Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le chocard ou choucas des Alpes

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 574-576).

LE CHOCARD OU CHOUCAS DES ALPES

Cet oiseau, que nous avons fait représenter[NdÉ 1] sous le nom de choucas des Alpes, Pline l’appelle de celui de pyrrhocorax, et ce seul nom renferme une description en raccourci : korax, qui signifie corbeau, indique la noirceur du plumage ainsi que l’analogie de l’espèce ; et pyrrhos, qui signifie roux, orangé, exprime la couleur du bec, qui varie en effet du jaune à l’orange, et aussi de celle de ses pieds, qui est encore plus variable que celle du bec, puisque, dans l’individu observé par Gesner, les pieds étaient rouges[1], qu’ils étaient noirs dans le sujet décrit par M. Brisson, que, selon cet auteur, ils sont quelquefois jaunes[2], et que selon d’autres ils sont jaunes l’hiver et rouges l’été[NdÉ 2]. Ces pieds jaunes, ce bec de même couleur, et plus petit que celui du choucas, ont donné lieu à quelques-uns de prendre le chocard pour un merle, et de le nommer le grand merle des Alpes. Cependant, en l’observant et le comparant, on trouvera qu’il approche beaucoup plus des choucas par la grosseur de son corps, par la longueur de ses ailes, et même par la forme de son bec, quoique plus menu, et par ses narines recouvertes de plumes, quoique ces plumes soient moins fermes que dans les choucas.

J’ai indiqué, à l’article du crave ou coracias, les différences qui sont entre ces deux oiseaux, dont Belon et quelques autres, qui ne les avaient pas vus, n’ont fait qu’une seule espèce.

Pline croit son pyrrhocorax propre et particulier aux montagnes des Alpes[3] ; cependant Gesner, qui le distingue très bien d’avec le crave ou coracias, dit qu’il y a certaines contrées au pays des Grisons où cet oiseau ne se montre que l’hiver, d’autres où il paraît à peu près toute l’année, mais que son vrai domicile, son domicile de préférence, celui où il se trouve toujours par grandes bandes, c’est le sommet des hautes montagnes. Ces faits modifient, comme l’on voit, l’opinion de Pline, un peu trop absolue, mais ils la confirment en la modifiant.

La grosseur du chocard est moyenne entre celle du choucas et celle de la corneille ; il a le bec plus petit et plus arqué que l’un et l’autre, la voix plus aiguë, plus plaintive que celle des choucas, et fort peu agréable[4].

Il vit principalement de grains et fait grand tort aux récoltes ; sa chair est un manger très médiocre. Les montagnards tirent de sa façon de voler des présages météorologiques : si son vol est élevé, on dit qu’il annonce le froid, et lorsqu’il est bas, il promet un temps plus doux[5][NdÉ 3].


Notes de Buffon
  1. Gesner, De Avibus, p. 528.
  2. Voyez Ornithologie de M. Brisson, t. II, p. 31.
  3. Historia naturalis, lib. x, cap. xlviii.
  4. Schwenckfeld dit que le pyrrhocorax, qu’il appelle aussi corbeau de nuit, est criard, surtout pendant la nuit, et qu’il se montre rarement pendant le jour ; mais je ne suis point sûr que Schwenckfeld entende le même oiseau que moi, sous ce nom de pyrrhocorax.
  5. Voyez Gesner, loco citato.
Notes de l’éditeur
  1. No 531 des planches enluminées de Buffon.
  2. Les Chocards (Pyrrhocorax) ont un bec bien distinct de celui des Corbeaux par sa forme ; il est arrondi à la base et comprimé à la pointe qui est échancrée. Leurs ailes sont longues et pointues ; leur queue est arrondie. [Note de Wikisource : Ce genre contient seulement deux espèces : le chocard à bec jaune qui fait l’objet de cet article, et le crave à bec rouge décrit à l’article du crave ou coracias.] Le Chocard des Alpes (Pyrrhocorax alpinus [Note de Wikisource : actuellement Pyrrhocorax graculus Linnæus, vulgairement chocard à bec jaune]) est d’un noir terne à l’état jeune et d’un noir velouté quand il est vieux.
  3. « Les Chocards, dit Tschudi, passent, comme tous les animaux des Alpes, pour prédire le temps. Les premières tombées de la neige, en automne, et les retours du froid, au printemps, les chassent de leurs hauteurs ; ils se rendent alors en foule dans le bas en poussant des cris rauques ; mais, dès que la saison est bien établie, ils retournent dans leur patrie, où les grands froids ne les empêchent pas de rester et de voler gaiement au-dessus des plus hautes cimes. Ils ne s’en éloignent que pour aller se nourrir des baies des buissons, seuls fruits dont la récolte leur soit abandonnée. Comme toutes les espèces de corbeaux, ils font main basse sur tout ce qui se mange ; en été, ils recherchent surtout les cerises sauvages des hautes montagnes. Ils avalent les mollusques terrestres et les mollusques d’eau avec la coquille (dans le gésier de l’un d’eux on a trouvé treize mollusques terrestres, des hélix pour la plupart auxquels il ne manquait rien), et dans la saison la plus stérile ils se contentent des boutons des arbres et des aiguilles des sapins. Ils sont aussi avides de chair putréfiée que les corbeaux ordinaires, et ils poursuivent parfois les animaux vivants comme de vrais carnassiers. Nous vîmes un exemple de cette rapacité dans une chasse à laquelle nous avons assisté en décembre 1853, et qui avait lieu sur le Sentis. À la première détonation du fusil, une troupe de chocards, dont nous n’avions pas vu trace auparavant, se rassemblèrent aussitôt et, s’élançant à la poursuite du lièvre que nous venions de tirer, ils ne l’abandonnèrent que quand il eut disparu. Sur cette même montagne, un chasseur qui venait de tuer un chamois voulut, pour s’emparer de sa proie, escalader un rocher d’un accès très difficile ; il ne put achever son entreprise, le pied lui manqua et il roula dans l’abîme. Longtemps la présence continuelle d’un vol de chocards au-dessus du précipice qui l’avait englouti marqua le lieu de sa chute et son cadavre ne cessa de leur fournir un festin que lorsqu’il fut entièrement dépouillé. Ils ne se partagent pas le butin en paix ; ils s’arrachent les bouchées, et leur vie est une dispute continuelle ; toutefois, leur sociabilité n’est pas fondée uniquement sur l’égoïsme ; quand l’un d’eux a été tué, toute la troupe se réunit autour de lui en poussant des gémissements lamentables. »