Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Oiseaux étrangers qui ont rapport à la pie

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 586-590).

OISEAUX ÉTRANGERS
QUI ONT RAPPORT À LA PIE

I.LA PIE DU SÉNÉGAL[1].

Elle[NdÉ 1] est un peu moins grosse que la nôtre, et cependant elle a presque autant d’envergure, parce que ses ailes sont plus longues à proportion ; sa queue est, au contraire, plus courte, du reste conformée de même. Le bec, les pieds et les ongles sont noirs, comme dans la pie ordinaire, mais le plumage est très différent : il n’y entre pas un seul atome de blanc, et toutes les couleurs en sont obscures ; la tête, le cou, le dos et la poitrine sont noirs, avec des reflets violets ; les pennes de la queue et les grandes pennes des ailes sont brunes ; tout le reste est noirâtre plus ou moins foncé.

II.LA PIE DE LA JAMAÏQUE[2].

Cet oiseau[NdÉ 2] ne pèse que six onces, et il est d’environ un tiers plus petit que la pie commune, dont il a le bec, les pieds et la queue.

Le plumage du mâle est noir, avec des reflets pourpres ; celui de la femelle est brun, plus foncé sur le dos et sur toute la partie supérieure du corps, moins foncé sous le ventre.

Ils font leur nid sur les branches des arbres : on en trouve dans tous les districts de l’île, mais plus abondamment dans les lieux les plus éloignés du bruit ; c’est de là qu’après avoir fait leur ponte et donné naissance à une génération nouvelle pendant l’été, ils se répandent l’automne dans les habitations et arrivent en si grand nombre que l’air en est quelquefois obscurci. Ils volent ainsi en troupes l’espace de plusieurs milles, et partout où ils se posent ils font un dommage considérable aux cultivateurs. Leur ressource pendant l’hiver est de venir en foule aux portes des granges. Tout cela donne lieu de croire qu’ils sont frugivores ; cependant on remarque qu’ils ont l’odeur forte, que leur chair est noire et grossière, et qu’on en mange fort rarement.

Il suit de ce que je viens de dire que cet oiseau diffère de notre pie, non seulement par la façon de se nourrir, par sa taille et par son plumage, mais en ce qu’il a le vol plus soutenu et par conséquent l’aile plus forte, qu’il va par troupes plus nombreuses, que sa chair est encore moins bonne à manger ; enfin, que dans cette espèce la différence du sexe en entraîne une plus grande dans les couleurs ; en sorte qu’ajoutant à ces traits de dissemblance la difficulté qu’a dû rencontrer la pie d’Europe à passer en Amérique, vu qu’elle a l’aile trop courte et trop faible pour franchir les grandes mers qui séparent les deux continents sous les zones tempérées, et qu’elle fuit les pays septentrionaux où ce passage serait plus facile ; on est fondé à croire que ces prétendues pies américaines peuvent bien avoir quelque rapport avec les nôtres et les représenter dans le nouveau continent, mais qu’elles ne descendent pas d’une souche commune.

Le tesquizana du Mexique[3] paraît avoir beaucoup de ressemblance avec cette pie de la Jamaïque, puisque, suivant Fernandez, il a la queue fort longue, qu’il surpasse l’étourneau en grosseur, que le noir de son plumage a des reflets, qu’il vole en grandes troupes, lesquelles dévastent les terres cultivées où elles s’arrêtent, qu’il niche au printemps, que sa chair est dure et de mauvais goût ; en un mot, qu’on peut le regarder comme une espèce d’étourneau ou de choucas : or, l’on sait qu’au plumage près, un choucas qui a une longue queue ressemble beaucoup à une pie.

Il n’en est pas ainsi de l’isana du même Fernandez[4], quoique M. Brisson le confonde avec la pie de la Jamaïque[5]. Cet oiseau a, à la vérité, le bec, les pieds et le plumage des mêmes couleurs ; mais il paraît avoir le corps plus gros[6] et le bec du double plus long : outre cela, il se plaît dans les contrées les plus froides du Mexique, et il a le naturel, les mœurs et le cri de l’étourneau. Il est difficile, ce me semble de reconnaître à ces traits la pie de la Jamaïque de Catesby ; et si on veut le rapporter au même genre, on ne peut au moins se dispenser d’en faire une espèce séparée, d’autant plus que Fernandez, le seul naturaliste qui l’ait vu, lui trouve plus d’analogie avec l’étourneau qu’avec la pie ; et ce témoignage doit être de quelque poids auprès de ceux qui ont éprouvé combien le premier coup d’œil d’un observateur exercé, qui saisit rapidement le caractère naturel de la physionomie d’un animal, est plus décisif et plus sûr pour le rapporter à sa véritable espèce que l’examen détaillé des caractères de pure convention que chaque méthodiste établit à son gré.

Au reste, il est très facile et très excusable de se tromper en parlant de ces espèces étrangères, qui ne sont connues que par des descriptions incomplètes et par de mauvaises figures.

Je dois ajouter que l’isana a cette sorte de ris moqueur, ordinaire à la plupart des oiseaux qu’on appelle des pies en Amérique.

III.LA PIE DES ANTILLES[7].

M. Brisson a mis cet oiseau[NdÉ 3] parmi les rolliers[8] ; je ne vois pas qu’il ait eu d’autres raisons, sinon que dans la figure donnée par Aldrovande les narines sont découvertes, ce que M. Brisson établit en effet pour un des caractères du rollier[9] ; mais, 1o ce n’est qu’avec beaucoup d’incertitude qu’on peut attribuer ce caractère à l’oiseau dont il s’agit ici, d’après une figure qui n’a point paru exacte à M. Brisson lui-même, et qu’on doit supposer encore moins exacte sur cet article que sur aucun autre, tout ce détail de petites plumes étant bien plus indifférent au peintre qui veut rendre la nature dans ses principaux effets, qu’au naturaliste qui voudrait l’assujettir à sa méthode.

2o On peut opposer à cet attribut incertain, saisi dans une figure fautive, un attribut beaucoup plus marqué, plus évident, et qui n’a échappé ni au peintre ni aux observateurs qui ont vu l’oiseau même : ce sont les longues pennes du milieu de la queue, attribut dont M. Brisson a fait le caractère distinctif de la pie[10].

3o Ajoutez à cela que la pie des Antilles ressemble à la nôtre par son cri, par son naturel très défiant, par son habitude de nicher sur les arbres et d’aller le long des rivières, par la qualité médiocre de sa chair[11] : en sorte que si l’on veut rapprocher cet oiseau étranger de l’espèce d’Europe avec laquelle il a le plus de rapports connus, il faut, ce me semble, le rapprocher de celle de la pie.

Il en diffère néanmoins par l’excès de longueur des deux pennes du milieu de la queue[12], lesquelles dépassent les latérales de huit ou dix pouces, et aussi par ses couleurs, car il a le bec et les pieds rouges, le cou bleu, avec un collier blanc, la tête de même couleur bleue, avec une tache blanche mouchetée de noir, qui s’étend depuis l’origine du bec supérieur jusqu’à la naissance du cou ; le dos tanné, le croupion jaune, les deux longues pennes de la queue de couleur bleue, avec du blanc au bout et la tige blanche, les autres pennes de la queue rayées de bleu et blanc, celles de l’aile mêlées de vert et de bleu, et le dessous du corps blanc.

En comparant la description de la pie des Antilles du P. du Tertre avec celle de la pie des Indes à longue queue d’Aldrovande, on ne peut douter qu’elles n’aient été faites l’une et l’autre d’après un oiseau de la même espèce, et par conséquent que ce ne soit un oiseau d’Amérique, comme l’assure le P. du Tertre, qui l’a observé à la Guadeloupe, et non pas un oiseau du Japon, comme le dit Aldrovande, d’après une tradition fort incertaine[13] ; à moins qu’on ne veuille supposer qu’il s’est répandu du côté du nord, d’où il aura pu passer d’un continent à l’autre.

IV.L’HOCISANA[14].

Quoique Fernandez donne à cet oiseau le nom de grand étourneau[NdÉ 4], cependant on peut le rapporter, d’après ce qu’il dit lui-même, au genre des pies, car il assure qu’il serait exactement semblable au choucas ordinaire, s’il était moins gros, qu’il eût la queue et les ongles moins longs, et le plumage d’un noir plus franc et sans mélange de bleu. Or la longue queue est un attribut non de l’étourneau, mais de la pie, et celui par lequel elle diffère le plus à l’extérieur du choucas ; et quant aux autres caractères, par lesquels l’hocisana s’éloigne du choucas, ils sont d’autant ou plus étrangers à l’étourneau qu’à la pie.

D’ailleurs cet oiseau cherche les lieux habités, est familier comme la pie, jase de même, et a la voix perçante ; sa chaire est noire et de fort bon goût.

V.LA VARDIOLE[15].

Seba lui a donné le nom d’oiseau de Paradis, comme il le donne à presque tous les oiseaux étrangers à longue queue ; et à ce titre la vardiole[NdÉ 5] le méritait bien, puisque sa queue est plus de deux fois aussi longue que tout le reste de son corps, mesuré depuis la pointe du bec jusqu’à l’extrémité opposée ; mais il faut avouer que cette queue n’est point faite comme dans l’oiseau de Paradis, ses plus grandes pennes étant garnies de barbes dans toute leur longueur, sans parler de plusieurs autres différences.

Le blanc est la couleur dominante de cet oiseau : il ne faut excepter que la tête et le cou, qui sont noirs, avec des reflets de pourpre très vifs ; les pieds, qui sont d’un rouge clair, les ailes, dont les grandes pennes ont des barbes noires, et les deux pennes du milieu de la queue, qui excèdent de beaucoup toutes les autres, et qui ont du noir le long de la côte, depuis leur base jusqu’à la moitié de leur longueur.

Les yeux de la vardiole sont vifs et entourés de blanc ; la base du bec supérieur est garnie de petites plumes noires piliformes, qui reviennent en avant et couvrent les narines ; ses ailes sont courtes et ne dépassent point l’origine de la queue ; dans tout cela elle se rapproche de la pie, mais elle en diffère par la brièveté de ses pieds, qu’elle a une fois plus courts à proportion, ce qui entraîne d’autres différences dans le port et dans la démarche.

On la trouve dans l’île de Papoe, selon Seba, dont la description, la seule qui soit originale, renferme tout ce que l’on sait de cet oiseau[16].

VI.LE ZANOÉ[17].

Fernandez compare cet oiseau[NdÉ 6] du Mexique à la pie commune, pour la grosseur, pour la longueur de la queue, pour la perfection des sens, pour le talent de parler, pour l’instinct de dérober tout ce qu’elle trouve à sa bienséance : il ajoute qu’il a le cri comme plaintif et semblable à celui des petits étourneaux, et que son plumage est noir partout, excepté sur le cou et sur la tête, où l’on aperçoit une teinte de fauve.


Notes de Buffon
  1. Voyez l’Ornithologie de M. Brisson, t. II, p. 40.
  2. On lui a donné le nom de pie, de choucas, de merops et de merle des Barbades. Voyez Brown, Natural History of Jamaïc. — Catesby, Histoire naturelle de la Caroline, t. Ier, p. 12. — M. Klein a copié la traduction française avec des fautes, p. 60 de l’Ordo avium. Voyez aussi M. Brisson, t. II, p. 41.
  3. J’ai formé ce nom par contraction du nom mexicain, tequixquiacazanatl. Fernandez l’appelle encore étourneau des lacs salés, et les Espagnols, tordo. Cet oiseau a le chant plaintif. Voyez Fernandez, Hist. avium Novæ-Hispaniæ, cap. xxxiv.
  4. Hist. avium Novæ-Hispaniæ, cap. xxxii. Il l’appelle izanatl, d’autres yxtlaolzanatl.
  5. Ornithologie, t. II, p. 42.
  6. Brachium crassa, dit Fernandez.
  7. Voyez l’Histoire générale des Antilles, t. II, p. 258. — Aldrovandi Ornithologia, t. Ier, p. 788.
  8. Ornithologie, t. II, p. 80.
  9. Ibidem, p. 63.
  10. Ibidem, p. 35.
  11. Hist. des Antilles, loco citato. La pie va aussi le long des eaux, puisqu’elle enlève quelquefois des écrevisses, comme nous l’avons dit.
  12. Je ne parle point d’une singularité que lui attribue Aldrovande, c’est de n’avoir que huit pennes à la queue ; mais ce naturaliste ne les avait comptées que sur la figure coloriée, et l’on sent combien cette manière de juger est équivoque et sujette à l’erreur. Il est vrai que le P. du Tertre dit la même chose, mais il est encore plus vraisemblable qu’il le répète d’après Aldrovande dont il connaissait bien l’Ornithologie, puisqu’il la cite à la page suivante : d’ailleurs, il avait coutume de faire ses descriptions de mémoire, et la mémoire a besoin d’être aidée (voyez p. 369 de ce vol.) ; enfin, sa description de la pie des Antilles est peut-être la seule où il soit fait mention du nombre des pennes de la queue.
  13. « Speciosissimam hanc avem Japonensium rex summo Pontifici, pro singulari munere, ante aliquot annos transmisit, ut ex marchione Facchinetto, qui eas Innocentio nono… patruo suo acceptas referebat, intellexi. » Aldrovand., loco citato.
  14. Voyez Fernandez, cap. xxxiii. Le nom mexicain est hocitzanatl. Cet oiseau s’appelle encore caxcaxtototl dans le pays. C’est la grande pie du Mexique de M. Brisson, t. II, p. 43.
  15. C’est la pie de l’île Papoe de M. Brisson, t. II, p. 45. On l’appelle dans le pays waygehoe et wardioe, d’où j’ai fait vardiole.
  16. Voyez Seba, t. Ier, p. 85, pl. lii, fig. 3. Voyez aussi Klein, Ordo avium, p. 62, no ix.
  17. C’est la petite pie du Mexique de M. Brisson, t. II, p. 44. Voyez Fernandez, cap. xxxv. Le nom mexicain est tsanahoei.
Notes de l’éditeur
  1. Corvus senegalensis L. [Note de Wikisource : actuellement Ptilostomus afer Linnæus, vulgairement piapiac africain].
  2. D’après Cuvier, « c’est, à la fois, le Gracula quiscula L. et le Gracula barita Lath. » [Note de Wikisource : actuellement Quiscalus lugubris Swainson, vulgairement quiscale merle ; les quiscales ne sont pas apparentés aux corvidés].
  3. Corvus caribæus L. [Note de Wikisource : identification impossible]. — Cuvier dit de cet oiseau : « Le Corvus caribæus est un Merops ou Guêpier, dont la description a été pillée par Du Tertre pour rendre un objet dont il se souvenait mal. »
  4. Corvus mexicanus L. — Cette espèce est fort douteuse. D’après Cuvier, « le Corvus mexicanus est probablement un Cassique ou un Tisserin ». [Note de Wikisource : On l’identifie actuellement au Quiscalus mexicanus Gmelin, vulgairement quiscale à longue queue ; voyez la note au no VI. Les quiscales ne sont pas apparentés aux corvidés.]
  5. D’après Cuvier, « l’oiseau décrit par Buffon sous le nom de Vardiole est un Moucherolle (Muscipeta) ».
  6. Le Zanoé de Buffon est un oiseau fort peu connu. [Note de Wikisource : Il s’agit en fait du même oiseau que l’hocisana, le quiscale à longue queue ; en effet, le nom tsanahoei donné par Fernandez n’est rien d’autre que l’inversion, grammaticalement inexacte, du nom composé nahuatl hoeitzánatl, que plus haut Buffon a fautivement retranscrit hocitzanatl ; cet oiseau sera à nouveau décrit parmi les oiseaux étrangers qui ont rapport à l’étourneau#IV.]