Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/3



CHAPITRE III
LES PREMIERS DISCIPLES DE SAINT FRANÇOIS.
FRÈRE PACIFIQUE. SAINT BONAVENTURE . JACOMINO DE VÉRONE.

L’inspiration poétique peut naître dans le silence de la cellule et jusque sur les rochers déserts où saint François cachait ses ravissements ; mais elle ne se propage que par le rapprochement des hommes, par l’enthousiasme bruyant de la foule, par l’éclat des fêtes qui émeuvent, tout un peuple, et l’arrachent pour un moment aux habitudes triviales de la vie. L’Italie du moyen âge connaissait les plaisirs publics qui entretenaient, en des temps réputés si barbares, la culture et la politesse des esprits. Dès le onzième et le douzième siècle, les empereurs venus pour recevoir la couronne des mains des papes, les rois de Sicile, les marquis d’Esté et de Montferrat, avaient donné à leur cour tous les spectacles chevaleresques, tournois, carrousels, chevaux ferrés d’argent, fontaines d’où jaillissait le vin, salles richement décorées, retentissant du son des luths, encombrées de chanteurs, de mimes, d’improvisateurs en vers qui se retiraient chargés de présents[1]. Plus tard, quand les villes lombardes eurent obtenu par le traité de Constance toutes les prérogatives de la souveraineté, quand elles battirent monnaie, levèrent des armées, rendirent la justice, elles prétendirent aussi tenir leurs cours plénières comme les empereurs et les princes qu’elles avaient vaincus. En 1214, Trévise célébra des fêtes où l’on éleva un château artificiel tendu de pourpre et d’hermine : on y enferma quantité de dames et de demoiselles, chargées de le défendre sans le secours d’aucun homme. Le siège était fait par des jeunes gens armés de fleurs, de fruits, de muscades, et de petites ampoules pleines de parfums. Les députations des cités voisines assistaient au combat, chacune sous sa bannière. Vers le même temps, Venise, Padoue, Gênes tinrent aussi des cours où nobles et plébéiens, unis comme des frères, passaient les jours dans les banquets et les concerts, sur ces mêmes places publiques tant de fois ensanglantées de leurs querelles. Les Toscans imitèrent ces réjouissances ils y portèrent toute la vivacité de leur génie et toute la délicatesse de leur goût. Florence n’épargnait rien pour fêter royalement son patron saint Jean-Baptiste. Des compagnies de mille personnes, toutes vêtues de blanc, parcouraient les rues avec des trompettes, et sous la conduite d’un chef qu’on appelait le Seigneur d’amour. Dames et chevaliers formaient des cercles joyeux autour des jongleurs, dont on écoutait les récits et les chants. On apprenait d’eux les règles du gai savoir, on s’exerçait à discuter des questions de galanterie, à rendre des arrêts d’amour, à exécuter des représentations allégoriques où ne manquait point de figurer le petit dieu malin avec son arc et ses flèches. Plus tard, Rome elle-même, la vieille ville papale, sortait de son calme et de son recueillement pour célébrer le passage de Charles d’Anjou et de Conradin par des jeux. équestres, par des marches triomphales, entremêlées de groupes de chevaliers en armes et de chœurs de femmes qui dansaient en s’accompagnant avec des chants, des flûtes et des tambourins[2] Ainsi la musique, le chant, par conséquent la poésie, étaient de toutes les fêtes on les voit représentes par une classe d’hommes appelés jongleurs, histrions, uomini di corte, devenus si nombreux que les magistrats s’en inquiètent, que la théologie s’en occupe, et que saint Thomas d’Aquin décide que leur profession n’est point illicite, s’ils ne la gâtent par impureté de paroles ou d’action. Ces hommes, qui viennent de Lombardie, de Toscane, de Sicile, qui font métier d’aller de cour en cour, d’y réciter leurs vers et ceux d’autrui, ont affaire à des auditeurs accourus comme eux de l’Italie entière. Et c’est dans ces réunions qui mettent en présence des Italiens de toutes les provinces et de tous les dialectes, c’est là que se forme cette langue distincte des idiomes provinciaux, noble et délicate comme les plaisirs où elle est née, cette langue poétique que Dante adoptera, qu’il nommera illustre, aulica, cortigiana, la langue des cours, ou, pour traduire plus exactement, la langue des fêtes[3].

Mais l’Italie avait des solennités bien différentes ; une autre puissance non moins populaire que les républiques y tenait aussi ses cours plénières. Le 26 mai de l’an 1319 et le jour de la Pentecôte, dans cette riante vallée que dominent les terrasses d’Assise, cinq mille hommes étaient campés sous des nattes ou des abris de feuillage. Ils avaient la terre pour lit, une pierre pour chevet, un sac pour vêtement ; on les voyait réunis par groupes de quarante, de quatre-vingts, s’entretenant de Dieu, priant, psalmodiant, mais tout rayonnants de joie. Leur émotion gagnait la foule du peuple et des gentilshommes venus des villes voisines pour admirer un spectacle si nouveau. « Vraiment, disaient-ils, c’est ici le camp de Dieu et le rendez-vous de ses chevaliers. » C’était en effet le chapitre général des Frères Mineurs, tenu par saint François. Les chants n’y manquaient pas. Nous savons d’ailleurs quel rayon de poésie échauffait le saint homme qui avait convoqué l’assemblée, qui en était l’âme, qui n’avait qu’à souffler sur elle pour l’embraser de son feu. Les chapitres généraux se renouvelèrent d’abord chaque année, plus tard tous les trois ans ; et, quand saint François eut passé à une vie meilleure, son esprit continua de présider à ces fêtes de la pauvreté, à ces cours de l’amour divin, où il trouvait une foule émue, des imaginations libres des soucis de la terre, en un mot tout ce dont l’inspiration poétique a besoin pour s’étendre et se propager[4].

Voyez en effet les premiers temps de l’Ordre : le génie du pénitent d’Assise y éclate partout. Tout ce qu’il y avait de chevaleresque dans ses habitudes d’esprit et de langage a passé dans les traditions de ses disciples. Les allusions, les métaphores des ses discours sont devenues les devises de sa famille spirituelle. Les litanies composées en son honneur le saluent de tous les noms qu’il aimait « le Chevalier du Crucifié, le Gonfalonier du Christ, le Connétable de l’Armée sainte. » Dès lors les Frères Mineurs ne cessent plus de se considérer comme une chevalerie destinée à relever sur le champ de bataille de la foi les milices fatiguées du Temple et de l’Hôpital. Le zèle des croisades les pousse par centaines, les uns en terre sainte, les autres chez les Maures d’Afrique, où ils vont chercher le martyre ; et quand les bandes sarrasines, à la solde de l’empereur Frédéric II, viennent mettre le siège devant les murs d’Assise, c’est encore l’intrépide fille de saint François, sainte Claire, qui sort, tenant l’Eucharistie dans ses mains, et qui met en fuite les infidèles. L’Ordre est pauvre, mais il a reçu l’héritage de ce triple amour que son fondateur portait à Dieu, à l’humanité, à la nature. Il y a bien peu de cellules si misérables qui ne soient illuminées par les visions du ciel. Les Frères s’en vont à la poursuite des lépreux, qu’ils rapportent sur leurs épaules, et des voleurs qu’ils convertissent. Ils vivent dans une douce familiarité avec les plus humbles créatures, ils les honorent comme autant de sœurs, ils en reçoivent les services et les respects. La légende cite un bon religieux de Soffiano, si aimé des petits oiseaux, que durant sa prière ils venaient se poser sur sa tête et sur ses bras. On dit que Frère Egidio, en disputant sur la virginité de Marie, prit la terre à témoin, et, la frappant trois fois de son bâton, en fit sortir trois lis. Saint Antoine de Padoue, voyant que les hérétiques de Rimini refusaient de l’entendre, s’approchait du bord de la mer, et prêchait aux poissons[5] . Dans ces temps héroïques de l’ordre franciscain, on peut dire que la poésie est partout. Il fallait cependant qu’elle prît corps, pour ainsi dire, et qu’elle produisît des poëtes. On en peut remarquer trois dès la première moitié du treizième siècle.

Le premier est un déserteur de la littérature profane. On ignore quel nom il portait dans le siècle ; on sait seulement qu’il est appelé le Roi des Vers, parce qu’on le considérait comme le prince des poëtes contemporains, et qu’il excellait dans ces chants voluptueux que l’Italie a toujours trop aimés. On ajoute que l’empereur, renouvelant pour lui l’ancienne coutume romaine, lui avait décerne la couronne poétique, celle qui plus tard devait ceindre le front de Pétrarque et du Tasse. Cet homme n’avait plus rien à attendre de la gloire humaine, lorsqu’un jour il entra dans une église du bourg de San Severino où François prêchait. Perdu dans la foule, il considérait ce mendiant, dont il avait entendu railler la folie, et dont l’éloquence le ravissait ; il crut le voir traversé de deux épées en croix : la première descendait de la tête aux pieds, la seconde allait de l’une à l’autre main. En même temps, dit la légende, il se sentait percé lui-même du glaive de la parole divine et, renonçant aux pompes du siècle, il alla se jeter aux pieds du bienheureux Père, qui lui donna l’habit et le nom de Frère Pacifique, parce qu’il le voyait « converti de l’inquiétude du monde à la paix du Christ. » Mais, en faisant quitter à Frère Pacifique les livrées du siècle, saint François n’avait point exigé de lui l’oubli de sa première profession. Lui qui avait toujours des chants sur les lèvres, et à qui les anges venaient donner des concerts, comment aurait-il pensé à bannir les poëtes de sa république ? Quand il improvisait ses cantiques, il chargeait le nouveau converti de les réduire à un rhythme plus exact, donnant ainsi un grand exemple de respect pour ces règles de l’art, dont les bons esprits ne se dispensent jamais. De son côté, l’ancien troubadour apprenait de lui à chercher les véritables sources de la poésie ailleurs que dans les lieux communs du gai-savoir provençal, ailleurs que dans les réminiscences de la mythologie classique, mais au vif du cœur humain, dans ce fond inépuisable de la conscience remuée par la foi et par le repentir. Frère Pacifique devint plus tard Ministre provincial en France. Mais au milieu des plus austères devoirs on reconnaît le poëte, ne fût-ce qu’à l’éclat des visions qui le poursuivaient. Ce fut lui qui vit un jour le ciel ouvert, et au milieu un siége vide ; et une voix lui dit que ce siège avait été celui d’un ange tombé, mais que Dieu le réservait au pauvre d’Assise. Si donc il ne nous reste rien sous son nom, n’en accusons point les rigueurs du cloitre. Sans doute l’ancien Roi des Vers voulut expier sa gloire, et cacha son génie dans quelques-uns de ces cantiques anonymes si communs au moyen âge, comme il avait caché son front couronné sous le capuchon de saint François[6].

Pacifique, en quittant la terre, laissa à ses Frères un poëte plus grand que lui dans la personne de saint Bonaventure. Rien n’est plus incontesté que le mérite théologique de ce docteur, regarde par Gerson comme le plus excellent maître qui eût paru dans l’Université de Paris. Mais on ne sait pas assez que ce beau génie, qui s’enfonça avec tant de courage dans la poussière des luttes scolastiques, n’y perdit rien de sa grâce et de son éclat. Si la philosophie de saint Thomas d’Aquin, façonnée aux procédés logiques d’Aristote, réduite à un dogmatisme exact, était faite pour l’Ordre de saint Dominique, qui s’adressait particulièrement aux classes lettrées ; de même la philosophie de saint Bonaventure, toute pénétrée des traditions de Platon, toute brûlante de mysticisme, convenait à l’Ordre de saint François, chargé de remuer, non pas le petit nombre des savants, mais la foule, moins par la raison que par la charité. Comme saint Augustin, comme Boëce, comme les docteurs de l’école de Saint-Victor, saint Bonaventure avait reconnu par quelles lumières le dogme chrétien du Verbe corrige et complète la doctrine platonicienne des idées. Appuyé d’une main sur l’Évangile de saint Jean, de l’autre sur le Timée, il en tire une métaphysique admirable, dont il faut donner l’ébauche, puisqu’elle est le principe non-seulement de tout ce qu’il écrivit, mais de tout ce qu’il y eut de plus grand dans le premier siècle de la littérature franciscaine[7].

« Toute science, dit le saint docteur, se réduit à deux livres : l’un écrit au dedans, et c’est l’ensemble des idées divines, antérieures à tous les êtres dont elles sont les types ; l’autre livre, écrit au dehors, est le monde, où les pensées de Dieu se retracent en caractères imparfaits et périssables. L’ange lit dans le premier, la bête dans le second. Pour la perfection de l’univers, il fallait une créature qui put lire dans les deux livres à la fois, et qui interprétât l’un par l’autre. C’est la destinée de l’homme ; et la philosophie n’a pas d’autre emploi que de le conduire à Dieu par tous les degrés de la création: elle y parvient de trois manières. En effet, l’homme saisit les objets extérieurs par la perception ; il s’y arrête par le plaisir ; il les connaît par le jugement. Et d’abord nous percevons, non pas la substance des choses sensibles, mais les phénomènes, c’est-à-dire les images qui frappent nos sens. Or, ces images rappellent le Verbe divin, image du Père, et par qui seul le Père est connu. En second lieu, nous ne trouvons de plaisir que dans la beauté, et la beauté n’est que la proportion dans le nombre. Mais, comme toutes les créatures sont belles en quelque manière, le nombre se trouve partout, et le nombre, le calcul, étant le signe principal de l’intelligence, il faut partout reconnaître la marque d’un ouvrier souverain. Enfin il n’y a de jugement que par l’abstraction ; qui néglige les phénomènes passagers, qui écarte les conditions de temps, de lieu, de changement, pour s’attacher aux qualités permanentes, à l’immuable, à l’absolu. Or, si Dieu seul est absolu et immuable, il s’ensuit qu’en lui réside la règle de nos connaissances, comme le principe des existences, et qu’il y a un art divin qui produit toutes les beautés créées, et à la clarté duquel nous les jugeons». Une telle doctrine, au lieu de tout réduire au raisonnement, donne l’essor aux deux facultés qui font les poëtes, et que les philosophes ont trop souvent méprisées ; je veux dire l’imagination et l’amour. D’un côté, en considérant toutes les créatures comme les signes, comme la traduction de la pensée-divine, on arrive à justifier l’imagination de l’homme, qui agit comme Dieu, qui traduit aussi la pensée par des figures, qui remue pour ainsi dire le ciel et la terre, hasarde tous les rapprochements, toutes les comparaisons, pour rendre moins imparfaitement l’idée qu’elle a conçue, et qu’elle désespère de reproduire dans toute sa pureté et toute sa splendeur. De là ce symbolisme dont le moyen âge trouvait l’exemple dans les saintes Écritures, et qui avait passé dans les livres des docteurs, dans les chants de l’Église, dans tous les détails de l’architecture et de la peinture sacrées. Là chaque ornement est un emblème, chaque personnage historique soutient en même temps un rôle allégorique : le palmier,. par exemple, désigne la vie éternelle, et le sacrifice d’Isaac celui de Jésus-Christ. Personne ne parle ce langage avec plus de hardiesse que saint Bonaventure, dans ses opuscules trop peu connus, dont les titres conviendraient à des hymnes et à des dithyrambes « les Six Ailes des Séraphins, les Sept Chemins de l’Éternité, l’Itinéraire de l’Âme à Dieu. » D’un autre côté, pour reconnaître derrière le voile de la nature la beauté éternelle qui se cache, pour écarter ce qui la dérobe, pour la poursuivre, il faut plus que l’intelligence ; il faut l’amour. L’amour est le commencement de cette sagesse qui se confie moins dans le syllogisme que dans la prière. Il en est aussi la fin car ne croyez pas que le saint docteur se satisfasse d’une connaissance stérile du Créateur et de ses attributs. Arrivé au terme où la raison s’arrête, il brûle de s’enfoncer plus loin ; il veut, dit-il, abandonner pour un temps les opérations de l’entendement, et tourner tout l’essor de la volonté vers Dieu, jusqu’à ce qu’elle se transfigure en lui. Que si vous demandez comment cela se peut faire, interrogez la grâce et non la science, le désir et non la pensée, le gémissement de la prière et non, l’étude des livres, l’époux et non le maître, Dieu et non l’homme. « Mourons donc à nous-mêmes, reprend-il ; entrons dans les ténèbres mystérieuses ; imposons silence aux sollicitudes, aux concupiscences, aux fantômes des sens, et, à la suite du Christ crucifié, passons de ce monde à notre Père.[8]

Un esprit qui portait tant de passion dans la philosophie ne devait pas s’y contenir. Il fallait qu’il échappât à ces habitudes d’école, à ces formes d’enseignement et de discussion, trop rigides pour sa charité, trop étroites pour sa verve. Après avoir lu et —commenté durant sept ans, dans la chaire de Paris, les Sentences de Pierre Lombard, il se reposait en écrivant un livre auquel il ne manque guère que la versification pour l’appeler un poëme : je veux dire la Légende de saint François. Et je m’y arrête encore, puisque rien ne devait plus contribuer à former la tradition poétique des Franciscains que la légende de leur patriarche écrite par une main si vénérée. La préface annonce une-composition sévère, un récit qui ne recueillera que des témoignages authentiques et dés faits canoniquement constatés. Saint Bonaventure y a mis la main par déférence pour les prières du chapitre général de l’Ordre, par gratitude pour le saint à l’intercession de qui, tout enfant, il avait dû la santé et la vie. Il a visité les lieux aimés du serviteur de Dieu, interrogé les amis et les disciples qui lui survécurent ; il a tout sacrifié, assure-t-il, même l’ornement du style, à l’amour de la vérité. Mais, s’il aime trop la vérité pour l’altérer par dés fictions, elle l’émeut assez pour que son langage s’en échauffe, se colore, et prenne dès le début tout l’éclat de la poésie. On n’est encore qu’à la première page, et saint François paraît, déjà comme. l’étoile du matin, comme l’arc-en-ciel de la paix, comme un autre Élie. C’est trop peu : saint Jean dans l’Apocalypse a vu un ange montant du côté du soleil levant, tenant à la main le sceau de Dieu saint Bonaventure y reconnaît le pénitent d’Assise, « ce messager du Christ, vivant de la vie des anges, venu pour appeler les hommes aux larmes, au sac et à la cendre, et pour marquer du signe de la pénitence ceux qui pleurent leurs péchés. » Lorsqu’il s’engage dans la narration, il y porte d’abord cette sobriété qui est le cachet des bons historiens ; mais, au récit de tant d’actions saintes, l’attendrissement le gagne, lui arrache des cris d’admiration et de joie. Il se trahit surtout par cette complaisance charmante qu’il met à raconter le respect de son maître pour tous les ouvrages de Dieu, et « comment toutes les créatures lui donnaient des consolations, » Au lieu de dissimuler ce qu’il y a d’enfantine simplicité dans cette amitié du bienheureux pour les oiseaux du ciel et les bêtes de-la terre, il la partage, il la relève par les considérations les plus hautes. « Car, dit-il, aux yeux du serviteur de Dieu, tous les êtres créés étaient comme autant d’écoulements de cette source de bonté infinie où il eût voulu s’abreuver ; et leurs vertus diverses lui paraissaient former un céleste concert dont son âme entendait l’accord. » Enfin, quand il est arrivé au terme de cette vie tout illuminée, pour ainsi dire, d’apparitions divines, d’extases et de prodiges quand le miracle des stigmates vient de lui faire épuiser les dernières ressources de l’éloquence chrétienne, il rapporte la mort du saint et, avec ce tact parfait des vrais poëtes, il termine par un trait, le plus simple de tous, mais le plus gracieux : « Les alouettes, dit-il, ces oiseaux qui aiment la lumière et qui ont horreur de l’obscurité, bien que le crépuscule eût commencé au moment où le saint homme rendit le dernier soupir, vinrent en grande multitude se poser sur le toit de la maison, et longtemps encore elles continuèrent de tourbillonner joyeusement comme pour rendre au bienheureux, qui les avait si souvent conviées à chanter les louanges divines, un témoignage aussi éclatant qu’aimable. » C’est l’union de la naïveté avec la grandeur qui a donné une si juste popularité à la légende écrite par saint Bonaventure ; c’est là que Giotto et ses successeurs ont trouvé le premier original de cette figure de saint François qu’ils ne se lassent pas de reproduire, comme les peuples ne se lassent pas de l’aimer.[9] Mais, quand la poésie s’est emparée d’une âme qui lui convient, elle ne lui laisse pas de relâche qu’elle n’en ait tiré des chants. Il fallait que le docteur, l’historien, le ministre général de l’Ordre de Saint-François en vînt aussi à cette faiblesse de tous les cœurs passionnés, et qu’il composât des vers. Lui aussi, comme son maître, il s’était choisi une dame de ses pensées c’était encore la Pauvreté qu’il célébrait en la personne de la Vierge souverainement pauvre, mère du Dieu né dans un étable. La Vierge Marie, dont le culte eut tant de prise sur les mœurs violentes du moyen âge, qui vit à son service tant de chevaliers et de poètes, était bien le seul amour digne de cet homme chaste, de qui ses contemporains disaient « qu’Adam semblait n’avoir pas péché en lui. » Et comme les femmes de la terre aimaient à être saluées le soir par les chants des troubadours, , il voulut que dans toutes les églises de son Ordre, à la chute du jour, la cloche sonnât pour rappeler le salut de l’ange à la reine du ciel. L’Angélus , ce poétique appel parti de l’humble tour des Franciscains, vola de clocher en clocher pour réjouir le paysan sur le sillon et le voyageur sur la route[10] . Cependant le saint docteur ne pensait pas laisser au bronze le soin de louer la Mère du Sauveur ; lui-même avait essayé pour elle, si l’on peut ainsi parler, toutes les cordes dé la lyre chrétienne, psaumes imités de David, séquences populaires, cantiques de joie et de tristesse. Parmi les compositions qu’on lui attribue, je distingue un poëme latin de quatre-vingt trois octaves, en vers syllabiques rimés. On n’y voit d’abord qu’une anagramme de l’Ave Maria, dont chaque lettre commence une strophe. ; mais sous cet artifice, conforme d’ailleurs au goût de son siècle, le poète ne tarde pas à se montrer, et, avec cette richesse d’images dont les écrivains mystiques disposaien’t, il représente la Vierge Marie par les plus brillantes figures de l’Ancien et du Nouveau Testament. C’est la Fontaine du Paradis, l’Arche. du Déluge, l’Échelle de Jacob ; c’est Judith, Esther délivrant son peuple c’est la femme qui apparut à saint Jean, revêtue du soleil, la lune sous les pieds, et le front couronné de douze étoiles. A la simplicité des sentiments, la douceur des rimes croisées, pareilles au balancement d’un berceau, on reconnaît un chant familier, composé non-seulement pour la classe innombrable des clercs, des moines, des religieux, mais pour le peuple italien, qui n’oublia jamais entièrement la langue latine, qui continua de la comprendre dans les hymnes de l’Église, et qui, de nos jours encore, en garde un souvenir confus, comme on se rappelle une langue qu’on entendit parler autrefois dans la maison de son père. Quelques savants ont contesté l’authenticité du poëme, et ne l’ont pas jugé digne d’un théologien si consommé. J’ai peu de penchant pour cette critique austère, qui refuse aux grands esprits le droit de se reposer de leur grandeur, de se faire petits quelquefois, pour se mettre au niveau des ignorants et des faibles. Je m’attache bien plus volontiers au sentiment du grand Corneille, qui trouvait assez de poésie dans ces stances pour essayer de les traduire, et pour satisfaire ainsi, disait-il, « à l’obligation que nous avons tous d’employer à la gloire de Dieu du moins une partie des talents que nous avons reçus. » Voici les premiers vers de la traduction, où la candeur de l’original disparait un peu sous la pompe accoutumée du dix-septième siècle  :[11]

Accepte notre hommage et souffre nos louanges
Lis tout céleste en pureté,
Rose d’immortelle beauté,
Vierge, mère de l’humble et maitresse des anges
Tabernacle vivant du Dieu de l’univers,
Contre le dur assaut de tant de maux divers,
Donne-nous de la force, et prête-nous ton aide ;
Et jusqu’en ce vallon de pleurs
Fais-en du haut du ciel descendre le remède,
Toi qui sais excuser les fautes des pécheurs.

On a beaucoup exagéré la rupture qui se fit entre le moyen âge et la Renaissance. Le siècle de Louis XIV, dans sa première moitié, la plus saine et la plus vigoureuse, tient encore au passé par des racines qu’on a trop peu connues. Pendant que dame de Sévignë et toute la cour prennent encore tant de plaisir à ces romans chevaleresques tout pleins des réminiscences du Saint-Graal et de la Table Ronde, pendant que Molière et la Fontaine s’inspirent des vieux fabliaux, Bossuet se montre nourri des docteurs scolastiques, et Corneille, songeant à son salut, revient à l’Imitation de Jésus-Christ et au cantique de saint Bonaventure. C’est seulement quand une génération plus délicate eut succédé à ces grands hommes, que la mode s’introduisit de dédaigner « l’art confus de nos vieux romanciers, » et de déplorer les ténèbres où vécurent saint Thomas d’Aquin et Roger Bacon. Si les peuples de l’Italie, au temps de saint Bonaventure, entendaient encore assez-la langue latine pour qu’elle fût parlée dans la chaire sacrée et dans les conseils des républiques, le moment était pourtant venu où la langue vulgaire, mûrie par les siècles, devait se trouver maîtresse des affaires et. des idées. Mais rien ne hâta plus son avènement que la prédication des Franciscains, que cette parole annoncée sur les places publiques et dans les campagnes, aux pauvres, aux gens illettrés, non pas selon les règles des théologiens, mais à la façon des harangueurs populaires. C’est ainsi que saint François ayant un jour visité le bourg de Montefeltro, où était réunie une grande foule jalouse de l’entendre, on rapporte qu’il monta sur un tertre qui dominait la place, et qu’il se mit à prêcher, en prenant pour texte ces deux vers :

Tanto e il bene ch’io aspetto,

Ch’ogni pena m’è diletto.

On remarque aussi de saint Antoine de Padoue, qu’étant né Portugais, il prêchait aux Italiens dans leur langue avec tant d’efficacité, qu’il traînait après lui des auditoires de trente mille hommes[12] . Tels étaient les commencements de cette prose, destinée à prendre tant de vigueur et de gravité sous la plume du Dante et de Machiavel. La poésie ne devait pas rester en arrière : saint François lui avait rendu le même service en composant ses cantiques dans la langue de son pays. L’exemple fut suivi, et bientôt l’orthodoxie n’eut pas de dogmes si précis, le mysticisme ne professa pas de doctrines si hardies, de sentiments si élevés, qui ne prissent la forme du chant populaire pour descendre dans la multitude. Mais les auteurs de cette tentative furent plus soucieux de l’édification d’autrui que de leur gloire.

Les annales franciscaines n’ont point conservé le souvenir de frère Jacomino de Vérone, et le nom même de ce religieux serait perdu, s’il ne se lisait à la fin d’un poëme conservé à la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise. Si Jacomino écrivait avant la fin du treizième siècle, comme on peut le conjecturer par tous les caractères extérieurs du manuscrit, il ne faut pas s’étonner que, voisin du berceau de l’Ordre, il en ait porté la première ferveur et la première simplicité dans les vers où il a voulu, comme il dit, rimer deux histoires : l’une de l’Enfer, l’autre du Paradis. Ces deux sujets n’avaient jamais cessé d’occulter les imaginations chrétiennes. Ce n’était pas assez qu’on prêchât au peuple les joies et les peines éternelles : il voulait qu’on les peignît, qu’on les sculptât sur les murs de ses églises, qu’on lui fit de longs récits de cette autre vie, la seule où il espérait trouver le repos et la justice. Le monde invisible fait donc pour ainsi dire le fond et l’arrière-scène de toute la littérature du moyen âge ; mais il y est représenté de deux manières. Tantôt les esprits s’attachent à ces visions de la vie future, à ces voyages au ciel ou en enfer, si souvent répétés dans les légendes des saints, dans les chroniques, dans les traditions populaires, qui se prêtent facilement aux interpolations, aux allusions, aux satires, à toutes les libertés poétiques[13]. Tantôt une piété plus savante aime mieux se réduire aux enseignements de l’Écriture sainte, des Pères et des docteurs et c’est de leurs paroles, comme d’autant de traits, qu’elle cherche à composer un tableau moins varié, mais plus sûr, des deux éternités. C’est au second parti que Fra Jacomino s’est rangé, et à cette préférence même on reconnaît bien l’homme d’Eglise, le théologien nourri des lettres divines et humaines, qui s’honore de ne rien tirer de son fonds, de tout emprunter, comme il le dit, aux textes sacrés, aux sermons, aux écrits des saints. Rien n’est plus commun au moyen âge que ces sortes de compilations. Mais la hardiesse et la nouveauté, c’était de les revêtir d’une forme poétique, d’un langage plébéien, de les destiner à la foule qui s’attroupait autour des chanteurs, sur les places et les marchés. En effet, les deux compositions dont il s’agit, écrites en dialecte véronais, l’une de trois cent quarante vers, l’autre de deux cent quatre-vingts, ont toute la forme de ces Chansons de Geste qui faisaient le tour de l’Europe au treizième siècle. Les vers de treize syllabes, rangés quatre à quatre en stances terminées par les mêmes rimes, rappellent les alexandrins et les tirades monorimes de nos vieux poëmes carlovingiens. On reconnaît même, au commencement et à la fin, l’imitation de ces passages où les romanciers s’efforcent de réveiller la curiosité de leur auditoire par les grands récits qu’ils promettent et par le mépris qu’ils font de leurs devanciers et de leurs rivaux. Quand Frère Jacomino assure à ses auditeurs que son poëme n’est ni fable, ni dire de bouffons, il veut lutter d’intérêt avec les fabuleux récits d’Olivier et de Roland, que les jongleurs de son temps récitaient sur les théâtres de Milan et de Vérone. C’est ce qu’il ne faut point oublier en parcourant ces deux petits ouvrages, dont je ne dissimulerai pas les trivialités, afin de pénétrer jusqu’au vif dans les habitudes d’un peuple qui ne se laissait instruire et gagner qu’à ce prix[14]. Voici le début de l’Enfer : « A l’honneur du Christ, Seigneur et Roi de gloire, et pour le bien des hommes, une histoire je veux vous conter qui maintes fois s’en souviendra aura grande victoire du faux ennemi. Je veux vous dire des nouvelles de la cité d’Enfer combien elle est perverse et félonne. Elle s’appelle de son nom Babylone la Grande je répéterai ce qu’en rapportent les saints. Or, quand vous aurez entendu le fait et la raison, comment cette cité est construite en chacune de ses parties, peut-être, par un vrai repentir, obtiendrez-vous quelque pardon de vos péchés.[15] » La cité du mal est bâtie dans les profondeurs de l’abîme, longue, large, haute, et tout embrasée. Si l’on y jetait tout ce que la mer roule de flots, ils se consumeraient comme la cire fondue. Au milieu coulent des eaux troubles et empoisonnées, entre des bords couverts d’épines, ’d’orties et de broussailles plus tranchantes que le fer. Au-dessus s’arrondit un ciel pesant, tout de fer et de bronze, appuyé sur des montagnes et des rochers qui ne laissent pas d’issue. Typhon, Satan et Mahomet veillent à la porte : malheur a qui passera par leurs mains Une haute tour surmonte l’entrée là se tient une sentinelle que nul homme ne peut tromper, qui ne dort jamais. Nuit et jour elle crie « Tenez la porte close et gardez bien les passages et les chemins ; que nul de vos gens ne s’échappe Mais, si quelqu’un vient à vous, que la porte soit ouverte et le pont baissé.[16]  » Le roi de cette ville des douleurs se nomme Lucifer, et les démons qui le servent sont peints sous les traits que leur prêtait l’imagination populaire, sans doute pour se venger des terreurs qu’ils ,lui causaient. Jacomino, comme Dante, comme Orcagna, comme Michel-Ange, les représente le front cornu, les mains velues,’plus noirs que charbons, hurlant comme loups, aboyant comme chiens, armés qui de lances, qui de fourches, qui de bâtons et de tisons brûlants. Ils respirent la flamme l’un attise le brasier, l’autre bat le fer ou coule le bronze. À cette description, on ne s’étonne plus que. le bon religieux s’effraye et s’écrie, « Si horrible à voir est cette cruelle compagnie, qu’on aurait plus de plaisir à être chassés à coups d’épines, par monts et par vaux, de Rome jusqu’en Espagne, qu’à rencontrer un seul de ceux-ci-dans les champs».[17]

Le peuple de l’enfer n’a pas de plus grande joie que la venue d’un réprouvé. On s’empresse au-devant de lui, on le reçoit avec des chants de triomphe. Mais à peine est-il entré, qu’on lui lie les pieds et les poings, et qu’on le présente au roi de la Mort. Celui-ci le livre à un de ses perfides ministres, pour le jeter dans un puits plus profond que le ciel n’est élevé au-dessus de l’abîme. Si forte est la puanteur qui en sort, qu’elle se sent de mille lieues et plus. Là fourmillent les serpents, les vipères, les basilics et les dragons. Si l’on en retire le pécheur, c’est pour le précipiter dans des eaux d’une si grande froidure, qu’un jour y semble une année ; après quoi on le plonge dans une flamme telle, qu’il regrette la glace. Ce feu sinistre et fétide ne jette aucune lumière. Il est à celui de la terre ce que serait celui-ci au feu peint sur la pierre ou dans un livre. « Alors vient un cuisinier qui a nom Beizébut, un des pires de l’endroit, qui met le coupable rôtir comme un porc à un grand épieu de fer. Il l’arrose de fiel et de vinaigre, il en fait un fin régal qu’il envoie au roi des enfers. Et celui-ci y mord, et, tout en colère, il crie au messager « Va, dis à ce « méchant cuisinier que le morceau est mal cuit ; « qu’on le remette au feu, et qu’on l’y laisse. » Voilà un passage destiné à réjouir la foule, à lui arracher ce rire qui fait la conquête d’un auditoire, et le livre sans défense aux leçons qu’on lui réserve. En effet, le poète a déclaré qu’un sens profond se cache sous les figures de son langage les supplices qu’il a décrits ne sont que l’image grossière de ces maux éternels qu’il désespère d’exprimer, « quand il aurait cinq cents bouches, quand il en aurait mille, qui ne se tairaient ni le jour ni la nuit. » Il profite de la terreur où il a jeté les esprits pour se. relever par la peinture des peines morales des damnés, et par les enseignements qu’il en tire. « Mieux vaudrait au méchant être mort mille fois que de vivre une seule heure ; car il n’a ni parent ni proche. ami qui le puisse aider. Le fils rencontre le père, et maintes fois ils se querellent. Père, dit le fils, que te Seigneur qui porte couronne au ciel te maudisse dans ton corps et dans ton âme ! Car tant que je fus au monde tu ne me châtias point, mais tu m’encourageas dans le mal. Et je me rappelle encore comment tu me poursuivais le bâton au poing, si je manquais de tromper le voisin et l’ami de la maison. » Le père lui répond « Fils maudit, c’est pour t’avoir voulu trop de bien que je me vois en ce lieu. Pour toi j’ai abandonné Dieu, m’enrichissant de rapines, d’usures et de maltôtes. Nuit et jour j’endurais de grandes peines pour acquérir les châteaux, les tours et les palais, les coteaux et les plaines, les bois et les vignes, afin que tu fusses K plus à l’aise. Mon beau doux fils, que le ciel te maudisse ! car je ne me souvenais pas des pauvres de Dieu, qui mouraient de faim et de soif dans les rues ! » En même temps les deux réprouvés se précipitent l’un sur l’autre comme pour se donner la mort ; et, s’ils pouvaient en venir aux dents, ils se mangeraient le cœur dans la poitrine.»

Rien ne peut ajouter à l’horreur du dernier trait. Le poëte se fait tout pardonner par cet éclat foudroyant contre les méchants de son siècle, par ce retour plein de tendresse sur les pauvres. Il n’a plus qu’à finir, et c’est ainsi qu’il congédie son auditoire « Sachez que ceci n’est ni fable ni dire de bouffons. Frère Jacomino de Vérone, de l’Ordre des Mineurs, l’a composé de textes, de gloses et de sermons. Maintenant demandons tous qu’à l’auteur de l’histoire, et à vous qui l’avez entendue avec grande dévotion, le Christ et sa mère donnent récompense.[18] »

Une composition si étrange ne peut être jugée qu’en présence des souvenirs, des mœurs, des désordres qui l’inspirèrent. Le pieux écrivain doit moins qu’il ne dit aux textes sacrés. Les livres saints, comme les Pères des premiers siècles, enseignent toujours les peines éternelles ils les décrivent peu. Quelques versets de l’Apocalypse laissent seulement apercevoir, comme dans le lointain, le puits de l’abîme et l’étang de feu mais il semble que le disciple bien-aimé ait hâte de se détourner de ces menaçantes apparitions. Plus tard, quand la chute de l’empire romain et la ruine de tout l’ordre visible du monde eurent poussé plus vivement que jamais la pensée des hommes vers les choses invisibles, saint Augustin et saint Grégoire le Grand s’occupèrent de porter la lumière dans l’abîme, et d’éclaircir le mystère de la justice divine. A mesure que la barbarie s’avance, que les esprits deviennent plus grossiers, les cœurs plus durs, il faut bien que l’Église les gouverne par la terreur, qu’elle leur parle la langue qu’ils se sont faite. Si elle les entretient de bûchers,’d’instruments de supplices, c’est qu’elle en voit de toutes parts. Quand les pirates normands, les Hongrois, les Sarrasins, brûlaient la moitié de l’Europe,.je ne m’étonne point de reconnaître le reflet de ces incendies dans l’Enfer des prédicateurs contemporains. Ne les accusez pas de noircir les imaginations : ils les trouvent effrayées, et ne se servent de ces frayeurs que pour régler, pour calmer les consciences. Voilà les modèles auxquels Frà Jacomino s’attache ; et c’est peut-être d’une compilation théologique attribuée à saint Bonaventure, sous le titre de Fascicularius, que le Franciscain de Vérone a tiré la première ébauche de sa cité infernale avec ses feux et ses glaces, les fureurs des démons, et les pécheurs qui s’entre-déchirent.[19] Mais tout n’est pas tragique dans l’enfer poétique du moyen âge. La comédie finit toujours par y trouver place ; et j’en vois deux raisons, l’une littéraire, l’autre religieuse. D’une part, les esprits gardent encore cette mobilité de l’enfance qui passe en un moment des larmes au rire, cette naïveté qui ne sait pas se contraindre et se plier à la régularité d’un genre convenu. Aussi n’y a-t-il pas de roman de chevalerie sans un épisode comique, comme Calderon n’a pas d’Auto sacramental sans un rôle burlesque, comme on ne voit pas de cathédrale si majestueuse qui ne recèle sous ses gouttières, sur ses chapiteaux, dans les boiseries de ses stalles, de grimaçantes et risibles figures. D’un autre côté, c’est le conseil de tous les maîtres de la vie spirituelle, de combattre la tentation par le mépris et ce mépris eut son expression symbolique dans les formes grotesques sous lesquelles on représenta le tentateur et ses suppôts. L’antique peinture qui décore l’abside de Sainte-Marie de Toscanella montre Satan assis au milieu des flammes, broyant de ses dents impitoyables les âmes coupables qu’il rend dans la gueule d’un monstre placé sous ses pieds[20] . C’est la fidèle réminiscence d’une description reproduite dans deux légendes célèbres, celle de Tundale et celle du jeune Albéric. Dante lui-même, l’austère exilé, le disciple d’Aristote, de Virgile et de saint Thomas, n’hésite pas à interrompre l’éternel ennui de son Enfer par les scènes bizarres des damnés se débattant sous l’onde fétide, et par la trompette ridicule au son de laquelle marchent les démons.

Ces rapprochements font l’excuse de Frà Jacomino ils achèvent de le ranger parmi ces poëtes hardis qui frayèrent, à l’auteur de la Divine Comédie les chemins de l’éternité. Mais le Franciscain, moins sûr de ses forces, plus pressé d’arriver au terme, ne passe pas, comme Dante, par la montagne du Purgatoire pour s’élever au Paradis. Il se conforme plutôt à la pensée de saint Augustin, à qui il semble avoir emprunté l’idée des deux cités ennemies, bâties par deux amours : l’une par l’amour de Dieu poussé jusqu’à la haine de soi, l’autre par l’amour de soi poussé jusqu’à la haine de Dieu. A lit Babylone de l’Enfer il oppose la Jérusalem du ciel. Là rien ne trouble plus la sérénité de son imagination ni la douceur de son langage. Il ne reste qu’à le traduire en l’abrégeant quelquefois, mais en se gardant bien de l’interrompre. « D’une sainte cité je vais deviser un peu ; je vais dire, à qui veut l’entendre, comment elle est faite au dedans ; et si quelqu’un retient ce que j’en dirai, grand profit lui fera, sans mentir. La Jérusalem céleste est son nom, ville du Dieu très-haut, illustre et belle, où le Christ est Seigneur, bien différente de celle qu’on pomme la ville des douleurs, Babylone la grande, où réside Lucifer avec sa compagnie. De mes paroles les unes sont certaines et véritables ; les autres, comme j’en avertis, seront figures : si quelqu’un les méprise et les prend en mauvaise part, bien me semble qu’il n’est point ami de Dieu[21] .

« Premièrement la ville est murée de toutes parts, bâtie en forme carrée : aussi hauts sont les murs que longs et larges. Sur chaque côté s’ouvrent trois belles portes, élevées, spacieuses, plus brillantes qu’étoiles ; leurs voûtes sont ornées d’or et de perlés, surmontées de créneaux de cristal, et au-dessus se tient en sentinelle un chérubin, le front ceint d’une couronne d’hyacinthe, la main armée de l’épée de feu, qui ne laisse pénétrer ni dragon, ni serpent, ni chose qui puisse nuire. Le pécheur n’entre pas, si grandes que soient ses forces Au milieu court un beau fleuve, entouré d’arbres et de fleurs qui exhalent un grand parfum. Claires sont ses eaux, et plus brillantes que le soleil elles mènent avec elles en tout temps perles et pierreries étincelantes, dont chacune a tant de vertu, qu’elle est capable de rajeunir l’homme vieux et de ressusciter le mort. Les arbres plantés sur la rive portent aussi des fruits plus doux que miel, tels qu’à les goûter seulement les malades guérissent. Jamais ces arbres ne perdent leur feuillage, et chacun d’eux est si embaumé, qu’à mille lieues et plus s’en répand l’odeur. Chardonnerets, rossignols et autres beaux oiseaux y chantent nuit et jour, répétant des airs plus mélodieux que violes, rotes et chalumeaux.

« Là, dans des jardins toujours verts, s’ébattent les bienheureux chevaliers, qui jamais n’ont d’autre soin que de bénir le Créateur. Là sont les patriarches et les prophètes saints, tous vêtus de riches étoffes, glorifiant Dieu avec des chants et des psalmodies ; les apôtres bénis, les glorieux martyrs, là grande compagnie des confesseurs et les vierges très-saintes, troupe charmante, portant la bannière de l’honneur et de la beauté, chantant une chanson dont le charme est si puissant, que, si quelqu’un peut l’entendre, il ne craint plus de mourir. Cette gent bienheureuse fait un bruit si joyeux, que le ciel, l’air et tout le pays semblent pleins d’instruments et de voix. Et je vous dis encore, sans mentir, qu’en comparaison de ces voix, celles de la terre vous sembleraient mugissements de bœufs, quand vous entendriez luth, vielle, orgue et symphonie, sirène ou fée des eaux ! Car c’est le Roi divin, assis sur le trône, qui leur a montré à solfier et à suivre ce chant. «  Mais la souveraine joie, celle qui dépasse tous les plaisirs, est de contempler la face de ce doux Seigneur. Heureux l’homme à qui Dieu se laisse voir au ciel ! C’est cette vue qui rajeunit les bienheureux musiciens, et leur cœur en reverdit, leurs yeux en rayonnent, leurs pieds en bondissent, et leurs mains~ s’agitent comme pour mener une danse. Et plus ils contemplent, plus ils jouissent ils sont pénétrés d’un amour si délicat, que chacun d’eux tient l’autre pour son maître. L’œil et l’intelligence deviennent si subtils, que du ciel jusqu’à la terre ils découvrent toutes choses. Ces saints vivent dans la certitude qu’ils ne mourront jamais d’aucune mort, mais qu’ils demeureront dans la vie, la joie et la paix. Ceci est vérité, et l’Écriture le dit, qu’il n’y a d’autre gloire ni d’autre paradis que de voir la face et le beau visage du Dieu tout-puissant, devant lequel se tiennent les chérubins, faisant grande procession soir et matin, et priant pour nous, chétifs et petits.

« Mais, après ce que j’ai dit, mon coeur ne peut souffrir que je passe sous silence le siège royal de la Vierge Marie, et combien elle est près de Dieu, à sa droite, au-dessus de tous les anges dont la splendeur éclaire le ciel. Si haute et si belle est cette Vierge Reine, que les anges et les saints en discourent sans cesse. Tous l’honorent et s’inclinent devant elle, puis ils lui disent une prose si merveilleuse et d’un chant si beau, que le cœur ne peut le concevoir, ni la langue le proférer. Or, pour l’honneur de sa personne, cette noble Vierge, qui porte couronne au ciel, donne à ses chevaliers destriers et palefrois tels, que jamais on n’ouït dire que sur terre se trouvassent leurs pareils. Les destriers sont fauves, et blancs les palefrois ils courent plus que les cerfs, plus que les vents d’outremer. Les étriers, les selles, les arçons et les freins sont d’or et d’émeraudes, resplendissants et d’un travail exquis. Et ’pour compléter l’équipage qui convient à de grands barons, elle leur donne aussi un gonfalon blanc, où elle est représentée victorieuse de Satan, ce lion perfide. Ce sont là les chevaliers dont je devisais tout à l’heure. Le Père, le Fils, et l’Esprit-Saint les ont donnés à la dame du ciel pour se tenir sans cesse devant elle ; en sorte que ceux-là pourront s’estimer bien heureux, qui feront les œuvres requises, afin de vivre dans la société des saints couronnés de fleurs, au service d’une telle dame pendant l’éternité. » Ici l’auteur renonce à prolonger la description d’un bonheur que nul homme ne peut comprendre.. « Maintenant, achève-t-il, prions tous la Vierge Marie que pour nous elle se tienne sans cesse devant Jésus-Christ, et, qu’au bout de la vie elle nous fasse préparer l’hôtellerie du ciel. » Sans doute on peut trouver dans le Paradis de Frère Jacomino un luxe bien terrestre et des plaisirs bien monastiques : Rien ne semble moins attrayant pour les imaginations modernes, que la perspective d’une psalmodie éternelle sous des voûtes d’or. Toutefois, le poëte reproduit plusieurs traits de la vision décrite aux chapitres XXI et XXII de l’Apocalypse. C’est là que paraît la Jérusalem nouvelle, avec ses murs de jaspe, avec ses palais d’or et de cristal. Or, quand l’apôtre saint Jean, le plus sublime des évangélistes, employait ces images, il ne voulait assurément pas proposer un genre de bonheur si misérable à des chrétiens, à des hommes nourris dans le mépris des richesses, dans la mortification des sens, dans l’attente du martyre. Mais, selon le génie de l’Orient et la tradition des prophètes, il parlait une langue symbolique, comprise de ses lecteurs. Lui-même, dès le début de son livre, donne l’exemple des interprétations qu’il autorise, qui se perpétuent après lui. Toute l’antiquité, et avec elle tout le moyen âge, attribuaient aux métaux et aux pierres des propriétés mystérieuses, des affinités morales qui permettaient de les prendre pour des emblèmes d’autant de vertus. C’est pourquoi l’Église, si discrète dans le choix des peintures proposées aux regards des chrétiens, elle qui admit si tard dans le lieu saint les représentations de l’enfer, n’hésita pas à y reproduire de bonne heure la vision du vieillard de Patmos. De là ces admirables mosaïques qui ornent l’abside de tant de basiliques italiennes, du cinquième au treizième siècle, où la Jérusalem céleste est représentée dans tout son éclat, sans omettre ni les portes, resplendissantes, ni les anges commis à leur garde, ni l’arbre de vie figuré par le palmier, ni le fleuve qui forme ordinairement la bordure du tableau. Souvent aussi les patriarches et les apôtres y sont peints sous les traits de vingt-quatre grands vieillards tout blancs, qui étendent les bras pour offrir au Christ leurs couronnes, pendant qu’on, voit s’avancer une longue procession de vierges et de martyrs richement vêtus, et portant des palmes dans leurs mains. Voilà ce que Frà Jacomino avait pu admirer à Saint-Jean de Latran, à Sainte-Praxède, s’il avait visité Rome ; à Saint-Apollinaire le Neuf, de Ravenne enfin, sans sortir de sa province, à Saint-Marc de Venise, et dans bien d’autres églises maintenant détruites sur cette terre d’Italie où l’on a tant bâti, mais encore plus renversé. Ce qu’il y voyait s’expliquait pour lui par des interprétations enseignées dans toutes les écoles, prêchées dans toutes les chaires.[22]

Mais les imaginations belliqueuses du moyen âge avaient d’autres besoins que la foi calme et recueillie des premiers chrétiens ; il fallait que les tableaux de l’immortalité s’accordassent avec la nouveauté des inclinations et des mœurs. Le livre de Diaeta salutis, attribué à saint Bonaventure, décrit l’assemblée des saints comme une de ces cours plénières dont le spectacle charmait les peuples de ce temps : « Le Christ y règne en souverain ; la sainte Vierge Marie y paraît en reine avec ses suivantes ; les patriarches et les prophètes sont les conseillers du prince. Les apôtres figurent comme des sénéchaux chargés de ses pleins pouvoirs, et les martyrs comme de preux chevaliers qui ont vaincu les trois royaumes du monde, de la chair et du diable[23]. » Plusieurs critiques ont jugé ces descriptions indignes de la gravité de saint Bonaventure ; cependant, aux souvenirs de chevalerie dont elles sont rehaussées, on reconnaît les habitudes de la poésie franciscaine, et comme une allusion au songe prophétique où saint François vit les murs du palais céleste couverts de trophées et d’ armures. Frà Jacomino va plus loin ; il n’hésite pas à représenter ses paladins célestes sur de blancs destriers, et les chevaux de bataille frappant du pied le pavé d’or de la Jérusalem éternelle, à peu près comme à Sienne, au jour de l’Assomption, des hommes d’armes à cheval entraient dans la cathédrale, et allaient à l’offrande entre deux rangs de jeunes filles voilées. Aux images du paradis sacerdotal, qui avait contenté la piété des premiers temps chrétiens, se mêlaient celles d’un paradis chevaleresque, conforme aux habitudes guerrières du treizième siècle.

Mais déjà cette musique toute divine dont notre vieux poëte raconte si complaisamment les effets, ces chants qui n’ont pas d’écho sur la terre, ces fleurs qui couronnent le front des saints, sont comme les premières ébauches d’un paradis poétique fait pour la délicatesse des imaginations modernes. Dante achèvera de le peindre à bien peu de frais, et avec des traits presque immatériels, quand il décrira le ciel sous la forme d’une grande rose blanche dont les feuilles sont les trônes des bienheureux, et du calice de laquelle les anges, comme autant d’abeilles, montent vers le Soleil éternel. C’est ainsi que l’art chrétien se plie successivement aux habitudes des esprits, pour les entretenir de la vie future, qu’ils ne peuvent concevoir, mais qu’il ne leur permet pas d’oublier. Cependant, de ces peintures impuissantes, se dégage la pensée d’une félicité toute spirituelle, toute contenue dans la contemplation de la Vérité infinie, dans le progrès perpétuel de l’intelligence et de l’amour. Le vieux poète de Vérone ne pense pas autrement. Tout est figure, allégorie dans ses récits. Au fond, il ne connaît d’autre paradis que de voir Dieu face à face, de s’éclairer de sa lumière, de s’embraser de sa charité et aucun trait ne le relève plus à mes yeux, dans un siècle si violent, si ensanglanté, si tourmenté de haines et d’ambitions, que l’idée d’un ciel où « les élus s’aimeront d’une tendresse si délicate, que chacun tiendra l’autre pour son maître. »

On pourra trouver que je me suis arrêté aux poëmes de Frà Jacomino avec cet excès de complaisance que les Christophe Colomb des bibliothèques ont trop souvent pour leurs découvertes bibliographiques. Cependant je n’ai pas pensé découvrir un monde dans ce peu de vers, mais seulement, une feuille qui méritait d’être rattachée à la couronne poétique de l’Ordre de Saint-François. Avant d’aller plus loin, et pour achever l' histoire du génie franciscain pendant cette seconde période, il reste à parler des trois édifices où il laissa des traces immortelles : je veux dire Sainte-Marie la Glorieuse de Venise, Saint-Antoine de Padoue, et, à Rome, l’église d’Ara Cœli.

Ceux qui visitent Venise, ravis par les incomparables beautés de Saint-Marc, ont le tort de négliger d’autres monuments qui feraient à eux seuls l’orgueil de bien des villes. Telle est l’église de Sainte-Marie la Glorieuse, élevée par les Frères Mineurs en ’1250, pendant que les Frères Prêcheurs bâtissaient, de l’autre côté du grand canal, l’église des saints Jean et Paul. Là, comme à Bologne, comme à Florence, on trouve les deux milices de saint Dominique et de saint François campées aux deux bouts de la ville pour la garder, et rivalisant de génie dans leurs édinces comme de zèle dans leurs œuvres. Les Dominicains eurent plus d’artistes parmi eux, les Franciscains en inspirèrent davantage hors de leurs rangs. Pour construire leur sanctuaire de, Venise, ils ne trouvèrent pas que ce fût trop d’appeler Nicolas de Pise, ce grand homme qu’on voit, comme Arnolfo di Lapo, comme Cimabuë, au berceau de la renaissance italienne. Il ébaucha la façade austère et sans ornements qui convenait à une église de mendiants ; mais il la perça d’un portail admirable, pour inviter franchir le-seuil. A l’intérieur tout fut grand les trois nefs eurent les proportions d’une cathédrale, et l’abside, avec ses longues fenêtres et ses vitraux resplendissants, s’élança vers le ciel, comme afin d’y suivre la bienheureuse Vierge Marie dans son triomphe. Le peuple italien, si bien inspiré dans les invocations sous lesquelles il met ses églises, a donné à celle-ci le nom de Glorieuse, et c’est à l’ombre de cette gloire pacifique et chaste que sont venues se reposer les plus bruyantes renommées de Venise : doges, généraux, savants, peintres et sculpteurs, jusqu’à Titien et Canova. Ces hommes ambitieux, passionnés, amis des richesses, mais chrétiens après tout, ont jugé que le plus sûr était de mettre leurs tombes sous la garde de l’humilité et de la pénitence. Padoue est, comme Assise, un de ces lieux qu’une seule pensée remplit, qui vivent d’une tradition, d’un tombeau. Sans doute cette cité savante n’a oublié ni son fondateur Anténor, ni Tite Live qu’elle vit naître, ni son université vieille de six cents ans. Mais ce qui semble dater d’hier, ce qui fait l’orgueil du peuple, c’est le souvenir de saint Antoine ; le disciple bien-aimé de saint François. Antoine mourut en 1251; en 1252 il était mis au rang des saints, et en 1237 commençait à s’élever l’admirable église nommée de son nom. On ne se proposa d’abord que d’honorer sa sépulture en élevant au-dessus cet édifice étrange, avec ses sept coupoles et ses deux clochers, où l’on reconnaît l’imitation de Saint-Marc de Venise et le voisinage de l’Orient ; avec sa façade élégante et grave, dessinée par Nicolas de Pise, et les deux rosaces de sa travée, dignes des plus belles cathédrates du Nord. Mais les saints sont des maîtres exigeants qui ne laissent pas de relâche à leurs fidèles : il fallut couvrir de peintures les piliers, les murs, les voûtes. Il y eut surtout deux chapelles où la vie du Sauveur, l’apostolat de saint. Philippe et de saint Jacques, les miracles du saint titulaire, formèrent une suite de tableaux pleins d’une naïveté qui n’exclut ni le pathétique ni la grandeur. Les coins les plus obscurs se peuplèrent d’images, de statues, de bas-reliefs. L’art, n’ayant plus rien à faire au dedans, finit par envahir le cloître attenant, l’oratoire de Saint-George, où deux maîtres excellents du quatorzième siècle peignirent la légende de saint George et celle de sainte Catherine ; enfin le lieu appelé Scuola del Santo, tout décoré de fresques du Titien. Rien ne charme comme ces monuments qu’on n’a jamais fini de visiter, qui réservent toujours quelque chose à la surprise du voyageur, chapelles latérales ou souterraines, cloîtres, oratoires. On y reconnaît bien ce caractère du génie, de ne jamais se contenter, et de ne jamais croire qu’il en ait assez fait pour l’expression de l’idée qui le tourmente et le ravit. En effet, l’inspiration sortie du tombeau de saint Antoine ne sut se contenir ni dans l’église qu’elle avait élevée, ni dans ses dépendances ; elle déborda pour ainsi dire dans la ville entière. Elle y attira Giotto pour peindre la charmante église de Sainte-Marie dell’Arena, le mieux conservé et peut-être le plus complet ouvrage de ce maître elle lui forma cette école de deux cents élèves qui ornèrent de leurs fresques le Baptistére, l’église des Ermites, et jusqu’à la voûte immense, du palais communal. L’église d’Ara Coeli est bien plus ancienne que l’Ordre de Saint-François. Dès les premiers siècles, une basilique chrétienne s’était élevée sur les ruines du temple de Jupiter Capitolin~à l’endroit même où, selon la tradition populaire, la sibylle avait montré à Auguste le ciel ouvert, et , debout sur un autel, la Vierge tenant son enfant dans ses bras, pendant qu’une voix venue d’en haut disait « Cet autel est celui du Fils de Dieu. » De là le’nom d’Ara Coeli et le respect des peuples pour ce sanctuaire déjà vieux, quand Innocent IV, en 1252, en confia la garde aux Frères Mineurs. C’est par leurs soins que l’église acheva de prendre ce caractère sévère et gracieux qui en fait un des lieux les. plus attachants de cette Rome, dont on ne sait pas se détacher. Au dehors, la façade est pauvre et nue ; à l’intérieur, vingt-deux colonnes de granit forment trois nefs avec toutes les dispositions principales des basiliques primitives, avec les deux ambons pour la lecture des Livres saints. Ajoutez à ces beautés une mosaïque où Cavallini, ce pieux disciple de Griotto, représenta la prophétie de la sibylle ; puis la chapelle de saint Bernardin de Sienne, toute rayonnante des fresques de Pinturicchio enfin, si l’on sort par le portail latéral, une longue échappée de vue sur le Forum, le Colisée, et le désert de la campagne romaine. C’est bien l’image de cette vie prêchée par saint François, où tout est pauvreté au dehors, grâce au dedans , avec une sereine perspective de l’éternité. Chaque année, au jour de Noël, on dresse dans l’église un simulacre de l’étable de Bethléem. Là, à la clarté de mille cierges, on voit sur la paille de la crèche l’image d’un nouveau-né ; Un enfant, à qui l’usage permet en ce jour de prendre la parole dans le lieu saint, prêche la foule, et la convie à aimer, à imiter l’Enfant-Dieu, pendant que les pifferari venus des montagnes du Latium donnent, avec leurs cornemuses, de joyeuses sérénades aux madones du voisinage. L’étranger, peu accoutumé à la naïveté de ces fêtes, se retire peut-être en haussant les épaules ; mais l’ami des vieilles légendes, en rentrant chez lui, ouvre l’histoire de saint François par saint Bonaventure, c’est là qu’il retrouve dans un court passage l’origine de la crèche d ’ Ara Coeli, et comme une racine de plus de cette poésie populaire, de cette plante tenace que six siècles n’ont pu arracher. « Il arriva que, la troisième année avant sa mort, saint François, pour réveiller la piété publique, voulut célébrer la Nativité de l’enfant Jésus avec toute la solennité possible, dans le bourg de Greccio. Ayant donc obtenu du Souverain Pontife la licence nécessaire, il fit préparer une crèche, apporter, la paille, amener un bœuf et un âne. Les Frères sont convoqués, le peuple accourt ; la forêt retentit de cantiques, et cette nuit vénérable devient toute mélodieuse de chants, toute resplendissante de lumières. L’homme de Dieu se tenait devant la crèche, pénétré de piété, baigné de larmes et inondé de joie. La messe est célébrée, et François, comme diacre, y chante le saint Évangile. Il prêche ensuite au peuple assemblé, et lui annonce la naissance de ce Roi pauvre, que, dans la tendresse de son cœur, il aimait à nommer le petit enfant de Bethléem. Or, un vertueux chevalier, sire Jean de Grecio, qui, pour l’amour du Christ, abandonna plus tard les armes séculières, attesta qu’il avait vu un petit enfant d’une extrême beauté, dormant dans la crèche, et que le bienheureux Père François pressait dans ses bras comme pour le réveiller[24]. »

  1. Muratori, Antiquitates italicae , t. II l dissert. 29 ; de Spectaculis et ludis medii aevi. Donizo, de Vita comitissae Mathildis  :

    Tympana eum cytharis, stivisque, lyrisque sonant hic,
    Ac dedit insignis dux praemia maxima mimis.

    Francesco da Buti, dans son Commentaire inédit sur-la Divine Comédie, rend ce témoignage du roi de Sicile Guillaume « Guglielmo fue un uomo giusto e ranionevole....In essa corte si troyava di ogni perfezione gente ; quivi erano li buoni dicitori in rima d’ ogni conditione ; e quivi erano gli excellentissimi cantatori, quivi erano persone d’ogni solazzo che si pub pensare vertudioso e onesto.»

  2. Muratori, dissert. 20. Rolandinus, ab ann. 1208, ad ann. 1214 «Factum est enim ludicrum quoddam castrum, in quo posito sunt domina : cum virginibus sive domicellabus eb servitricibus earumdem, quae sine alicujus viri auxilio castrum prudentissime defenderunt. Expugnatum fuit hujusmodi telis et instrumentis pomis, dactylis et muscatis, tortellis, pyris et cotanis, rosis, liliis et violis, similiter et ampullis balsami. » ’Ricordano Matispini, cap. CCXIX G. Villani, lib. VII, cap. LXXXIX « Una compagnia o brigata di mille uomini o più, tutti vestiti di robe bianche, con un signore detto d’Amore. » Francesco da Barberino, del Reggimento e costume delle donne, parte V, parte XIX.
  3. Statut de Bologne en 1288 : « Ut cantatores Francigenarum in plateis communis ad cantandum morari non possint. » Saint Thomas, secunda secunda, quaest. 168, art., 3 « Histrionum officium non esse secundum se illicitum, dummodo moderate ludo utantur. id est non utendo aliquibus illicitis verbis.vel factis ad ludum. » — Dante, de Vulgari Eloquentia, I cap. XVI : « Dicimus illustre, cardinale, aulicum et curiale vulgare in Latio, quod omnis Latiœ civitatis est, et nullius esse videtur. ».
  4. S. Bonaventure. Legenda S. Francisci, cap. IV. Wadding, Annal., ad ann. 1219. Fioretti di S. Francesco, cap. XVIII : « Del maraviglioso capitolo che tenne S. Francesco a S. Maria degli Angeli, dove furono oltre cinque mila frati.
  5. Fioretti di S. Francesco, cap. XL et XLVII. Vita B. Aegidii apud Bolland. Acta SS. , 23 april Vita S. Antonii, ibid. 13 junii . Litanies de S. François (Chavin de Malan, Histoire de S. François d'Assise , notes , p. 210) : « S. Francisce, vexillifer Jesu Christi, -eques Crucifixi, auriga militiae nostrae. »
  6. S. Bonaventure, Legenda S. Francisci, cap. IV. Tiraboschi a reconnu la première source de ce récit dans la Vie de saint François, écrite pour la seconde fois par Thomas de Celano, et restée inédite parmi les manuscrits des Mineurs conventuels d’Assise « Erat in Marchia Anconitana secularis quidam sui oblitus et Dei nescius, qui se totum prostituerat vanitati. Vocabatur nomen ejus Rex Versuum, eo quod princeps foret lasciva cantantium et inventor secularium cantionum... » Cf. Wadding. ad ann. 1212 et 1225.
  7. Saint Bonaventure prend parti pour Platon contre Aristote, In Magistrum Sentent., lib. II, dist. 1, pars I, Quaest I, et sermon. 13 In Hexoemer. « Aristoteles incidit in multos errores… execratus et ideas Platonis, et perperam. »
  8. S. Bonaventure, Breviloquium, lib. cap. XXII « Et secundam hoc duplex est liber, unus scilicet scriptus intus, qui est Dei aeterna ars et sapientia, et alius scriptus foris, scilicet mundus sensibilis … ». etc. Itinerarium mentis in Deum, cap. II « Cum omnia sint pulchra et quodammodo delectabilia… omnes créaturae istius sensibilis mundi animum contemplantis et sapientis ducunt in Deum aeternum, pro eo quod illius primi principii illius, inquam, artis efficientis, exemplantis et ordinantis, sunt umbrae, resonantiae ët picturae, sunt vestigia, et simulacra, et spectacula ». Cap.VII : « Oportet quod retinquantur omnes intellectuales operationes, et apex affectus totus transferatur et transformetur in Deum. Si autem quaeris quomodo haec fiant, interroga gratiam, non doctrinam, desiderium, non intellectum, gemitum orationis, non studium lectionis, sponsum, non magistrum, Deum, non hominem. Moriamur ergo, et ingrediamur in catiginem imponamus silentium sollicitudinibus, concupiscentiis et phantasmatibus transeamus cum Christo crucifixo ex hoc mundo ad Patrem ».
  9. S. Bonaventure, Legenda S. Franciscus , prologus, cap. V « De austeritate vitae ejus, et quomodo creaturœ prœbebant ei solatium.» Cap.VIII « De pietatis adféctu, et quomodo ratione carentia videbantùr adfici ad ipsum. » Cap. XIV. : « "Alaudae, aves lucis amicae et crepusculorum tenebras horrentes, hora transitus sancti viri, cum jàm esset noctis secuturaé crepusculum, venerunt in multitudino magna super tectum domus, et diu, cum insolita quadam jubilatione rotantes, gloria ; sancti, qui eas ad divinas laudes invitare solitus erat, tam jucundum quam evidens testimonium perhibebant ». Si je ne parle point ici des Méditations sur la vie du Sauveur, où j’aurais à relever tant de traits de la plus naïve poésie, ce n’est point que j’oublie ce pieux et charmant écrit, c’est parce que la critique moderne n’y reconnait pas la main de saint Bonaventure. Wadding, Scriptores Ordinis S. Francisci, cum supplemento Sbaraleae.
  10. Acta canonizationis S. Bonaventurae, ad calcem Operum, t. VII. Moguntim, 1609, p. 799 : « Idem enim piissimus cultor gloriosa Virginis Matris Jesu instituit ut fratres populum hortarentur ad salutandam eamdem, signo campanae quod post Completorium datur, quod creditum sit eamdem ea hora ab angelo salutatam. »
  11. Voici le texte latin dans toute sa simplicité :

    Ave, cœleste lilium  !
    Ave rosa speciosa !
    Ave, mater humiliunt,
    Superis imperiosa
    Deitatis triclinium !
    Hac in valle lacrymarum
    Da robur, fer auxilium ~,
    O excusatrix culparum !

    Du reste, les critiques qui effacent cette pièce du recueil des

    œuvres de saint Bonaventure ne laissent pas de lui attribuer une autre composition mêlée de prose et de vers syllabiques rimés, sous ce titre Corona B. Mariae Virginis. On y trouve des strophes qui ne manquent pas de grâce et d’harmonie.

  12. Chavin de Malan, Histoire de S. François, p. 135 ; Sigonius, de Episc. Bonon., p. 115 : « Non tamen ipse modum praedicantis tenuit, sed quasi concionanti » ; Fioretti di S. Francesco : « Della prima consideratione delle sacrosante stimmate. » Vita S. Antonii de Padua, apud Bolland. 13 junii, XIV :« Nec id admiratione vacat, cum in longinqua regione natus et educatus longo tempore fuisset, quod Italico idiomate ita polire potuit quæ voluit pronuntiare, ac si extra Italiam nunquam posuisset pedem. »
  13. Voyez les Recherches sur les sources poétiques de la Divine Comédie, à la fin de ce volume.
  14. Voyez, sur les formes ordinaires de l’épopée carlovingienne, l’Histoire de la Poésie provençale, par M. Fauriel, t. II, chap. XXV ; sur la popularité des Chansons de Geste, en Italie, au moyen âge. Alberto Mussato, de Gestis Italicorum post Henricum VII, praefatio ad librum III : « Et solere etiam amplissima regum ducumque gesta, quo se vulgi intelligentiis conférant, pedum syllabarumque mensuris variis in vulgares traduci sermones, et in theatris et in pulpitis cantilenarum modulatione proferri.
  15. On me pardonnera si je suis obligé de reproduire ici quelque pages qui ont déjà paru dans mes Documents inéditsoù j'ai publié le texte des deux poëmes italiens (p. H8,291, etc.). Ces pages rentrent nécessairement dans le dessein de mon travail sur les Poëtes franciscains, et il m’est permis de supposer que les deux ouvrages n’auront pas les mêmes lecteurs. C’est d’ailleurs le seul emprunt que j’aie fait aux Documents, et encore y ai-je introduit des changements considérables. Voici le début de l’Enfer :

    A l’ onor de Christo, Segnor e Re de gloria, t.
    E a terror de l’om, cuitar voio un’ ystoria ;
    La qual spese fiae ki ben l’ avrà in memoria,
    Contra falso enemigo ell’ a far gran victoria.

  16. Je n’ai pas besoin d’indiquer les nombreux rapports de cette cité infernale avec celle de Dante. Voyez surtout les chants III, VIII, XIV, XVIII de l’Enfer.
  17. Cf. Dante, Enfer, chant XXII, 15.

    Noi andavam con li dicci dimoni
    Ahi fiera cômpagnia !

  18. Ke queste non fable, nè diti de buffon.
    Jacomin da Verona, de l’Ordeno de Minori,
    Lo copula de testo, de glose et de sermon.

  19. Apocalyps., cap. XX.–S. Augustin, de Civitate Dei.lib.XX, cap. XXII lib. XXI, cap. xx. Saint Grégoire, Moralium, lib. XV, cap. XVII lib. IX, cap. XXXIX Dialog., lib. IV, cap. XLV. Saint Bonaventure, Fascicularius, cap. III « Dicitur ignis ille ad ignem nostrum tanti esse caloris quanti noster ignis est ad depictum ». Comparez ce passage avec les vers de Jacomino :

    E siccom’è niente a questo teren fogo
    Quel k’è depento en carta, ne’n mur, ne’n altro logo,
    Cosi seravo questo se l’a quel fogo aprovo
    De lo qual Deo ne guardo, k’el no ne possa nostro

  20. Memorie istoriche della citta Tuscania, da Fr. Ant. Turiozzi. Sur la vision de Tundale et celle d’Albéric, qu’on me permette de renvoyer au travail déjà cité : Des Sources poétiques de la Divine Comédie. Dante, Enfer, chants XVIII, XXI et XXII.
  21. « De Jerusalem cœlesti et pulchritudine ejus, et beatitudine et gaudio sanctorum. »

    D’una cità santa ki ne vol oldire
    Come l’è fata dentro un poco ge vò dire
    E zò ke gen dirò, se ben vol retenire,
    Gran prò ge fara, senza nexum mentire.

  22. Apocalyps., cap. XXI et XXII. Au chapitre I, verset 20, l’apôtre interprète lui-même une partie de sa vision : « Septem stellae angeli sunt septem Ecclesiarum ; et candelabra septem septem Ecclesiae sunt. » Voyez le commentaire d’André de Césarée, au tome V de la Bibliotheca Patrum maxima. Quant à celui de saint Victorin, on a lieu d’y soupçonner des interpolations qui dateraient du sixième siècle. Sur les mosaïques de Rome et de Ravenne, Ciampini, Vetera Monumenta tom. I et II ; Fabri, Memorie sagre di Ravenna. Diaeta salutis, au tom. VI de l’édition déjà citée des Œuvres de saint Bonaventure, tit. X, cap. v : « Fides etiam debet esse cœlestis, non terrea… et hoc signat sapphirus, qui habet cœlestem colorem, sicut coelum serenum… Spes veniae figuratur per smaragdum, qui colorem habet viridem et gratiosum. »
  23. Diaeta salutis tit. X, cap. VI : « Ibi enim est Christus, tanquam monarcha praecipuus. Ibi enim est Regina cum puellis. Ibi sunt angeli tanquam mobilissimi regis domicelli. Ibi sunt patriarchas et prophètae… quibus, tanquam senioribus expertis, revelat mysterium consistorii sui. Ibi sunt apostoli tanquam régis senescalchi, habentes plenitudinem potestatis… Ibi sunt martyres, sicut strenuissimi regis milites… »
  24. S. Bonaventure, Legenda S. Francisci, cap. x.