Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/Préface


PRÉFACE


Ce petit livre n’est point un livre de science. En 1847, je revenais d’une mission littéraire en Italie, assez heureux pour rapporter des documents inédits qui intéressaient l’histoire des temps barbares. Mais, avec ces rares épis, glanés dans le champ où Muratori et ses successeurs ont si bien moissonné, j’avais cueilli quelques fleurs de poésie, comme le liseron mêlé au blé mûr. C’étaient des vers détachés d’un manuscrit du treizième siècle, des chants qui, après avoir passé par les lèvres de plusieurs générations, sont tombés dans un injuste oubli. C’étaient des recueils de légendes que le voyageur lettré dédaigne d’acheter aux foires, mais qui édifient les veillées des paysans. J’avais encore présentes à ma mémoire plusieurs de ces basiliques italiennes, où le moyen âge est tout vivant, préservées du vandalisme moderne par la vénération des peuples, ou par la pauvreté même des religieux qui les desservent. Une pensée commune animait pour moi ces images du passé : en considérant de près le moyen âge italien, j’y croyais reconnaître, plus visible qu’ailleurs, le lien qui unit la foi et le génie, et par quelles inspirations les saints suscitèrent les grands artistes. Je voyais le saint le plus populaire de cette époque, saint François, en devenir aussi l’inspirateur, composer lui-même des cantiques admirables, et laisser après lui toute une école de poëtes, d’architectes, de peintres, qui se formèrent au tombeau d’Assise pour se répandre jusqu’aux Alpes et jusqu’à la baie de Naples. J’ai donc voulu raconter les commencements de la poésie religieuse chez les Franciscains italiens, en rattachant à ce sujet mes souvenirs et mes impressions, avec la complaisance qu’on pardonne aux voyageurs pour les lieux qui les ont charmés.

Les écrivains ecclésiastiques ont mis en lumière la mission providentielle de saint François, quand il vint, avec saint Dominique, soutenir les murailles chancelantes de l’Église. Les historiens commencent à comprendre le rôle politique des Frères Mineurs, de cette milice contemporaine des républiques italiennes, alliée naturelle des faibles, ennemie des oppresseurs, dont elle n’avait ni peur ni besoin. Les savants avouent ce que l’esprit humain doit aux docteurs de l’école franciscaine, à saint Bonaventure, le Platon du moyen âge ; à Roger Bacon, dont les pressentiments devancèrent nos découvertes. Je me borne à considérer les services que les premiers Franciscains rendirent aux lettres italiennes. D’abord, je parcours d’une vue rapide les siècles qui précédèrent le treizième, et, depuis les catacombes jusqu’aux basiliques de Venise et de Pise, je cherche dans les monuments, dans les inscriptions, les premiers élans d’une poésie populaire et religieuse, encore prisonnière sous les formes latines, mais prête à prendre l’essor quand un idiome nouveau lui aura prêté des ailes. Saint François paraît, et il faut l’étudier comme poëte, en recueillant toutes les circonstances qui contribuèrent à l’éducation de cet esprit extraordinaire ; il faut discuter l’authenticité des compositions qu’on lui attribue, en retrouver la place entre ses extases, où il ravissait le feu du ciel, et ses prédications, où il le communiquait aux hommes. Le génie du saint fondateur passe aux premiers disciples qui lui succèdent : saint Bonaventure, qui porte le souffle lyrique sous la robe de l’école ; frère Pacifique, qu’on appelait le roi des vers ; Jacomino de Vérone, auteur de deux poëmes longtemps oubliés, auxquels Dante n’a peut-être pas dédaigné de prendre quelques traits de son Enfer et de son Paradis. Enfin vient le plus grand de ces poëtes ; le bienheureux Jacopone de Todi, méprisé comme un insensé, puni comme un malfaiteur, et, du fond de sa prison, foudroyant de ses satires les désordres du clergé et du peuple. En même temps, il ne craint pas de traiter en vers les points les plus difficiles de la théologie chrétienne ; et, arrivé aux dernières profondeurs du mysticisme, il a déjà l’accent de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix. À mesure qu’on descend ainsi le premier siècle de l’ordre de Saint-François, comment ne pas s’arrêter devant les monuments contemporains qui bordent son cours, où la même poésie éclate sous les lignes de l’architecture, sous la couleur des fresques ? Mon pèlerinage a des stations marquées au tombeau d’Assise, à Saint-Antoine de Padoue, à Sainte Croix de Florence. C’est vers Florence que se tournent les préférences de l’art naissant, et c’est là que je trouve la belle légende des Fioretti di San Francesco, qu’on peut regarder comme une petite épopée résumant les traditions héroïques de l’ordre de Saint-François, ou plutôt comme un reliquaire dont les émaux représentent avec naïveté les miracles du saint et les figures de ses compagnons. De ces figures, plusieurs n’ont que le mérite de la couleur, qu’elles perdraient en passant par une traduction. Les autres ont la grâce du dessin, le mouvement, la vie, qui s’évanouiraient dans une analyse. Une main plus délicate que la mienne a choisi et mis en français les plus pieux, les plus touchants, les plus aimables récits des Fioretti en s’efforçant de serrer de près le tour simple et vif du vieux narrateur.

Plusieurs s’étonneront de tant d’admiration pour un mysticisme dont notre siècle ne comprend plus le langage, de tant de complaisance pour des traditions qui ne sont pas de foi. Aussi je ne propose rien à la foi des lecteurs si je ne fais pas un livre de science, je n’écris pas non plus un livre de religion. Je ne confonds point ces chants, ces traditions, avec le dogme infaillible, pas plus que je ne confonds les gouttes de la rosée avec les feux de l’aurore qu’elles accompagnent. Je les recueille comme les émanations d’une terre fécondée par le christianisme. Si je ne puis toucher sans émotion à cette poésie des vieux âges, c’est que j’ai vécu tout un jour le contemporain des événements et des hommes qui l’inspirèrent. J’ai passé un jour trop court pour moi dans la vieille cité d’Assise. J’y ai trouvé la mémoire du saint aussi présente que s’il venait de mourir hier, et de laisser à sa patrie la bénédiction qu’on lit encore sur la porte de la ville. On m’a montré le lieu de sa naissance, et la chapelle où son cœur disputé se rendit à Dieu. On m’a fait voir le buisson d’épines qui se couvrit de roses quand François s’y précipita dans l’ardeur de sa pénitence. J’y ai reconnu l’image de cette langue italienne encore tout inculte et tout épineuse, qui n’eut besoin que d’être touchée par l’ascétisme catholique pour germer et fleurir. Enfin, je me suis agenouillé au saint tombeau, sous cette voûte d’azur étoilée d’or qui le couronne, et qui fut le premier ciel où la peinture renaissante essaya son vol. C’est là qu’acheva de se préciser la pensée de ce petit livre. Tout mon dessein se déroulait dans les réflexions suivantes, qui m’accompagnaient au sortir d’Assise, à mesure que je voyais fuir les blanches murailles du Sagro Convento, la ville qui dort sous sa garde, et le coteau qu’elle domine, doré des derniers rayons du soleil.

Si l’on considère l’Italie au moyen âge, on y remarque un espace comprenant la Toscane, l’Ombrie et le nord du patrimoine de saint Pierre : c’est là que rayonna pendant trois cents ans le plus vif éclat de la sainteté chrétienne. À Florence, c’est Jean Gualbert, le père des solitaires de Vallombreuse, et en même temps le véritable fondateur des libertés publiques, par les combats qu’il livra aux évêques simoniaques. C’est saint Philippe de Benizzi et ses compagnons, déposant l’épée dans un siècle de sang, pour instituer la charitable compagnie des Servites ; un peu plus tard, le bienheureux Giovanni délie Celle, et sainte Madeleine de Pazzi, dont les lettres sont des trésors de sagesse et d’éloquence. À Pise, on voit saint Reynier revenant du pèlerinage de Jérusalem, et jetant son peuple dans l’héroïque délire des croisades. À Sienne, on trouve sainte Catherine et saint Bernardin, et un nombre infini de saints qui firent nommer leur ville l’Antichambre du Paradis. Entrons dans ces cités guelfes et gibelines, hérissées de tours, frémissantes de passions politiques. Nous apercevrons sur leurs autels l’image de quelque pauvre servante, de quelque pécheresse repentie, devenue la patronne du lieu : sainte Zite à Lucques, sainte Marguerite à Cortone. Je ne parle plus d’Assise et de ce grand nombre d’âmes qui, à la suite de saint François et de sainte Claire, prirent leur essor vers le ciel. Mais je ne puis oublier ni saint Bonaventure, sorti de la bourgade de Bagnorea pour devenir le flambeau de l’École et de l’Église ; ni sainte Rose de Viterbe, qui, à neuf ans, parcourait les rues en prêchant la pénitence, et qui soulevait ses concitoyens contre la tyrannie de Frédéric II.

Assurément il est beau de voir dans un espace si restreint, et en des temps si mauvais, tant de courage, tant de charité, tant de dévouement pour le service des vérités éternelles. Mais il se trouve de plus que cette terre classique de la sainteté devient celle de l’art chrétien. Les tombeaux des serviteurs de Dieu sont autant de semences qui perceront le sol, et en feront sortir des monuments. La foi, qui transporte les montagnes, élève ces cathédrales, ces montagnes de marbre, toutes ciselées, toutes peintes, toutes retentissantes du chant des hymnes. Il suffit qu’un lieu soit marqué de quelque grand souvenir religieux, pour qu’une basilique s’y ouvre comme un atelier sanctifié par la prière, où les ouvriers se formeront dans le silence, dans l’oubli des applaudissements de la foule, dans l’habitude de considérer l’art comme un culte, et de le traiter avec respect. Nous savons déjà quelle génération de peintres et d’architectes croissait sous les portiques sacrés d’Assise. Vers le même temps, un prêtre de Bolsena ayant eu le malheur de douter de la présence réelle tandis qu’il célébrait, l’hostie saigna entre ses mains, les linges ensanglantés furent recueillis avec terreur. On décida que ce miraculeux dépôt serait conservé dans une église qui n’aurait pas de rivale. Vers 1280, commença la construction du dôme d’Orvieto ; elle occupa, durant trois cents ans, la piété des peuples, à qui rien ne coûtait pour réparer le doute de leur prêtre, et pour honorer le mystère outragé de l’amour. Plus de deux cents artistes s’y succédèrent, depuis Jean de Pise et ses élèves, qui sculptèrent la façade, jusqu’à Luca Signorelli, qui peignit l’Antechrist, le Jugement, l’Enfer, dans une suite de fresques dignes d’inspirer Michel-Ange. Un siècle plus tôt, en 1186, l’archevêque de Pise Ubaldo Lanfranchi avait conçu la pensée de donner à ses concitoyens une sépulture glorieuse. Il rapporta sur ses vaisseaux la poussière de Jérusalem et de Bethléem. Il la déposa dans le sol creusé auprès de sa cathédrale, pour en faire le cimetière national des Pisans. Mais, comme on ne pouvait rendre trop d’honneur à la terre foulée par les pieds du Sauveur, on voulut qu’un portique superbe fût élevé alentour, que les murs fussent couverts d’images qui consolassent de la mort par le spectacle de l’immortalité ; et pendant deux cents ans les plus grands maîtres de la Toscane ne crurent pas leur gloire complète s’ils n’avaient pas une fresque au Campo Santo. Si l’on appela Sienne l’Antichambre du Paradis à cause du grand nombre de ses saints, elle mérita le même nom par la splendeur de ses édifices, par sa cathédrale aérienne, par son palais public tout peuplé d’images héroïques et religieuses, par son école de peinture si chaste, si naïve, si injustement négligée. Florence, la plus riche en souvenirs, sera la plus féconde en œuvres. Ne vous effrayez pas de ces murs cyclopéens, de ces façades austères, de ces créneaux menaçants ; franchissez le seuil des églises et des palais : vous trouverez que le pinceau les a peuplés de visions célestes, de figures rayonnantes de jeunesse, d’innocence et de douceur ; et vous vous demanderez, quand tout était plein de combats, où les artistes toscans allaient chercher ces visages d’anges, de vierges et de jeunes saints. Ils ne les cherchaient pas loin, ils les trouvaient près d’eux, dans les couvents à la porte desquels venait mourir le bruit des guerres civiles, dans les vieilles familles dont Villani et Ricobaldo décrivent les mœurs patriarcales. « Là on vivait sobrement, les hommes vêtus de peaux de mouton non foulées, les femmes parées d’une robe étroite de drap écarlarte, avec une ceinture de cuir à l’antique. Le mari et la femme soupaient sur la même assiette, buvaient au même verre et, s’il était nuit, un serviteur tenait devant eux une torche de résine. Mais ceux qui vivaient de la sorte étaient loyaux entre eux, fidèles à leur commune, et, avec ces mœurs rudes et pauvres, ils faisaient de plus grandes choses que les générations délicates et polies qui les suivirent. » C’est ainsi qu’il faut se représenter l’Italie du treizième siècle. Ainsi devait se faire peu à peu, si je puis le dire, le nid d’où devaient prendre leur essor ces trois aigles de la poésie chrétienne : Dante, Pétrarque et le Tasse.

A Dieu ne plaise cependant que j’aie voulu réduire les saints à n’être que les précurseurs des grands poëtes ! Mais je reconnais en eux les serviteurs de cette Providence souverainement économe qui emploie chacun de ses ouvrages à plusieurs fins. Si elle compte les grains de sable et se souvient des gouttes d’eau de l’Océan, elle pourrait du fond de son éternité pourvoir aux développements de l’art, comme un gouvernement sage pourvoit aux jeux publics, quand l’art ne serait que la consolation et le plaisir légitime des peuples. Mais n’est-il pas juste qu’elle en tienne compte dans ses conseils, si l’art est un moyen de faire l’éducation de l’homme, de civiliser les sociétés, et d’honorer Celui qui est parfaitement beau, comme il est bon et vrai ?