, l’amoureux Agneau, m’a remis l’anneau nuptial puis, m’ayant jeté en prison, il m’a frappé d’une lame, il m’a fendu tout le cœur.

« Il m’a fendu le cœur, et mon corps est tombé à terre. Ces flèches que décoche l’arbalète de l’amour m’ont frappé en m’embrasant. De la paix il a fait la guerre : je me meurs de douceur.

«Je me meurs de douceur. Ne vous en étonnez pas. Ces coups me sont portés par une lance amoureuse. Le fer est long et large de cent brasses, sachez-le : il m’a traversé de part en part.

« Puis les traits pleuvaient si serrés, que j’en étais tout agonisant. Alors je pris un bouclier mais les coups se pressèrent si bien, qu’il ne me protégea plus ; ils me brisèrent tout le corps, si fort était le bras qui les dardait.

« Il les-dardait si fortement, que je désespérai de les parer ; et pour échapper à la mort je criai de toute ma force « Tu forfais aux lois du champ clos. Mais lui, dressa une machine de guerre qui m’accabla de nouveaux coups.

« Les traits qu’il lançait étaient des pierres garnies de plomb, dont chacune pesait bien mille livres : il les lançait en grêle si épaisse, que je ne pouvais les compter. Aucune d’elles ne me manquait.

« Jamais il ne m’eût manqué, tant il savait tirer juste. J’étais couché à terre, sans pouvoir m’aider de mes membres. J’avais le corps tout rompu, et sans plus de sentiment qu’un homme trépassé.

« Trépassé, non par mort véritable, mais par excès de joie. Puis, reprenant possession de mon corps, je me sentis si fort, que je pus suivre les guides qui me conduisaient à la cour du ciel.

« Après être revenu à moi, aussitôt je m’armai je fis la guerre au Christ ; je chevauchai sur son terrain, et, l’ayant rencontré, j’en vins aux mains sans retard, et je me vengeai de lui.

« Quand je fus vengé, je fis avec lui un pacte ; car dès le commencement le Christ m’avait aimé d’un amour véritable. Maintenant mon cœur est devenu capable des consolations du Christ.

« L’amour m’a mis dans la fournaise, l’amour m’a mis dans la fournaise ; il m’a mis dans la fournaise d’amour[17]. » Assurément, ce qui se passa entre Dieu et saint François sur le mont Alvernia ne pouvait pas se traduire dans le langage des hommes. Mais quand le saint, descendant de ce nouveau Sinaï, laissait éclater ses transports dans un chant lyrique, il ne faut pas s’étonner d’y revoir le tour habituel de son esprit et les riches couleurs de son imagination. On reconnaît l’aventureux jeune homme d’Assise, celui qui renonça au service de Gauthier de Brienne pour devenir le chevalier errant de l’amour divin : on le reconnaît bien quand il représente son extase comme un assaut d’armes, et ses élans vers le ciel comme une chevauchée sur la terre du Christ. Saint Bernardin de Sienne cite un dernier cantique bien plus considérable, et composé de trois cent soixante-deux vers, mais qui se divise en strophes de dix vers chacune, avec des rimes industrieusemént combinées. Ce sont déjà les indices d’une origine plus moderne, et je trouve, en effet, le même poëme attribué au bienheureux Jacopone de Todi, mort en 1506, au moment où la poésie italienne, échauffée au soleil du treizième siècle, avait déjà des fruits mûrs. D’ailleurs, je ne remarque plus ici la brièveté et la simplicité qui font le cachet des oeuvres de sàint François. Seulement, pour concilier toutes les traditions, on peut admettre que le bienheureux pénitent de Todi paraphrasa, avec son abondance naturelle et avec la subtilité de son temps, une pensée simple et grande qu’il empruntait à quelque vieux cantique de saint François, comme les disciples d’un musicien reproduisent dans une suite de variations le motif donné par le maître. En poussant plus loin cette conjecture, on pourrait retrouver le thème primitif dans le. dialogue suivant, que je détache du poëme[18].

L’Âme ou François :

« Que nul donc ne me reprenne, si l’amour me fait aller semblable à un fou ! Il n’y a plus de cœur qui se défende, qui échappe à un tel amour. Car le ciel et la terre me crient et me répètent hautement, et tous les êtres que je dois aimer me disent Aime l’amour, qui nous a faits pour t’attirer à lui... »

Le Christ :

« Mets l’ordre dans ton amour, si tu m’aimes. La vertu ne réside que dans l’ordre, et toutes les choses que j’ai créées sont faites avec nombre et mesure, toutes sont ordonnées à leur fin dernière. Comment donc par trop d’ardeur es-tu « tombée en démence, âme chrétienne ? Tu es sortie de l’ordre, et ta ferveur ne connaît pas de frein »

L’Âme ou François :

« Ô Christ ! tu m’as dérobé le cœur, et tu me dis de mettre l’ordre dans mon âme ! Toi-même tu n’as pas su te défendre de l’amour. L’amour t’a fait venir du ciel en terre ; tu es descendu jusqu’à cette bassesse d’aller par le monde comme un homme méprisé. Tu n’as voulu ni maison ni terre, mais la pauvreté seule pour nous enrichir. Dans la vie comme dans la mort, tu n’as montré qu’un amour sans mesure qui te dévorait le cœur. Souvent tu cheminas sur la terre comme un homme enivré ; l’amour te menait comme un homme vendu. En toutes choses tu ne montras qu’amour, ne te souvenant jamais de toi. Et je sais bien que, si tu ne parlas point, si tu ne t’excusas pas devant Pilate, ce fut pour conclure le marché de notre salut sur la croix dressée par l’amour. »

Quand les trois poëmes qui viennent d’être cités appartiendraient entièrement à saint François, on pourrait encore trouver qu’une œuvre si courte répond mal à une si longue préparation, et que c’est bien peu pour une telle vie d’aboutir à un recueil d’environ cinq cents vers. Cependant, si le serviteur de Dieu attendit jusqu’à la dix-huitième année de sa conversion pour laisser déborder son âme et pour dicter ses chants, on ne doit plus être surpris de leur petit nombre. Saint François ne vécut plus que deux ans : il les vécut abandonné à des ravissements d’esprit et à des souffrances de corps qui n’avaient plus d’expression dans les langues humaines. Enfin, le 4 octobre de l’année 1226, il entra en agonie, et, après s’être fait chanter encore une fois le Cantique du Soleil, il rendit le dernier soupir. Mais c’est le privilége des saints et des poëtes, que la mort ouvre pour eux, même sur la terre, une nouvelle vie. Pendant qu’on les pleure, ces morts glorieux commencent à agiter le monde leurs paroles et leurs exemples vont de siècle en siècle leur susciter des disciples, des interprètes et des imitateurs de sorte que, pour être juste avec eux, il faut leur compter, non-seulement les œuvres qu’ils laissèrent, mais celles qu’ils ont inspirées.

La mission poétique de saint François, cachée pour ainsi dire par les autres soins de sa vie, -n’eut jamais plus d’éclat que dans le siècle qui suivit sa mort. Lui-même s’était choisi sa sépulture sur une colline à l’orient d’Assise, où se faisaient les exécutions criminelles, et qu’on nommait la colline de l’Enfer. Mais à peine l’eut-on déposé dans le tombeau, qu’on y sentit je ne sais quoi de puissant qui remuait pour ainsi dire la terre et qui sollicitait les esprits. Le pape Grégoire IX mit le mort au nombre des saints, et décida que le lieu de son repos s’appellerait la colline — du Paradis. Dès lors il n’y eut plus d’honneurs trop grands pour ce pauvre les peuples se souvinrent de son amour, et voulurent lui rendre plus qu’il n’avait quitté pour eux. Et, comme il n’avait eu ni toit ni serviteur, il fallut qu’on lui bâtît une demeure magnifique comme le palais qu’il avait rêvé dans sa jeunesse, qu’il vît entrer à son service tout ce qu’il y avait d’ouvriers excellents dans les arts chrétiens. Ordinairement, le Catholicisme pense avoir assez fait pour ses saints en plaçant leur châsse sur un autel, dans une église qui prend leur nom. Pour le pauvre d’Assise, on dut premièrement creuser le roc à des profondeurs inusitées, afin de dérober le corps au péril de ces vols de reliques si fréquents au moyen âge. Sur la tombe on dut ériger une première basilique pour recevoir la foule des pèlerins, et au-dessus de celle-ci en construire une seconde qui portât la prière plus près du ciel. Un architecte du Nord, Jacques l’Allemand, vint élever ce double édifice ; il y mit toutes les ressources de l’art gothique, toutes les traditions du symbolisme chrétien. Il fit de la basilique Inférieure une nef solide, mais sans ornement, avec des arcades surbaissées et des ouvertures qui n’admettent qu’un jour douteux, comme pour rappeler la vie pénitente de saint François sur la terre. Il fit l’église supérieure avec des murs légers, des voûtes hardies, de longues fenêtres inondées de lumière, pour représenter la vie glorieuse de saint François dans le ciel. Le plan du monument rappelait la croix du Sauveur ; les murs étaient de marbre blanc, en mémoire de la Vierge très-pure, et flanqués de douze tourelles de marbre rouge, en souvenir du martyre des apôtres. Le clocher portait une flèche audacieuse qui inquiéta la timidité des générations suivantes. On l’abattit ; mais le nom de Jacques l’Allemand resta célèbre ; la postérité l’honora comme le maître de ce grand Arnolfo qui devait bâtir les plus beaux édifices de Florence, et ouvrir une nouvelle époque dans l’histoire de l’architecture[19].

Mais les hommes du moyen âge ne pensaient pas avoir achevé un monument pour avoir élevé pierre sur pierre : il fallait que ces pierres parlassent, qu’elles parlassent le langage de la peinture, qui est entendu des ignorants et des petits que le Ciel s’y rendît visible, et que les anges et les saints y demeurassent présents par leurs images, afin de consoler et de prêcher les peuples. Les voûtes des deux basiliques d’Assise furent couvertes d’un champ d’azur semé d’étoiles d’or. Sur les parois se déroulèrent les mystères des deux Testaments, et la vie de saint François y fit suite au livre des révélations divines : Mais, comme s’il eût été impossible d’approcher impunément du tombeau miraculeux, les peintres appelés à l’orner de leurs fresques se sentirent agités d’un esprit nouveau : ils commencèrent à concevoir un idéal plus pur, plus animé que les vieux types byzantins, qui avaient eu leur grandeur, mais qui, depuis huit cents ans, allaient se dégradant toujours. La basilique d’Assise devint le berceau d’une renaissance dont elle vit tous les progrès. C’est là que Guido de Sienne et Giunta de Pise se détachèrent peu à peu des maîtres grecs, dont ils adoucirent la sécheresse et secouèrent l’immobilité. Cimabuë vint ensuite. Il représenta toute l’histoire sainte dans une série de peintures qui décoraient l’église supérieure, et que le temps a mutilées. Mais six cents ans n’ont pas terni la splendeur des têtes du Christ, de la Vierge et de saint Jean, qu’il peignit au sommet des voûtes, ni les images des quatre grands docteurs, où la majesté byzantine s’allie déjà avec un air de vie et de jeunesse immortelle. Enfin Giotto parut, et l’un de ses ouvrages fut le Triomphe de saint François, peint en quatre compartiments sous la voûte qui couronne l’autel de l’église inférieure. Rien n’est plus célèbre que ces belles fresques ; mais je n’en connais pas de plus touchante que celle où sont figurées les fiançailles du serviteur de Dieu avec la sainte Pauvreté, la Pauvreté sous les traits d’une femme parfaitement belle, mais le visage amaigri, les vêtements déchirés : un chien aboie contre elle, deux enfants lui jettent des pierres et mettent des épines sur son chemin. Elle cependant, calme et joyeuse, tend la main à François le Christ lui-même unit les deux époux ; et au milieu des nues paraît l’Éternel, accompagné des anges, comme si ce n’était pas trop du ciel et de la terre pour assister aux noces de ces deux mendiants. Ici rien ne rappelle les procédés de la peinture grecque : tout y est nouveau, libre, inspiré. Le progrès ne s’arrête plus parmi les disciples de Giotto appelés à continuer son œuvre : Cavallini, Taddeo Gaddi, Puccio, Capanna. Au milieu de la variété de leurs compositions on reconnaît l’unité de la foi, qui rayonne dans leurs œuvres. Quand on s’arrête devant ces chastes représentations de la Vierge, de l’Annonciation, de la Nativité, : devant ces images du. Christ crucifié, avec des anges si tristes pleurant autour de la croix, ou recueillant dans des coupes le sang divin, il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas sentir les larmes venir aux yeux, pour ne pas s’agenouiller, en se frappant la poitrine, avec les pâtres et les pauvres femmes qui prient au pied de ces images. Alors seulement on s’aperçoit que saint François est le véritable maître de l’école d’Assise : on sent ce qu’il lui communiqua de chaleur et de puissance. On comprend enfin comment Giotto sortit de là capable de commencer cet apostolat trop peu connu qui en fit un si grand homme, qui le conduisit à Pise, à Padoue, à Naples, à Avignon, laissant sur son passage dans chaque ville, non-seulement des ouvrages admirables, mais des disciples par centaines pour les étudier, les dépasser, et jeter ainsi l’Italie entière dans cette vocation nouvelle où elle devait trouver sa derrière gloire[20].

L’inspiration qui avait eu le pouvoir de former cette féconde école de peinture et d’architecture devait susciter d’autres efforts. Si j’ai insisté sur cette renaissance des arts, c’est que j’y aperçois les signes avant-coureurs d’une grande période littéraire.

Quand je vois un peuple tirer la pierre des carrières, l’entasser en colonnades, en ogives ou en flèches, couvrir les murs de ses édifices de tableaux et de mosaïques, et n’y pas laisser un coin qui ne porte quelque figure ou quelque emblème, j’ai lieu de croire que ce peuple est travaillé d’une pensée qui perce déjà sous le symbolisme architectural, qui se traduit plus clairement par les contours du dessin, et qui trouvera bientôt dans la parole une expression exacte et harmonieuse. À la suite des grands artistes dont le cortège vient de passer devant nous, nous verrons descendre de la colline d’Assise toute une génération de poëtes.

  1. Les sources consultées pour ce travail sont premièrement les écrits de saint François, Opera sancti Francisci; secondement les trois biographies du saint : celle qui fut écrite deux ans après sa mort par Thomas de Celano ; celle des trois disciples qui furent chargés de compléter cette première rédaction ; enfin celle que saint Bonaventure composa un peu plus tard avec les traditions encore vivantes et des documents plus nombreux. Voyez aussi Wadding, Annales minorum, tome I ; Chavin de Malan, Histoire de François d’Assise. Gœrres a écrit des pages savantes et ingénieuses sur saint François d’Assise troubadour.
  2. Des le commencement du douzième siècle, Donizo, qui écrivit en vers l’histoire de la comtesse Mathilde, connaissait les romans épiques français :
    Francorum prosa sunt edita bella senora.

    Sur les voyages des troubadours provençaux en Italie, voyez Mémoire de la poésie provençale, par M. Fauriel, t. II. et trois articles publiés par le même savant dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, t. III et IV.

  3. Vita tribus sociis, cap.I, 4 : « Quodam tempore, guerra inter Perusium et Assisium exeunte, captus est Franciscus cum multis suis concivibus ». Ibid. II : « Johannes prius vocatus est a matro a patre vero tunc redeunte a Francia, in cujus absentia natus erat, Franciscus postmodum nominatus ».
  4. Thomas de Celano, X «< Fili, litterœ sunt ex quibus componitur gloriosissimum Dei nomen . Bonum quoque quod ibi est, non pertinet ad paganos, neque ad aliquos homines, sed ad solum Deum, cujus est bonum. »
  5. Vita a tribus sociiis, « Stans in gradibus ecclesiae cum aliis pauperibus, eleemosynam gallice postulabat, quia libenter lingua gallica loquebatur, licet ea recte loqui nesciret. » II « Vir sanctus alta et clara voce laudes Domini gallice cantans. » Cf. Vita a sancto Bonaventura cap. II. Thomas de Celano, cap. III. Vita a tribus sociis, cap I : « Liberalior et hilarior, datus jocis, et cantibus, civitatem Assisii die noctuque circumiens. ut filius magni principis videretur. A sociis suis eligitur in Dominum, ut secundum voluntatem suam faceret, ex pensas. Fecit ergo sumptuosam comestionem parari, sicut multotiens fecerat. Cumque refecti de domo exissent, sociique simul eum praecederent. euntes per civitatem cantando, ipse, portans in manu baculum quasi dominus, parum retroibat post illos. » Wadding, Annale Minorum, 1 « Cives Assisiates eum vocabant juvenum florem. »
  6. Vita a tribus sociis II : « Scio me magnum principem futurum.» Thomas de Celano : «  Videbatur ei namque domum totam habere plenam mititaribus armis, sellis scilicet.clypeis , lanceis et caeteris apparatibus... responsum ei haec arma sua fore militumque suorum. Cf. Vita a tribus sociis, I .- Vita a sancto Bonaventura,- Opera sancti Francisci. - S. Bonaventura XIII : « Eia nunc, strenuissime miles Christi , ipsius fer arma invictissimi ducis... impleta est prima visio quam vidisti, videlicet quod, dux in militia Christi futurus, armis deberes cœlestibus signoque crucis insignibus decorari. » Ces pensées sont si familières aux disciples de saint François, qu’en 1687 un franciscain espagnol, Gabriel de Mata, imprimait un poème sous ce titre : El cavallero Asisio, en el vocimiento, vida e muerte del serafico padre san Francisco, en octava rima. V. Chavin de Malan, p. 16 du supplément.
  7. Vita a tribus sociisI : «  Forsan uxorem accipere cogitasti ? Verum dixistis, quia nobiliorem, et ditiorem, et pulchriorem sponsam quam unquam videritis, accipere cogitavi. Et deriserunt eum.  » Cf. Thomas de Celano, I. Saint Bonaventure, VII « In privilégie Paupertatis, quam modo matrem, modo sponsam, modo dominam nominare solebat ». Éloge de la Pauvreté, Fioretti di san Francesco, cap. XIII. Prière de saint François pour madame la Pauvreté, Opera sancti Francisci
  8. Thomas de Celano, IX : « Vox ejus vox vehemëns ; vox dulcis vox clara, voxqùe sonora. » Saint Bonaventure, V : « Repente insonuit cithara quidam harmonie mirabilis et suavissimae melodiae. Non videbatur aliquis; sed transitum et redditum citharœdi, ipsa hinc inde auditus volubilitas innuebat. » Voyez aussi les Fioretti di san Francesco
  9. Thomas de Celano, I : « Cumque jam paululum respirasset, et, baculo sustentatus, causa recuperanda sanitatis, cœpisset huc’ atque illuc per domicilium ambulare, die quodam foras exivit et circa adjacentem planitiem cœpit curiosius intueri ; sed pulchritudo agrorum, amoenitas, et quidquid visu pulchrum est in valle, uon potuit eum delectare. »
  10. Vita a tribus sociis , I : « Plango Passionem Domini mei Jesu Christi, pro quo non deborem verecundari alta voce ire plangendo per totum mundum. » Cf. saint Bonaventure, IX.
  11. Saint Bonaventure,VII, VIII.
  12. Thomas de Celano, IX, saint Bonaventure, VIII : « Consideratione quoque primae originis, omnium abundantiori pietate repletus, creaturas quantumlibet parvas, fratris vel sororis appellabat nominibus. » Id., IX : « Exultabat in cunctis operibus manuum Domini, et per jucunditatis specula in vivificam consurgebat rationem et causam. Contemplabatur in pulchris pulcherrimum, et per impressa rebus vestigia prosequebatur ubique dilectum, de omnibus sibscalam faciens in eum qui est desiderabilis totus... Pietas... quae ipsum per devotionem sursum agebat in Deum, per compassionem transformabat in Christum, per condescensionem inclinabat ad proximum, et per universalem conciliationem ad singula refigurabat ad innocentiae statum».
  13. Saint Bonaventure, VII, VIII, IX, XII ix, xn ; Thomas de Celano, VII : « Cum esset autem simplex gratia, non natura, cœpit se negligentiae incusare, quod olim non praedicaverit avibus, postquam audierunt tanta reverentia verbum Dei. » Cf. Vita sancti Galli, Vita sancti Columbani, auctore Jona Bobbiensi, apud Pertz, Monumenta Germaniae historica, tom. II.
  14. Wadding, Annales, ad annum 1224 ; Bartholomaius Pisanus, Liber conformitatum, pars 2, fol.II, édition de Milan, 1510. Il y a sur l’authenticité des poésies de saint François une dissertation du P. Affo, citée par Tiraboschi, mais qu’il m’a été impossible de consulter.
  15. Le texte du poëme présente une sorte de prose rimee qu’on peut écrire ainsi

    Altissimo, omnipotente, bon Signore
    Tue son le laude  ; la gloria,lo honore ;
    E ogni benedictione.
    Laudato sia mio Signore per suora luna, e per le stelle ,
    Il quale in cielo le hai formate chiare e belle...

  16. Saint Bernardin, Opera, t. IV, sermon 4. Cf. Bolland, t. II, oct.~ p. 1003.
  17. In foco amor mi mise
    .

    On trouve ce poëme parmi les œuvres de Jacopone de Todi (lib. VII, c. VI) mais je ne vois pas, dans le texte même, de motifs suffisants pour contredire la tradition qui l’attribue à saint François.

  18. Saint Bernardin, Opera, t. IV, sermon 16. Jacopone, l. VI, c. XVI. Il s’agit du cantique qui commence en ces termes :

    Amor de caritate,
    Perchè m’hai si ferito ?
    Lo cor tutto partito,
    E arde per amore.

  19. Vasari, Vita d’Arnolfo.Petrus Rodulphus, Historia seraphicae religionis, lib. II. p. 247. Descrizione del santuario d’Assisi ; Assisi, 1835.
  20. Vasari, Vita di Cimabue, Vita di Giotto, etc. Descrizione del santuario d’Assisi. Il ne faut pas oublier Buffalmacco, Giottino, Simon Memmi, qui travaillèrent dans les chapelles latérales de l’église inférieure.