Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le geai

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 591-594).

LE GEAI


Presque tout ce qui a été dit de l’instinct de la pie peut s’appliquer au geai[NdÉ 1] ; et ce sera assez faire connaître celui-ci que d’indiquer les différences qui le caractérisent.

L’une des principales, c’est cette marque bleue, ou plutôt émaillée de différentes nuances de bleu, dont chacune de ses ailes est ornée, et qui suffirait seule pour le distinguer de presque tous les autres oiseaux de l’Europe. Il a de plus sur le front un toupet de petites plumes noires, bleues et blanches ; en général, toutes ses plumes sont singulièrement douces et soyeuses au toucher, et il sait, en relevant celles de sa tête, se faire une huppe qu’il rabaisse à son gré. Il est un quart moins gros que la pie ; il a la queue plus courte et les ailes plus longues à proportion, et malgré cela il ne vole guère mieux qu’elle[1].

Le mâle se distingue de la femelle par la grosseur de la tête et par la vivacité des couleurs[2] ; les vieux diffèrent aussi des jeunes par le plumage, et de là en grande partie les variétés et le peu d’accord des descriptions[3] ; car il n’y a que les bonnes descriptions qui puissent s’accorder ; et, pour bien décrire une espèce, il faut avoir vu et comparé un grand nombre d’individus.

Les geais sont fort pétulants de leur nature ; ils ont les sensations vives, les mouvements brusques, et dans leurs fréquents accès de colère ils s’emportent et oublient le soin de leur propre conservation au point de se prendre quelquefois la tête entre deux branches, et ils meurent ainsi suspendus en l’air[4]. Leur agitation perpétuelle prend encore un nouveau degré de violence lorsqu’ils se sentent gênés, et c’est la raison pourquoi ils deviennent tout à fait méconnaissables en cage, ne pouvant y conserver la beauté de leurs plumes, qui sont bientôt cassées, usées, déchirées, flétries par un frottement continuel.

Leur cri ordinaire est très désagréable et ils le font entendre souvent ; ils ont aussi de la disposition à contrefaire celui de plusieurs oiseaux qui ne chantent pas mieux, tels que la cresserelle, le chat-huant, etc.[5]. S’ils aperçoivent dans le bois un renard ou quelque autre animal de rapine, ils jettent un certain cri très perçant, comme pour s’appeler les uns les autres, et on les voit en peu de temps rassemblés en force et se croyant en état d’en imposer par le nombre ou du moins par le bruit[6]. Cet instinct qu’ont les geais de se rappeler, de se réunir à la voix de l’un d’eux, et leur violente antipathie contre la chouette, offrent plus d’un moyen pour les attirer dans les pièges[7], et il ne se passe guère de pipée sans qu’on n’en prenne plusieurs ; car, étant plus pétulants que la pie, il s’en faut bien qu’ils soient aussi défiants et aussi rusés ; ils n’ont pas non plus le cri naturel si varié, quoiqu’ils paraissent n’avoir pas moins de flexibilité dans le gosier ni moins de disposition à imiter tous les sons, tous les bruits, tous les cris d’animaux qu’ils entendent habituellement, et même la parole humaine. Le mot richard est celui, dit-on, qu’ils articulent le plus facilement. Ils ont aussi, comme la pie et toute la famille des choucas, des corneilles et des corbeaux, l’habitude d’enfouir leurs provisions superflues[8] et celle de dérober tout ce qu’ils peuvent emporter ; mais ils ne se souviennent pas toujours de l’endroit où ils ont enterré leur trésor, ou bien, selon l’instinct commun à tous les avares, ils sentent plus la crainte de le diminuer que le désir d’en faire usage ; en sorte qu’au printemps suivant les glands et les noisettes qu’ils avaient cachées et peut-être oubliées, venant à germer en terre et à pousser des feuilles au dehors, décèlent ces amas inutiles et les indiquent, quoique un peu tard, à qui en saura mieux jouir.

Les geais nichent dans les bois et loin des lieux habités, préférant les chênes les plus touffus et ceux donc le tronc est entouré de lierre[9] ; mais ils ne construisent pas leurs nids avec autant de précaution que la pie. On m’en a apporté plusieurs dans le mois de mai : ce sont des demi-sphères creuses, formées de petites racines entrelacées, ouvertes par-dessus, sans matelas au dedans, sans défense au dehors ; j’y ai toujours trouvé quatre ou cinq œufs ; d’autres disent y en avoir trouvé cinq ou six ; ces œufs sont un peu moins gros que ceux des pigeons, d’un gris plus ou moins verdâtre, avec de petites taches faiblement marquées.

Les petits subissent leur première mue dès le mois de juillet ; ils suivent leurs père et mère jusqu’au printemps de l’année suivante[10], temps où ils les quittent pour se réunir deux à deux et former de nouvelles familles : c’est alors que la plaque bleue des ailes, qui s’était marquée de très bonne heure, paraît dans toute sa beauté.

Dans l’état de domesticité, auquel ils se façonnent aisément, ils s’accoutument à toutes sortes de nourritures et vivent ainsi huit à dix ans[11] : dans l’état de sauvage, ils se nourrissent non seulement de glands et de noisettes, mais de châtaignes, de pois, de fèves, de sorbes, de groseilles, de cerises, de framboises, etc. Ils dévorent aussi les petits des autres oiseaux, quand ils peuvent les surprendre dans le nid en l’absence des vieux, et quelquefois les vieux, lorsqu’ils les trouvent pris au lacet ; et, dans cette circonstance, ils vont, suivant leur coutume, avec si peu de précaution qu’ils se prennent quelquefois eux-mêmes, et dédommagent ainsi l’oiseleur du tort qu’ils ont fait à sa chasse[12] ; car leur chair, quoique peu délicate, est mangeable, surtout si on la fait bouillir d’abord, et ensuite rôtir ; on dit que, de cette manière, elle approche de celle de l’oie rôtie.

Les geais ont la première phalange du doigt extérieur de chaque pied unie à celle du doigt du milieu, le dedans de la bouche noir, la langue de la même couleur, fourchue, mince, comme membraneuse et presque transparente, la vésicule du fiel oblongue, l’estomac moins épais et revêtu de muscles moins forts que le gésier des granivores ; il faut qu’ils aient le gosier fort large, s’ils avalent, comme on dit, des glands, des noisettes et même des châtaignes tout entières, à la manière des ramiers[13] ; cependant je suis sûr qu’ils n’avaient jamais les calices d’œillets tout entiers, quoiqu’ils soient très friands de la graine qu’ils renferment. Je me suis amusé quelquefois à considérer leur ménage : si on leur donne un œillet, ils le prennent brusquement ; si on leur en donne un second, ils le prennent de même, et ils en prennent ainsi tout autant que leur bec en peut contenir, et même davantage ; car il arrive souvent qu’en happant les nouveaux ils laissent tomber les premiers, qu’ils sauront bien retrouver ; lorsqu’ils veulent commencer à manger, ils posent tous les autres œillets et n’en gardent qu’un seul dans leur bec ; s’ils ne le tiennent pas d’une manière avantageuse, ils savent fort bien le poser pour le reprendre mieux ; ensuite ils le saisissent sous le pied droit, et à coups de bec ils emportent en détail d’abord les pétales de la fleur, puis l’enveloppe du calice, ayant toujours l’œil au guet et regardant de tous côtés ; enfin, lorsque la graine est à découvert, ils la mangent avidement et se mettent tout de suite à éplucher un second œillet.

On trouve cet oiseau en Suède, en Écosse, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, et je ne crois pas qu’il soit étranger à aucune contrée de l’Europe, ni même à aucune des contrées correspondantes de l’Asie.

Pline parle d’une race de geai, ou de pie à cinq doigts, laquelle apprenait mieux à parler que les autres[14] : cette race n’a rien de plus extraordinaire que celle des poules à cinq doigts, qui est connue de tout le monde, d’autant plus que les geais deviennent encore plus familiers, plus domestiques que les poules ; et l’on sait que les animaux qui vivent le plus avec l’homme sont aussi les mieux nourris, conséquemment qu’ils abondent le plus en molécules organiques superflues et qu’ils sont plus sujets à ces sortes de monstruosités par excès. C’en serait une que les phalanges des doigts multipliées dans quelques individus au delà du nombre ordinaire, ce qu’on a attribué trop généralement à toute l’espèce[15].

Mais une autre variété plus généralement connue dans l’espèce du geai, c’est le geai blanc : il a la marque bleue aux ailes[16] et ne diffère du geai ordinaire que par la blancheur presque universelle de son plumage, laquelle s’étend jusqu’au bec et aux ongles, et par ses yeux rouges, tels qu’en ont tant d’autres animaux blancs. Au reste, il ne faut pas croire que la blancheur de son plumage soit bien pure : elle est souvent altérée par une teinte jaunâtre plus ou moins foncée. Dans un individu que j’ai observé, les couvertures, qui bordent les ailes pliées, étaient ce qu’il y avait de plus blanc ; ce même individu me parut aussi avoir les pieds plus menus que le geai ordinaire.


Notes de Buffon
  1. Voyez Belon, Nature des oiseaux, p. 290.
  2. Olina, Uccellaria, p. 35.
  3. « In picâ glandariâ ab Aldrovando descriptâ… maculæ nullæ transversales in caudâ apparent. » Willughby, p. 89. Ses pieds sont gris, suivant Belon ; ils sont d’un brun tirant au couleur de chair, selon M. Brisson, Ornithologie, t. II, p. 47, et selon nos propres observations.
  4. Voyez Gesner, De Avibus, p. 702. Cet instinct rend croyables ces batailles que l’on dit s’être données entre des armées de geais et de pies. Voyez Belon, p. 290.
  5. Frisch, planche 55.
  6. Frisch, planche 55.
  7. Belon prétend que c’est un grand déduit de le voir voler aux oiseaux de fauconnerie, et aussi de le voir prendre à la passée.
  8. Belon, Nature des oiseaux, p. 290.
  9. Olina, Uccellaria, p. 35.
  10. British Zoology, p. 77.
  11. Olina, Uccellaria, p. 35. — Frisch, planche 55.
  12. Frisch, loco citato. — British Zoology, loco citato, etc.
  13. Belon, Nature des oiseaux.
  14. « Addiscere alias (picas) negant posse quam quæ ex genere earum sunt quæ glande vescuntur, et inter eas faciliùs quibus quini sunt digiti in pedibus. » Lib. x, cap. xlii.
  15. « Digiti pedum multis articulis flectuntur. » Aldrovande. Ornitholog., t. Ier, p. 788.
  16. Voyez Gerini, Storia degli Uccelli, t. II, planche 162.
Notes de l’éditeur
  1. Les Geais (Garrulus) appartiennent, comme les Pies et les Corbeaux, à la famille des Corvidés. Ils se distinguent par un bec épais, fort, court, recourbé à l’extrémité, qui est légèrement échancré ; leurs ailes de moyenne longueur ; leur queue carrée ou un peu arrondie ; les plumes de la tête allongées en huppe.

    Le Geai commun (Garrulus glandivora [Note de Wikisource : actuellement Garrulus glandarius Linnæus, vulgairement geai des chênes]) offre une coloration générale roussâtre ou gris brun, plus foncée sur le dos qu’au ventre. Le croupion est blanc, la gorge blanchâtre, entourée d’une bande noire qui part des joues ; la face supérieure de la tête est pourvue de taches longitudinales blanches et noires ; les rémiges sont noires et entourées d’un liséré blanc grisâtre ; les rectrices sont également noires, parfois bordées de bleu ; les couvertures supérieures des rémiges primaires sont rayées alternativement de noir, de bleu et de blanc ; l’œil est bleu clair, le bec est noir, les pattes sont grises. Les couleurs sont un peu plus ternes chez les jeunes que chez les adultes.