Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/1


LES
POÈTES FRANCISCAINS
EN ITALIE
AU TREIZIEME SIÈCLE




CHAPITRE PREMIER


DE LA POÉSIE POPULAIRE EN ITALIE AVANT ET APRÈS SAINT FRANÇOIS


Avant d’étudier l’école franciscaine, il convient de lui marquer sa place dans l’histoire de la poésie italienne. Il faut reconnaître le caractère principal de cette poésie, le voir poindre à travers l’obscurité des premiers temps puis, fixé par l’exemple de saint François et de ses disciples, se communiquer à des écoles moins religieuses et se perpétuer dans des siècles moins naïfs. Mais le caractère du génie italien qui me touche surtout, c’est qu’en devenant savant ce génie se conserva populaire ; c’est qu’à tous les âges de cette littérature on trouve une poésie du peuple : la poésie cultivée y a ses racines, et, après avoir fleuri, elle retombe comme dans un fonds inépuisable qu’elle enrichit de sa poussière. Je voudrais sonder ce fonds, et creuser jusqu’aux premières sources de sa fécondité.

Le peuple italien commence aux catacombes. C’est là qu’il faut descendre pour trouver les origines de tout ce qui doit devenir grand. J’y vois déjà le peuple dans le sens moderne qu’on donne à ce mot, en comprenant les femmes, les enfants, les faibles et les petits, ce que les historiens anciens méprisaient, ce dont ils ne tenaient point de compte. J’y vois un peuple nouveau, mêlé d’étrangers, d’esclaves, d’affranchis, de barbares, animé d’un esprit qui n’est plus celui de l’antiquité. Cette société a donc une pensée qu’elle veut produire, mais une pensée trop abondante, trop émue, trop neuve, pour que la parole lui suffise : il y faut le concours de tous les arts. Dans ce premier état la poésie n’est pas encore distincte, précise, revêtue de la forme qu’elle cherche. Mais elle est partout, dans l’architecture, dans la peinture, dans la sculpture, dans les inscriptions, puisqu’il y a partout symbolisme, langage figuré, effort pour faire reluire la pensée sous l’image, et l’idéal sous le réel.

Il faut se représenter les catacombes comme de longues galeries souterraines dont le réseau s’étend au loin sous les faubourgs et sous la campagne de Rome. Gardons-nous de les confondre avec les spacieuses carrières ouvertes pour bâtir la ville païenne : les chrétiens seuls ont creusé les étroits corridors qui devaient cacher les mystères de leur foi et le repos de leurs tombes. Ces labyrinthes comptent quelquefois jusqu’à trois et quatre étages ; ils s’enfoncent à quatre-vingts, cent pieds sous terre ; souvent un seul homme y trouve à peine son passage en baissant la tête : à droite et à gauche, plusieurs rangs de fosses pratiquées dans le mur, basses, larges et profondes, où les corps grands et petits prenaient place les uns à côté des autres, et qu’un peu de chaux fermait ensuite pour toujours. Le souterrain fait mille détours, comme afin de tromper les poursuites des païens et à mesure qu’on en suit les sinuosités, il semble qu’on sente les approches des persécuteurs, qu’on entende le bruit de leurs pas, et que ce soit pour ce motif que la galerie se détourne, monte, s’abaisse, et cherche à se cacher dans les dernières profondeurs de la terre. Jusqu’ici on ne voit que l’ouvrage de la terreur et de la nécessité ; mais c’est en même temps un ouvrage éloquent. Aucun édifice sorti de la main des hommes ne donne de plus grandes leçons. En pénétrant dans ces voies ténébreuses, on apprenait à se séparer de tout ce qui est visible, et de la lumière même par laquelle tout est visible. Le cimetière y enveloppait tout le reste, comme l’éternité enveloppe le temps ; et les oratoires pratiqués de distance en distance pour la célébration des saints mystères étaient comme autant de jours ouverts sur l’immortalité, pour consoler les âmes de la nuit d’ici-bas[1].

Ces oratoires sont couverts de peintures d’une exécution souvent grossière, qui trahissent des mains inhabiles c’est tout ce que pouvaient des ouvriers ignorants, travaillant à la hâte, à la lueur de la lampe, dans la crainte et sous la menace de la mort. Mais souvent aussi, à mesure qu’on promène le flambeau sur les saintes murailles, on y voit des images dont le dessin, la pose et le mouvement rappellent les meilleures traditions de l’art antique. En même temps, sous ces traditions perce déjà le principe qui les ranime et qui les transformera. Toute la foi des martyrs est dans le regard de ces figures que l’artiste mit en prières les yeux levés au ciel et les mains étendues. Mais partout la nouveauté de l’art chrétien se reconnaît à la pensée même, à l’inspiration qui a choisi les sujets de ces peintures, qui en a fixé l’ordre et proposé les types. Dans ces lieux désolés, où l’on s’attend à trouver les images d’une société proscrite, poursuivie, traquée sans relâche, on ne découvre rien de pareil. À la clef de voûte paraît le Bon Pasteur portant sur ses épaules tantôt la brebis, tantôt le chevreau, pour enseigner qu’il sauve à la fois l’innocence et le repentir. Puis, dans quatre compartiments dessinés par des guirlandes de fleurs et de fruits, des compositions tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament, et opposées d’ordinaire deux à deux, comme la figure et la réalité, la prophétie et l’histoire. C’est Noé dans l’arche, Moïse frappant le rocher, Job sur le fumier, le miracle de Cana, la multiplication des pains, Lazare sortant du tombeau. C’est surtout Daniel dans la fosse aux lions, Jonas rejeté par la baleine, les trois enfants dans la fournaise, symboles du martyre, du martyre par les bêtes, par l’eau, par le feu mais du martyre triomphant, tel qu’il le fallait peindre pour soutenir le courage et consoler la douleur. Jamais aucune trace des persécutions contemporaines, aucune représentation des bûchers des chrétiens rien de sanglant, rien qui pût réveiller la haine et la vengeance, rien que des images de pardon, d’espérance et d’amour[2].

Si les chrétiens des catacombes trouvaient le temps de peindre leurs chapelles, ils ne pouvaient abandonner les tombeaux de leurs morts sans y laisser au moins quelque signe de reconnaissance, quelque trace de leur deuil et de leur piété. La sculpture chrétienne y commence par des hiéroglyphes, par des figures ébauchées, sans proportion, sans grâce, sans autre valeur que la pensée qu’elles représentent. Une feuille exprime la fragilité de la vie ; une barque à la voile, la rapidité de nos jours ; la colombe portant le rameau annonce les approches d’un monde meilleur ; le poisson rappelle les eaux baptismales, en même temps que le mot grec qui le désigne rassemble dans une anagramme mystérieuse les titres augustes du Fils de Dieu sauveur. Sur une sépulture où l’on ne lit point de nom, on voit un poisson et les cinq pains de la multiplication miraculeuse on comprend qu’ici repose un homme qui a cru dans le Christ, que le baptême a régénéré, et qui a pris part au banquet eucharistique[3]. À mesure que le paganisme se retire, le ciseau chrétien devient plus libre et plus fécond. Au lieu de ces timides emblèmes qu’il esquissait sur la brique, il fouille hardiment le marbre, il en fait jaillir les bas-reliefs de ces sarcophages qui décorent les musées de Rome et les églises de Ravenne. On y retrouve les sujets bibliques déjà traités aux catacombes ; mais d’autres scènes s’y ajoutent ; le symbolisme plus riche et plus transparent annonce que le temps des persécutions est fini, et que la discipline du secret ne voile plus les saints mystères. Les tombeaux de Ravenne ne parlent pas de la mort tout y rappelle l’immortalité que l’Eucharistie donne aux chrétiens ; ce sont des vignes becquetées par des oiseaux, des colombes qui s’abreuvent dans un calice, de beaux agneaux qui se nourrissent des fruits d’un palmier.

Mais le dessin, désespérant de rendre la pensée tout entière, avait appelé la parole à son secours, et d’abord elle prit peu de place. Les premières inscriptions sont d’une brièveté qui a aussi son éloquence : Τόπος Φιλήμονις « C’est la place de Philémon… » Quelques-unes multiplient les expressions tendres et consolantes, comme celle-ci : Florentius, felix agneglus (sic) Dei : « Florentius, heureux petit agneau de Dieu. » Ou bien encore « Vous êtes tombée trop tôt, Constantia, miracle de beauté et de sagesse : « Nimium cito decidisti, Constantia, mirum pulchristudinis atque idonitati (sic) ». Cependant Constance était morte martyre, et la fiole teinte de sang désignait sa tombe à la vénération des fidèles. Mais la jeune sainte n’avait que dix-huit ans, et l’Église pardonna le cri des entrailles paternelles. Quelquefois on sent dans ce peu de mots toute la terreur des jugements divins ; comme dans la prière suivante que le chrétien Benirosus avait tracée sur la tombe de son père : « Seigneur, ne venez pas nous surprendre, quand notre esprit est couvert de ténèbres : « Domine, ne quando adumbretur spiritus veneris. » D’autres fois, la pensée de la résurrection éclate au milieu du deuil et des pleurs la famille du chrétien. Severianus invoque pour lui Celui qui fait revivre les semences enfouies dans le sillon :

Vivere qui praestat morientia semina terrae,
Solvere qui potuit lethalia vincula mortis !

Nous arrivons à la seule poésie vraiment digne de ce nom, à celle qui s’exprime par la parole, qui s’exprime en vers : elle ne se taira plus, et le moment approche où le poëte Prudence célébrera les catacombes et leurs martyrs dans les mètres de Virgile et d’Horace. Mais jusqu’ici tout est resté populaire, tout est barbare, et je m’en réjouis. Dans ces inscriptions latines écrites en lettres grecques, hérissées de fautes d’orthographe, de fautes de langue et de prosodie, je prends pour ainsi dire sur le fait les ignorants qui les ont tracées, et je reconnais les mères plébéiennes, les pères esclaves, gravant furtivement leur douleur et leur espérance sur la pierre devant laquelle ils reviendront s’agenouiller. Les persécuteurs, les vrais Romains, quand ils descendaient dans ces cimetières, devaient dédaigneusement sourire et hausser les épaules, à la lecture des épitaphes de ces misérables qui ne savaient pas écrire et qui prétendaient instruire le monde. Et voici cependant ce qui se préparait. L’antique civilisation romaine touchait à sa ruine ; et en même temps Rome allait voir sortir de ces souterrains dont elle était minée, de cette société chrétienne qu’elle avait traitée en ennemie, toute une civilisation, par conséquent toute une poésie nouvelle.

Pendant que les murailles de la ville éternelle s’ébranlent sous les béliers, et que les Goths et les Vandales entrent par la brèche pendant que les barbares enlèvent jusqu’aux toitures de plomb et jusqu’aux portes d’airain ; au moment où il semble que tout soit perdu, les sépultures sacrées des catacombes soulèvent pour ainsi dire le sol, et produisent ces admirables basiliques de Saint-Paul, de Sainte-Marie-Majeure, et tant d’autres qui, du quatrième au treizième siècle, recueillirent, réunirent et sauvèrent tous les arts. Au lieu de la poésie des écoles, il y eut une poésie des monuments.

On ne sait pas assez ce qu’était une basilique chrétienne des temps barbares, quand il n’y avait plus de civilisation qu’entre ses murailles. Premièrement, puisque la société ancienne périssait, il fallait que la basilique fût pour ainsi dire le moule d’une société nouvelle ; il fallait que le seul lieu où une pensée morale rassemblait encore les hommes les accoutumât à l’ordre et à la règle, qu’ils en sortissent obéissants et disciplinés. C’est pourquoi l’église avait ses deux cours qui la séparaient du tumulte extérieur, sa fontaine qui purifiait les mains souillées ; enfin, ses divisions correspondant aux degrés de la hiérarchie catholique, depuis le vestibule où pleuraient les pénitents, jusqu’aux nefs partagées entre les hommes et les femmes, jusqu’à l’abside où le banc des prêtres s’arrondissait autour de l’évéque assis sur sa chaire de marbre. Bientôt l’église deviendra féconde, et de ses flancs sortiront, pour se ranger près d’elle, le baptistère, le cimetière et le clocher : elle embrassera dans son enceinte agrandie tout ce qui fait la vie spirituelle d’un peuple. Voyez Pise et cet admirable coin de terre qui réunit la cathédrale, le campanile, le baptistère et le Campo Santo. Toute la patrie était là, il ne fallait rien de plus pour naître, vivre et mourir. On comprend que les basiliques aient enfanté des cités.

En, second lieu, la lumière des sciences et des arts menaçait de s’éteindre ; il fallait donc que la basilique conservât dans ses pierres mêmes un enseignement populaire, capable d’éclairer les esprits et d’émouvoir les imaginations. Il fallait que les hommes en sortissent instruits et charmés, qu’ils y revinssent avec amour, comme en un lieu où ils trouvaient le vrai et le beau. Pour réaliser l’idéal de ce temps, une église devait contenir toute une théologie et tout un poëme sacré. Ainsi l’entendaient ceux qui couvrirent de mosaïques, non-seulement les églises de Rome. et de Ravenne, mais celles de Milan, de Venise, de Capoue, de Palerme, non-seulement l’abside de ces édifices, mais souvent les nefs, le vestibule et la façade. Là se déploie l’histoire de l’un et de l’autre Testament, continuée par les légendes des saints et couronnée par les.visions de l’Apocalypse. Ordinairement l’image de la gloire céleste remplit l’hémicycle du sanctuaire. Rien ne peut égaler l’effet de cette grande figure du Christ, qui se détache sur un fond d’or, debout au milieu d’un ciel embrasé, ayant à sa droite et à sa gauche des saints qui lui présentent leurs couronnes. Au-dessous, on voit l’agneau reposant sur la montagne d’où s’échappent les quatre fleuves, emblèmes des quatre évangiles. Douze brebis sortent des deux villes de Jérusalem et, de Bethléem, pour figurer le troupeau chrétien se recrutant dans la synagogue et dans la gentilité. Enfin, parmi les accessoires qui ornent ces riches compositions, reparaissent les cerfs et les colombes, les lis et les palmiers, tous les signes symboliques de l’antiquité chrétienne conservés, interprétés par une tradition qui ne s’interrompit jamais. Et, pour montrer d’une manière éclatante qu’il ne s’agissait point d’un enseignement secret, réservé aux initiés pour donner à tous la clef de ces représentations instructives, on les accompagnait d’inscriptions. Au-dessous de chaque mosaïque, se lisaient des vers qui en expliquaient le sens, qui en tiraient une leçon, qui cherchaient à toucher le spectateur, à lui arracher une larme ou une prière. Ces grandes et sévères murailles des églises romanes devenaient comme autant de pages où l’on célébrait les miracles du saint, les princes fondateurs de la basilique, les morts célèbres endormis sous ses voûtes.

Ainsi se forma un genre de poésie que les critiques n’ont pas assez étudié si je puis la nommer ainsi, une poésie murale qui anima les églises du moyen âge italien, comme autrefois un art sacré avait chargé de peintures et d’hiéroglyphes les temples de l’Egypte. A Saint-Jean de Latran, le portail, l’abside et jusqu’au siége papal étaient ornés de vers ; un langage simple mais énergique y résumait les droits de la chaire apostolique et de l’Église mère des églises. A Saint-Pierre, les épitaphes des pontifes faisaient à elles seules toute l’histoire de la papauté. Le sixième et le septième siècle surtout y avaient gravé en distiques latins les noms, les dates, les bienfaits des papes contemporains. L’abondance et la facilité de ces petits poëmes prouvent la perpétuité des études littéraires à une époque où l’on a coutume de représenter, Rome comme la prostituée de Babylone, enivrée d’ignorance et de corruption. Le dôme de Pise élevait fièrement son fronton sillonné d’inscriptions triomphales elles racontaient les premières croisades des Pisans, leurs armes arrachant aux infidèles la Sardaigne et les Baléares, surtout leur victorieuse expédition contre les Sarrasins de Palerme, en mémoire de laquelle, et du butin qu’ils en rapportèrent, ces pieux écumeurs des mers avaient bâti leur cathédrale. Mais nulle part l’épopée monumentale ne s’est conservée plus complète qu’à Saint-Marc de Venise. Je ne parle pas de ses coupoles, de son imposante façade chargée d’or et de sculptures. J'entre sous ces voûtes dorées, et j’essaye de reconstruire le cycle de mosaïques et d’inscriptions qui s’y déroule.

Le vestibule convenait aux scènes de l’Ancien Testament, figuratives du Testament Nouveau. J’y trouve en effet l’histoire du peuple de Dieu, commençant avec la Genèse, et aboutissant d’un côté. à Moïse, qui baptise les Hébreux dans la mer Rouge, et de l’autre à Jean, qui baptise dans le Jourdain. Ces images sont d’une époque ignorante, et toutefois on y saisit des inspirations dont l’art moderne n’a pas surpassé la grâce et la grandeur. Ainsi Dieu crée la lumière : au lieu d’un vieillard irrité gourmandant le chaos, le mosaïste a représenté le Verbe créateur, jeune d’une jeunesse éternelle, vêtu de deux couleurs royales, de blanc et de pourpre, parfaitement calme, étendant sur les éléments. une main sûre d’être obéie. Devant lui sont deux globes, l’un obscur, l’autre lumineux. Entre les deux globes, un ange, symbole du premier jour, étend les bras, et prend son vol. Mais ces peintures du monde naissant ne forment que l’avant-scène du spectacle qu’on découvre en pénétrant dans l’intérieur de la basilique. Le Christ rédempteur y remplit tout de sa présence, à commencer par la, coupole du sanctuaire, où il figure entouré des prophètes, comme le Désiré des nations. Sa vie, ses miracles, sa passion se développent dans le chœur, les travées et la grande nef, jusqu’au jugement dernier, dont la menaçante image plane au-dessus de la porte principale. Les nefs latérales sont occupées par l’histoire de la sainte Vierge, des apôtres et des deux patrons du lieu, saint Marc et saint Clément, sans compter les innombrables saints dont les figures, se détachant sur des fonds d’or,. peuplent l’église, et en font comme un paradis visible, comme une Jérusalem céleste, descendue d’en haut, et retenue sur la terre par le génie et la piété des hommes. Pour commenter ces mosaïques, il fallu un poème de deux cents vers. Tantôt c’est le récit d’un prodige, tantôt c’est l’interprétation d’un symbole, quelquefois une sentence ou une prière. Sans doute ces hexamètres barbares outragent souvent la syntaxe et la prosodie mais l’enthousiasme religieux y respire, on y sent le patriotisme héroïque, le génie sacerdotal et guerrier du siècle qui osa asseoir sur des pilotis, au milieu de la mer, ces coupoles rivales de Sainte-Sophie. Autour de la grande arcade du chœur, on lit cette invocation au patron de la cité « Marc, vous couvrez de votre doctrine l’Italie, l’Afrique de votre tombeau, Venise de votre présence, et, comme un lion, vous les protégez de vos rugissements. »

Italiam, Libyam, Venetos, sicut leo, Marce.
Doctrina, tumulo, requie[4], fremituque tueris.

D’autres fois le poëte a voulu que les murailles saintes eussent des avertissements pour les grands de la terre. Quand le doge, descendant de son palais, entrait à l’église, en passant devant l’autel de Saint-Clément, il pouvait y lire ces paroles, gravées en lettres d’or sur un marbre moins corruptible que le cœur de ses courtisans « Aime la justice, rends à tous ce qui leur est dû. Ô doge ! que le pauvre et la veuve, le pupille et l’orphelin, espèrent trouver en toi leur défenseur ! Que ni la crainte, ni la haine, ni l’amour, ni l’or, ne te fassent fléchir ! Ô doge ! tu tomberas comme la fleur, tu deviendras cendre, et selon tes œuvres, après ta mort tu recevras. »

Ut nos casurus, dux, es cineresque futurus.
Et, velut acturus, post mortem sic habiturus.

Enfin, les petits et les ignorants ne sont pas oubliés c’était pour eux surtout qu’on avait joint le récit au tableau ; et, de peur que, retenu par l’éclat des peintures, le commun des esprits négligeât de remonter aux réalités invisibles, au dessous d’une figure du Sauveur on avait écrit ces mots : « C’est Dieu qu’enseigne l’image, mais l’image n’est pas Dieu : considère-la, mais adore par la pensée celui que tu reconnais en elle.»

Nam Deus est quod imago docet sed non est Deus ipsa.
Hanc videas, sed mente colas quod noscis in ipsa.

Ainsi l’art chrétien répudiait les séductions que le paganisme avait voulu exercer sur les yeux de la foule. Mais, après ces réserves d’une scrupuleuse orthodoxie, on comprend que, ravi de son œuvre, ébloui de tant d’or, de tant de riches couleurs, le peuple qui avait bâti Saint-Marc se soit rendu le témoignage que son temple serait le roi des édifices chrétiens.

Historiis , auro, forma, specie tabularum,
Hoc templum Marci fore (sic) decus ecclesiarum.

Le temps et l’espace ne me permettent pas de

prolonger ces citations. Mais, quand les inscriptions se multiplient ainsi, qu’elles s’enchaînent entre elles, qu’elles se lient à un ensemble de tableaux, de bas-reliefs, de dispositions architecturales destinées à saisir l’imagination des hommes, on peut dire, sans abus de langage, qu’une cathédrale est un livre, un poëme, —et que le christianisme, tenant sa promesse, a tiré de la pierre des cris et des chants : « Lapides clamabunt. » Cette poésie des monuments s’écrivait en latin. Toutefois, ne croyons pas que les inscriptions latines fussent composées par les savants, et pour les savants qu’elles s’adressassent aux classes lettrées, c’est-à-dire au petit nombre. Tout y’est populaire les sentiments qu’elles expriment, la forme incorrecte qu’elles préfèrent, la rime qu’elles cherchent. Au onzième siècle, au douzième, jusqu’au treizième, la langue latine n’avait pas cessé d’être comprise en Italie, non des lettrés seulement, mais de tous. C’était en latin qu’on prêchait le peuple, en latin qu’on le haranguait, en latin qu’on lui composait des chants de guerre. En 954, les gens de Modène veillaient sur leurs murailles, menacées par l’irruption des Hongrois. Ces artisans et ces bourgeois, armés à la hâte pour la défense de leurs foyers, et qui voyaient déjà brûler les villages voisins, s’animaient en répétant un hymne guerrier que nous avons encore, et qui conserve, avec la rime moderne, une latinité exacte et toutes les réminiscences de l’épopée classique : «  Ô toi qui protéges de tes armes ces murailles ! garde-toi de dormir, je t’en donne l’avis ; mais veille ! Tant que le vigilant Hector vécut dans Troie, elle échappa aux ruses des Grecs. »

O tu qui servas armis ista mœnia,
Noli dormire, quaeso : sed vigila
Dum Hector vigil extitit in Troja,
Non eam cepit fraudulenta Græcia.

Il y avait donc une poésie chantée, vivante sur les lèvres du peuple, non-seulement dans les églises, où retentissaient les hymnes de saint Ambroise et de saint Grégoire, mais dans les camps, sur les places publiques, et jusque sous le balcon de plus d’une noble dame, charmée d’entendre ses louanges dans la langue d’Horace et de Virgile. Je pourrais multiplier les exemples, citer des chansons de table et des satires politiques. Je m’arrête à un poëme de quelque étendue je crois y saisir, plus reconnaissable qu’ailleurs, le génie italien avec ses habitudes, avec ses faiblesses. La flotte pisane vient de porter la guerre sur les côtes d’Afrique en 1088. Elle rentre, chargée des dépouilles sarrasines. Un poëte inconnu a voulu célébrer cette action dans un chant qui ne peut rien avoir que de populaire : les vers rimés ne gardent plus de traces de la prosodie classique et cependant tout y est plein des traditions de l’antiquité. Si vous prenez à la lettre les premières paroles de l’auteur, il vous fera croire que Pise allait ranimer la vieille querelle de Rome et de Carthage :

Nam extendit modo Pisa laudem admirabilem,
Quam olim recepit Roma vincendo Carthaginem.

Il s’agit pourtant d’une guerre sainte. Le Christ lui-même pousse les galères et quand les chrétiens descendent sur la plage d’Afrique, l’apôtre saint Pierre les conduit, et saint Michel sonne la trompette devant eux. Le poète décrit les vicissitudes du combat : il compte les morts, il pleure le jeune Hugues Visconti, dont le sang a payé la victoire des Pisans, le plus vaillant de leurs chefs et le plus beau. Et, pour honorer ce héros, il le compare à Codrus, « à ce roi fameux qui chercha la mort pour assurer la victoire des siens. ». Il est vrai qu’il ajoute aussitôt d’autres paroles où nous retrouvons toute la foi du moyen âge. « Ainsi l’enfer est dépouillé et l’empire de Satan détruit, quand Jésus le rédempteur meurt volontairement. C’est pour son amour, pour son service, que tu meurs, ô bien-aimé ! et qu’au dernier jugement nous te verrons rayonnant comme un beau martyr »

Pro cujus amore, care, et cujus servitio,
Martyr pulcher rutilabis venturo judicio.

On reconnaît ici, avant la fin du onzième siècle, cette confusion du sacré et du profane qu’on a tant reprochée à Dante, au Tasse, à tous les poëtes italiens. Ce n’est pourtant pas le pédantisme de l’écrivain qu’il faut accuser, ce n’est pas le paganisme de la renaissance c’est l’Italie même qui ne veut rien perdre de ses traditions, toujours jalouse de ses gloires classiques et de ses gloires chrétiennes. Il n’y a presque pas une de ces vieilles cités italiennes qui ne prétende avoir dans ses fondements les ossements d’un saint et ceux d’un héros ou d’un poëte. Naples montre la sépulture de saint Janvier et celle de Virgile. Padoue avait élevé un monument incomparable à saint Antoine, mais elle conservait avec vénération la pierre qui passait pour le tombeau d’Anténor. Sienne, la ville des saints, gardait fièrement son titre de colonie romaine, et sur le parvis de sa cathédrale une colonne portait l’image de la louve et des deux jumeaux. Ce culte du passé eut ses excès, mais le principe en était respectable les hommes du moyen âge croyaient que la source des grandes actions est dans les grands souvenirs. Cependant toute la poésie des souvenirs, toute celle des chants guerriers et des monuments religieux, n’était encore qu’un souffle qui n’avait pas trouvé son instrument, tant qu’il lui fallut s’emprisonner dans cette langue latine, comprise, mais vieillie, mais impuissante à rendre la variété des sentiments nouveaux. La Fable raconte que Mercure enfant, jouant au bord de la mer, ramassa dans le sable une écaille de tortue dont il fit la première lyre. Ainsi le génie italien, jeune encore et populaire, devait prendre, pour ainsi dire, à ses pieds et dans la poussière, l’humble idiome dont il allait faire un instrument immortel.

Depuis longtemps déjà chaque province, chaque cité avait son dialecte la ligue lombarde confédéra les cités, les provinces se communiquèrent, et des dialectes rapprochés se dégagea un idiome qui fut celui des cours, des solennités, des fêtes publiques, et qui devint national. C’est l’ouvrage de la seconde moitié du douzième siècle. Au commencement du treizième, saint François paraît, et-cet homme, passionné pour les pauvres, ne veut chanter que dans l’idiome du peuple ; il improvise en italien son Cantique du Soleil. Ce premier cri réveilla des échos qui ne devaient plus se taire. Un moine franciscain de Vérone, Fra Giacomino, écrivit en dialecte vénitien deux petits poëmes, l’un de l’Enfer, l’autre du Paradis, frayant à l’auteur de la Divine Comédie les chemins de l’éternité. Un autre religieux, Giacopone de Todi, errait dans les montagnes de l’Ombrie, composant dans l’idiome inculte du pays, non plus seulement de naïfs cantiques, mais des chants de longue haleine, où il faisait passer toute la théologie mystique de saint Bonaventure, toute la sévérité d’une satire vengeresse, qui ne pardonnait ni aux désordres du peuple, ni aux faiblesses du clergé. Cet homme hardi avait osé autant que Dante ; il le devançait, on peut croire qu’il l’inspira.

Dante trouvait derrière lui ces exemples. Il y trouvait aussi les innombrables visions du monde invisible qui remplissaient les légendes italiennes, et dont j’ai eu lieu de dérouler ailleurs le tableau.[5] Il eut l’heureuse témérité de traiter ce sujet populaire, et de le traiter dans la langue populaire. Il en eut le mérite, car la tentation contraire ne lui manqua pas. Ravi des beautés de l’Enéide, qu’il savait par cœur, il s’était proposé d’écrire son poëme dans la langue et dans le mètre de Virgile ; et il commença en ces termes :

Ultima regna canam fluido contermina mundo.

Mais à mesure qu’il avançait dans son œuvre et dans la vie, il fut saisi d’un profond mépris pour les lettrés de son temps, qui se vendaient aux princes, et qui n’avaient des lyres, dit-il, qu’afin de les’. donner à loyer. Il refusa d’écrire pour eux, et se déclara en faveur de la langue vulgaire, puisqu’il lui devait deux naissances, l’une temporelle, l’autre spirituelle « car c’est elle, continue-t-il, qui rapprocha mes parents, c’est elle qui m’introduisit à l’étude du latin, et par là au reste des connaissances humaines. » « À la honte éternelle de ceux qui déprécient leur idiome et vantent celui d’autrui », Dante célèbre avec amour, avec passion, la langue italienne, « à cause de la douceur de ses syllabes, de la propriété de ses constructions, de la facilité avec laquelle elle exprime presque aussi parfaitement que le latin les pensées les plus hautes et les plus neuves de sorte qu’en y regardant de. près on y trouve une très-douce et très-aimable beauté. » Voilà le sentiment qu’il professe dans son livre du Convito ; et c’est peut-être le trait le plus frappant de son génie, d’avoir pris parti pour un idiome méprisé, abandonné aux ignorants et aux pauvres non de l’avoir créé, comme on l’a dit, mais de l’avoir fixé par un monument éternel, malgré l’indifférence, malgré le mauvais vouloir des savants contemporains.

Un professeur de l’université de Bologne, Giovanni de Virgilio, lui adressait de longues épîtres latines, l’exhortant à choisir des sujets plus dignes de sa muse, les fables grecques, et, par exemple, l’enlèvement de Ganymède. Il lui reprochait d’écrire pour le méprisable vulgaire, de négliger les savants, ces hommes doctes qui pâlissaient sur les livres antiques, mais qui se gardaient bien d’ouvrir là Divine Comédie, de peur de gâter leur latin.

Tanta quid heu semper jactabis séria vulgo ?.
Et nos pallentes nihil ex te vate legemus

Dante lui répond ; il répond en vers latins, en vers assez surchargés d’allusions, d’allégories et de figures pour établir qu’en fait de pédantisme et d’obscurité il est en mesure de rivaliser au besoin avec les plus doctes de son temps. Mais il confesse que toute son ambition est d’achever l’œuvre populaire qui lui a coûté tant de veilles, et d’aller ensuite ; son livre à la main, frapper aux portes de sa patrie. Il espère qu’elles s’ouvriront, et qu’il lui sera donné, comme, il le dit ailleurs, de prendre la couronne poétique sur les fonts sacrés de son baptême

Ritornero poeta ; e in sul fonte
Del mio battesmo, prendero capello !


Il rentra, en effet, dans cette ingrate Florence mais il y rentra après sa mort, couronné, non du laurier qui se flétrit, mais de la couronne d’épines de l’exil et de l’auréole de l’immortalité. Les artisans chantèrent ses vers ; Boccace les expliqua, comme on expliquait Virgile, dans une chaire fondée par la république florentine. Le peintre Michelino fut chargé de peindre l’image du poëte dans l’admirable cathédrale de Santa-Maria del Flore Dante y paraît en habit de docteur, montrant les trois royaumes invisibles qui s’ouvrent devant lui. Par un de ces défauts de perspective si communs dans l’ancienne peinture, et qui avaient quelquefois leur sens leur intention, on a représenté sa ville natale toute petite à ses pieds il en domine les clocher et les tours. Mais pendant que la poésie sacrée renaissait avec les hymnes de saint François et de ses disciples, la poésie chevaleresque avait aussi son avènement. Au treizième siècle, les villes d’Italie, dans le premier orgueil de la victoire et de la liberté, veulent tenir des cours plénières, comme les empereurs qu’elles ont vaincus ; Padoue, Trévise, Venise, Gênes, Florence, donnent des fêtes solennelles. On y voit accourir tous ceux qui font profession de gai savoir, musiciens, jongleurs, improvisateurs. Ils récitent sur les places publiques ces chansons de geste qui ont fait le tour de l’Europe, ces romanesques histoires de la Table ronde et des preux dé Charlemagne. On sait, par le témoignage’ d’AIbeptino Mussato, que, vers l’an 1520, les histrions chantaient sur les théâtres les exploits de Roland et d’Olivier. Ces deux paladins étaient si populaires, qu’ils figurent sculptés à droite et à gauche du portail de la cathédrale de Vérone, debout, l’épée à la main ; et, pour qu’on ne s’y trompe pas, l’artiste a grave sur l’épée de Roland le nom de Durindana  : c’est bien la fameuse lame qui a fait dans les Pyrénées une brèche éternelle. Vers le même temps, les historiens italiens commencent à citer les Reali di Francia , c’est-à-dire le cycle épique de la maison de v France, où l’on voyait comment Constantin. eut pour fils Clovis, et plus tard, pour héritier légitime, Charlemagne ; où se lisaient les prouesses de Beuves d’Antone et de Gisbert au fier visage. C’est à cette source que puiseront les poëtes des deux siècles suivants, l’Altissimo, Pulci, Boiardo, par lesquels on arrive à l’Arioste et au Tasse. Ces deux grands hommes sont assurément des poëtes savants ; ils fréquentent l’antiquité, mais pour lui demander des inspirations, et non des chaînes. Quand les Grecs échappés au désastre de Constantinople venaient de relever avec tant d’éclat les autels classiques, au milieu de ce paganisme littéraire qui séduisit tant de grands-esprits quand on poussait le mépris de la langue vulgaire jusqu’à rougir de ses noms de baptême, jusqu’à les échanger contre des noms romains, l’Arioste et le Tasse eurent la sagesse de s’attacher à l’exemple de Dante, d’écrire dans la langue des femmes, des gens de guerre, dans celle du peuple, non pour être lus seulement, mais pour être chantés. Aussi ce peuple, à qui ils avaient prodigué leur génie, leur prodigua la gloire. Il se montra reconnaissant, non-seulement le jour où une bande de brigands tomba aux genoux de l’Arioste, ou quand une multitude immense accompagna dans les rues de Rome la dépouille du Tasse, couronnée d’un laurier tardif il leur conserva un souvenir qui dure encore, mêlé de respect et d’amour. A Naples, le chanteur du môle continue de psalmodier chaque jour les stances du Roland Furieux devant les gens du port qui l’écoutent en cassant leurs noix, et qui n’auront probablement pas d’autre dîner. Aux environs de Pise, il y a des villages où, chaque année, la fête patronale est célébrée par une représentation dramatique de la Jérusalem délivrée délivrée, comme on mettait en scène l'Iliade sur le théâtre d’Athènes. Les paysans s’entendent, et se partagent les rôles. L’un chante, par exemple, les paroles de Tancrède ; l’autre, celles d’Argant, pendant qu’un troisième déclame le récit qui les lie. Il y a plus de ressources qu’on ne pense chez un peuple capable de ces plaisirs d’esprit : il y a une. gloire plus solide qu’on ne croit à faire, comme ces poëtes, l’éducation, non d’un petit nombre, mais des pâtres et des artisans ; à entretenir parmi eux des traditions héroïques, le sentiment du beau, qui élève les imaginations, et l’admiration du bien, qui échauffe les coeurs.

C’est ainsi que la poésie retourne au peuple, de qui elle est venue. Ces Italiens savent se passer de vêtements et de pain  ; ils ne savent pas se passer de chants. Dans la campagne de Sienne, il y a des misérables qui n’apprendront jamais à lire, et qui improvisent en vers, et qui trouvent des beautés où les poëtes d’académie n’atteindront jamais. Là, comme dans quelques hameaux de la Corse et de la Sicile, il n’est pas de noces, pas de baptême, pas de funérailles qui puissent s’achever sans que les s paroles de l’improvisateur aient consacré la joie ou la douleur de la famille. A Rome même, les hommes des faubourgs tiennent à leurs traditions et à leurs passe-temps poétiques. Les gens du Trastivere se disent fils des Troyens ; ils se font raconter dans les cabarets l’histoire de la belle Tarpeia qui trahit sa patrie pour des bracelets, et qui fut étouffée sous des boucliers. Ouvrez ces petits livres étalés aux marchés et aux foires, et que les villageois achètent avec les bijoux d’argent qu’ils rapporteront a leurs femmes, avec les rubans rouges dont ils orneront les cornes de leurs bœufs : vous n’y trouverez point l’abrégé prosaïque d’anciennes épopées perdues, comme nos histoires de Robert le Diable et des quatre fils Aymon. Ce ne sont pas non plus de simples romances, comme nos cantiques de saint Hubert ou de Geneviève de Brabant. Ce sont de petites épopées, des chansons de geste, comme on disait au moyen âge, divisées en octaves, composées dans le mètre épique du Tasse et de l’Arioste. Elles comptent de cinq cents à deux mille vers, beaucoup trop pour être retenues par toutes les mémoires elles ne peuvent être apprises que par des gens qui en font métier, qui font le métier de rapsodes, comme on le faisait en Grèce au temps d’Homère. Elles ne sauraient être récitées d’un bout à l’autre qu’aux jours de loisir, aux jours chômés : c’est une de ces récréations sérieuses, qui plaisent surtout au peuple de la campagne romaine, et qui le tiennent assemblé durant de longues heures sur les places publiques. Les compositions de ce genre que j’ai pu recueillir sont nombreuses. Les unes forment tout un cycle de poésie sacrée,. qui commence par la chute des anges et la création, où figurent Joseph, Samson, Judith, les plus touchants mystères du Nouveau Testament, les légendes des saints Néron, et le martyre des saints apôtres, Constantin, Attila et saint Léon le Grand. L’histoire y est traitée avec une liberté toute populaire, et qui va jusqu’à faire de saint Jean Chrysostome un chef de brigands converti. Les autres poëmes forment un cycle romanesque qui s’ouvre par des fables grecques, touche à l’antiquité romaine, et finit par les récits préférés du moyen âge : on y trouve l’histoire d’Orphée, celle de Pyrame et Thisbé, l’aventure des Horaces et des Curiaces, la vie de la reine Olive, Florinde et Chiara-Stella, le géant Morant, et la déroute de Roncevaux. J’essayerai de faire connaître par une rapide analyse un de ces petits poëmes, je veux dire l’histoire du pape Alexandre III ! (Historia di papa Alessandro Terzo Todi, 1812). Nulle part on ne peut mieux prendre sur le fait ce travail des esprits qui s’empare des traditions, qui les transforme, et qui fait naître les épopées. Ici tout le fond est historique ; seulement le génie populaire remanie, pour ainsi dire, l’histoire, afin de lui donner un tour plus pathétique et plus merveilleux.

Le poëme commence par l’invocation, pour obéir non pas aux règles classiques, mais aux coutumes d’un peuple chrétien, chez qui la prière doit consacrer toutes les actions et purifier tous les plaisirs. D’ailleurs, jamais sujet ne fut plus digne d’être touché avec respect il s’agit de célébrer, en la personne d’Alexandre et de Frédéric Barberousse, la lutte du sacerdoce et de l’empire. Le poëte tient pour le pape, mais il n’a garde d’avilir le personnage de l’empereur. Il le relevé au contraire par une fiction hardie, qui explique l’erreur du héros en lui prêtant l’excuse de la fatalité. Barberousse a fait voeu de délivrer le tombeau du Christ mais avant de conduire les bataillons chrétiens en Palestine, sur une terre qui les dévore, il s’y est rendu seul, travesti en pèlerin, pour tromper la vigilance du soudan et connaître les forces des infidèles. Un cardinal que l’auteur ne nomme point, et qu’il crée pour en faire le mauvais génie du poëme, avertit le soudan par une lettre scellée du sceau papal. Frédéric est découvert et jeté dans les chaînes. Mais il se rachète au prix de son pesant d’or, s’embarque, et reparaît en Italie, jurant la perte du pontife, auquel il attribue injustement la ruine de ses desseins.

Aux approches de l’armée impériale, Alexandre quitte Borne toutes les portes se ferment devant l’auguste fugitif. Réduit à cacher sa dignité sous l’habit d’un pauvre prêtre, un bâton à la main, il arrive à Venise ; il y entre la nuit, et va s’asseoir sur les marches de l’église de Saint-Sauveur en attendant le jour. Aux premières lueurs de l’ aurore , le gardien de l’église ouvrant la porte trouve cet étranger, et lui indique un monastère où l’on est en quête d’un chapelain. Alexandre y offre ses services et y trouve l’hospitalité. C’est là qu’il vécut dans la sainte pauvreté, portant un manteau percé, oublié du monde, et content de son sort.

Le poëte prolonge durant quatorze ans la retraite d’Alexandre III. Au bout de ce temps, il arrive qu’un étranger passant à Venise s’agenouille dans l’église où Alexandre, ignoré de tous, disait la messe ; il reconnaît le prétendu chapelain : il va déclarer au doge Sébastien Ziani, et au grand conseil, assemblé quel hôte illustre leur ville a reçu. Ici la narration prend un tour bien noble et tout à fait épique. Alors le doge ordonne de tailler aussitôt un manteau papàl. La seigneurie et le clergé sont convoqués ; le doge, à leur tête, monte enbarque, et se rend en pompe au couvent ; il ordonne que les religieux défilent un à un devant lui. Les moines, troublés d’une telle visite, descendent et passent en tremblant. Alexandre vient le dernier de tous ; et voilà que le doge, la seigneurie et le clergé tombent à genoux devant lui, le revêtent du manteau papal et demandent sa bénédiction. On le conduit processionnellement à Saint-Marc ; puis, montant l’escalier de marbre du palais, il va prendre place au festin, et termine la fête en bénissant. le peuple. Mais Venise a pour le pontife proscrit autre chose que des hommages ; elle envoie une ambassade à l’empereur, qui rejette toute proposition. Il veut qu’on lui livre Alexandre pieds et poings liés, et ordonne a Otton, son fils, de portèr la sommation à la tête de soixante et quinze galères. Les Vénitiens arment de leur côté ils ne comptent que trente-cinq navires, mais montés par des hommes d’élite accoutumés à la mer s’ils ont contre eux le nombre, ils ont pour eux le bon droit.

La bataille est terrible et la victoire décisive. Le doge rentre dans Venise, ramenant le jeune prince prisonnier. L’empereur cède enfin. Au jour convenu, le pape fait dresser sa chaire sur la place de Saint-Marc et devant la porte de la basilique. En même temps paraît l’empereur, entouré de son cortège ; il s’agenouille, baise les pieds du pontife, et reçoit de lui l’absolution de son péché. C’ést à cette lutte glorieuse que le poëte, d’accord avec la tradition, fait remonter les privilèges de Venise et les fiançailles du doge avec l’Adriatique. Au moment où Sébastien Ziani revenait du combat, traînant à sa suite les débris de la flotte impériale, le pape était allé au-devant de lui jusqu’au Lido, et là, tirant de son doigt un bel anneau, il dit au doge « Je veux qu’il soit établi par décret que le prince de Venise s’appelle le prince de la mer, lui et ses successeurs à l’infini. » Puis il remit la bague au prince, qui la jeta dans les eaux, et la mer fut épousée :

E poi l’annello al principe ebbe dato,
Che lo die all’acque ; e’I mar fu sposato.

Cette chute est belle, et je pourrais citer d’autres vers où l’on trouverait de la verve et de la naïveté. Mais ce qui me frappe surtout, c’est que la guerre d’Alexandre III et de Frédéric Barberousse, par conséquent la querelle des Guelfes et des Gibelins, du sacerdoce et de l’empire, ait laissé un souvenir si durable, non chez tes lettrés, mais dans la foule, dans le peuple, qui n’est pas toujours ingrat. Tandis que les légistes et le plus grand nombre des historiens méconnaissaient ces grands papes défenseurs des libertés de l’Église et de l’Italie, tandis qu’on les dénonçait comme des prêtres ambitieux, ennemis du repos des rois, le peuple ne les avait pas oubliés. La république de Sienne prenait à ses gages le peintre Spinello Aretino, pour lui faire exécuter au palais public les belles fresques où se déroule toute l’histoire d’Alexandre III. Venise fit représenter le même sujet dans la salle du Grand Conseil, d’abord par Jean Bellini, et ensuite par Tintoret, quand l’incendie eut détruit l’œuvre à jamais regrettable du vieux maître. En même temps, la tradition populaire passait de bouche en bouche avec les chants qui l’avaient célébrée, jusqu’à cette histoire épique imprimée à Todi il y a quelques années, et répétée encore de nos jours dans les montagnes de l’Ombrie et de la Sabine.

Plusieurs trouveront que j’ai donné trop d’attention aux derniers accents de la poésie populaire, comme à ses premiers bégayements. Toutefois, je ne dissimule ni la barbarie des inscriptions par lesquelles j’ai commencé, ni la sécheresse des petites épopées par où je finis. La poésie est dans le peuple, mais comme le pain est dans le sillon il faut l’en faire sortir à force d’art et de travail. Si la poésie ne se dégage pas du peuple, elle devient triviale : ces chants sans auteur comme sans originalité, que chacun a le droit de mutiler et de refaire, s’en vont s’altérant toujours, perdant à chaque siècle quelques strophes et quelques épisodes, jusqu’à ce qu’enfin les mendiants et les nourrices se lassent de les répéter. Au contraire, quand une volonté laborieuse s’est emparée de ses éléments périssables quand un poëte ou une suite de poëtes y a mis le choix, l’ordre et le lien, alors naissent des ouvrages qui durent ; mais trop souvent l’empreinte savante y efface, la naïveté des temps primitifs. Les poésies des premiers franciscains nous montrent ce moment instructif et charmant où, l’art commence à saisir l’inspiration populaire s’il ne réussit pas toujours à la régler, il ne risque pas encore de la flétrir.

  1. Les catacombes, où déjà Bosio, d’Agincourt, Bottari avaient porté la lumière, vont sortir de terre par les admirables travaux du P. Marchi et de M. Louis Perret. En attendant ces deux grands ouvrages, on peut consulter le Tableau des Catacombes de M. Raoul Rochette, et les Trois Romes de M. l’abbé Gaume. Mais, si l’on veut recueillir surtout la poésie sainte, le symbolisme théologique, les souvenirs tout divins qui animent ces cimetières, il faut prendre pour guide M. l’abbé Gerbet : Esquisses de Rome chrétienne, t. I, p. 144 t. II, p.104. — Depuis la mort d’Ozanam ont paru les admirables travaux de M. de Rossi dont la science et les découvertes n’ont rien de comparable : de Rossi, Inscriptiones latinae urbis Romae, t. I, in fo, 1861. —, Bulletino di archeologia cristiana, 1865 et ann. suiv.– Roma sotterranea, 2 vol. in-fo.
  2. Les peintures des catacombes représentent quelquefois le Bon Pasteur chargé, non d’une brebis, mais d’un chevreau. Les archéologues considèrent cette image comme une imitation servile de l’art païen, qui peignit Apollon en habit de berger, gardant les troupeaux d’Admète et chargeant un chevreau sur ses épaules. On peut donner à ce symbole un sens plus théologique et plus vrai en se reportant aux controverses contemporaines. Lorsqu’au second siècle la secte des Montanistes refusait à l’Église le droit de remettre les péchés commis après le baptême, les catholiques leur opposaient l’exemple du Bon Pasteur rapportant la brebis égarée. Mais Tertullien, qui venait de mettre sa fougueuse parole au service de l’hérésie, reprochait aux catholiques de profaner cette parabole, de la peindre jusque sur les coupes de leurs banquets. « Le Christ, disait-il, ne sauve que les brebis ; il est sans pitié pour les boucs.» (De Pudicit. cap. VIII, X, XIII.) L’Église répondit à cette doctrine désespérante en mettant un chevreau sur les épaules du Pasteur éternel. Pour que personne ne s’y méprenne, S. Eucher, au cinquième siècle, déclare que les brebis figurent les justes, et les chevreaux les pécheurs. (Liber formularum spiritualis intelligentiae.)
  3. Ces explications n’ont rien d’arbitraire, elles sont empruntées de l’antiquité chrétienne. Cf. Clément d’Alexandrie, Paedagog. III Const. Apost. V, cap VII ; S. Augustin, Epist. 48 ; id De Civ. Dei XVIII, 23 ; Optat Milevit, Contra Parmen, III, 2 ; S Eucher Liber formularum spiritualis intelligentiae.
  4. Ces deux vers résument l’histoire de saint Marc. disciple de
    saint Pierre, chargé d’abord par le chef des apôtres d’évangéliser
    le nord de l’Italie ; puis évêque d’Alexandrie, où il eut son tombeau,
    et d’où les Vénitiens enlevèrent les reliques pour leur donner un
    repos glorieux au bord des lagunes.
  5. Recherches sur les Sources poétiques de la Divine Comédie, à la fin de ce volume, comme introduction au volume suivant Dante et la philosophie catholique au treizième siècle.