Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le crave ou le coracias

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 540-543).

LE CRAVE OU LE CORACIAS

Quelques auteurs ont confondu cet oiseau[NdÉ 1] avec le choquard, appelé communément choucas des Alpes ; cependant il en diffère d’une manière assez marquée par ses proportions totales et par les dimensions, la forme et la couleur de son bec, qu’il a plus long, plus menu, plus arqué et de couleur rouge ; il a aussi la queue plus courte, les ailes plus longues, et, par une conséquence naturelle, le vol plus élevé ; enfin, ses yeux sont entourés d’un petit cercle rouge.

Il est vrai que le crave ou coracias se rapproche du choquard par la couleur et par quelques-unes de ses habitudes naturelles. Ils ont tous deux le plumage noir avec des reflets verts, bleus, pourpres, qui jouent admirablement sur ce fond obscur ; tous deux se plaisent sur le sommet des plus hautes montagnes, et descendent rarement dans la plaine, avec cette différence néanmoins que le premier paraît beaucoup plus répandu que le second.

Le coracias est un oiseau d’une taille élégante, d’un naturel vif, inquiet, turbulent, et qui cependant se prive à un certain point. Dans les commencements on le nourrit d’une espèce de pâtée faite avec du lait, du pain, des grains, etc., et dans la suite il s’accommode de tous les mets qui se servent sur nos tables.

Aldrovande en a vu un à Bologne, en Italie, qui avait la singulière habitude de casser les carreaux de vitres de dehors en dedans, comme pour entrer dans les maisons par la fenêtre[1], habitude qui tenait sans doute au même instinct qui porte les corneilles, les pies et les choucas à s’attacher aux pièces de métal et à tout ce qui est luisant ; car le coracias est attiré, comme ces oiseaux, par ce qui brille, et, comme eux, cherche à se l’approprier. On l’a vu même enlever du foyer de la cheminée des morceaux de bois tout allumés, et mettre ainsi le feu dans la maison, en sorte que ce dangereux oiseau joint la qualité d’incendiaire à celle de voleur domestique ; mais on pourrait, ce me semble, tourner contre lui-même cette mauvaise habitude et la faire servir à sa propre destruction, en employant les miroirs pour l’attirer dans les pièges, comme on les emploie pour attirer les alouettes.

M. Salerne dit avoir vu à Paris deux coracias qui vivaient en fort bonne intelligence avec les pigeons de volière ; mais, apparemment, il n’avait pas vu le corbeau sauvage de Gesner, ni la description qu’en donne cet auteur lorsqu’il a dit, d’après M. Ray, qu’il s’accordait en tout, excepté pour la grandeur, avec le coracias[2], soit qu’il voulût parler, sous ce nom de coracias, de l’oiseau dont il s’agit dans cet article, soit qu’il entendît notre choquard ou le pyrrhocorax de Pline, car le choquard est absolument différent, et Gesner, qui avait vu le coracias de cet article et son corbeau sauvage, n’a eu garde de confondre ces deux espèces : il savait que le corbeau sauvage diffère du coracias par sa huppe, par le port de son corps, par la forme et la longueur de son bec, par la brièveté de sa queue, par le bon goût de sa chair, du moins de celle de ses petits, enfin, parce qu’il est moins criard, moins sédentaire, et qu’il change plus régulièrement de demeure en certains temps de l’année[3], sans parler de quelques autres différences qui le distinguent de chacun de ces oiseaux en particulier.

Le coracias a le cri aigre, quoique assez sonore, et fort semblable à celui de la pie de mer ; il le fait entendre presque continuellement : aussi Olina remarque-t-il que si on l’élève ce n’est point pour sa voix, mais pour son beau plumage[4]. Cependant Belon[5] et les auteurs de la Zoologie britannique[6] disent qu’il apprend à parler.

La femelle pond quatre ou cinq œufs blancs, tachetés de jaune sale : elle établit son nid au haut des vieilles tours abandonnées et des rochers escarpés, mais non pas indistinctement ; car, selon M. Edwards, ces oiseaux préfèrent les rochers de la côte occidentale d’Angleterre à ceux des côtes orientale et méridionale, quoique celles-ci présentent à peu près les mêmes sites et les mêmes expositions.

Un autre fait du même genre, que je dois à un observateur digne de toute confiance[7], c’est que ces oiseaux, quoique habitants des Alpes, des montagnes de Suisse, de celles d’Auvergne, etc., ne paraissent pas néanmoins sur les montagnes du Bugey, ni dans toute la chaîne qui horde le pays de Gex jusqu’à Genève. Belon, qui les avait vus sur le mont Jura, en Suisse, les a retrouvés dans l’île de Crète, et toujours sur la cime des rochers[8]. Mais M. Hasselquist assure qu’ils arrivent et se répandent en Égypte vers le temps où le Nil débordé est prêt à rentrer dans son lit[9]. En admettant ce fait, quoique contraire à tout ce que l’on sait d’ailleurs de la nature de ces oiseaux, il faut donc supposer qu’ils sont attirés en Égypte par une nourriture abondante, telle qu’en peut produire un terrain gras et fertile, au moment où, sortant de dessous les eaux, il reçoit la puissante influence du soleil ; et, en effet, les craves se nourrissent d’insectes et de grains nouvellement semés et ramollis par le premier travail de la végétation.

Il résulte de tout cela que ces oiseaux ne sont point attachés absolument et exclusivement aux sommets des montagnes et des rochers, puisqu’il y en a qui paraissent régulièrement en certains temps de l’année dans la basse Égypte ; mais qu’ils ne se plaisent pas également sur les sommets de tout rocher et de toute montagne, et qu’ils préfèrent constamment les uns aux autres, non point à raison de leur hauteur ou de leur exposition, mais à raison de certaines circonstances qui ont échappé jusqu’à présent aux observateurs.

Il est probable que le coracias d’Aristote[10] est le même que celui de cet article, et non le pyrrhocorax de Pline, dont il diffère en grosseur, comme aussi par la couleur du bec que le pyrrhocorax a jaune[11] : d’ailleurs, le crave ou coracias à bec et pieds rouges ayant été vu par Belon sur les montagnes de Crète[12], il était plus à portée d’être connu d’Aristote que le pyrrhocorax, lequel passait chez les anciens pour être propre et particulier aux montagnes des Alpes, et qu’en effet Belon n’a point vu dans la Grèce.

Je dois avouer cependant qu’Aristote fait de son coracias une espèce de choucas (κολοιός), comme nous en faisons une du pyrrhocorax de Pline, ce qui semble former un préjugé en faveur de l’identité, ou du moins de la proximité de ces deux espèces ; mais comme dans le même chapitre je trouve un palmipède joint aux choucas comme étant de même genre, il est visible que ce philosophe confond des oiseaux de nature différente, ou plutôt que cette confusion résulte de quelque faute de copiste, et qu’on ne doit pas se prévaloir d’un texte probablement altéré pour fixer l’analogie des espèces, mais qu’il est plus sûr d’établir cette analogie d’après les vrais caractères de chaque espèce. Ajoutez à cela que le nom de pyrrhocorax, qui est tout grec, ne se trouve nulle part dans les livres d’Aristote, que Pline, qui connaissait bien ces livres, n’y avait point aperçu l’oiseau qu’il désigne par ce nom, et qu’il ne parle point du pyrrhocorax d’après ce que le philosophe grec a dit du coracias, comme il est aisé de s’en convaincre en comparant les passages.

Celui qui a été observé par les auteurs de la Zoologie britannique, et qui était un véritable coracias, pesait treize onces, avait environ deux pieds et demi de vol, la langue presque aussi longue que le bec, un peu fourchue et les ongles noirs, forts et crochus[13].

M. Gerini fait mention d’un coracias à bec et pieds noirs, qu’il regarde comme une variété de l’espèce dont il s’agit dans cet article, ou comme la même espèce différente d’elle-même par quelques accidents de couleur, suivant l’âge, le sexe, etc.[14].


Notes de Buffon
  1. Voyez l’Ornithologie d’Aldrovande, t. Ier, p. 766 ; et celle de Brisson, t. II, p. 3.
  2. Histoire naturelle des oiseaux, p. 91. — Ray, Synopsis Avium, p. 40.
  3. « Adventant initio veris codem tempore quo ciconiæ… Primæ omnium quod sciam avolant circa initium julii, etc. » Gesner, de Avibus, p. 352.
  4. « La cutta del becco rosso, che è del resto lutta nera come cornacchia, fuor che i piedi che son gialli, vien dalle montagne. Latinamente dicesi coracias. Questa non parla, ma solo si tiene per bellezza. » Uccellaria, fol. 35.
  5. Nature des oiseaux, p. 287.
  6. Page 84.
  7. M. Hébert, trésorier de l’extraordinaire des guerres, à Dijon.
  8. Nature des oiseaux, p. 287 ; et Observations, fol. 11, verso.
  9. Itinera, p. 240.
  10. Historia animalium, lib. ix, cap. xxiv.
  11. « Luteo rostro. » Pline, lib. x, cap. xlviii.
  12. Observations, fol. 11, verso.
  13. British Zoology, p. 84.
  14. Storia degli Uccelli, t. II, p. 38.
Notes de l’éditeur
  1. Upupa pyrrhocorax L. [Note de Wikisource : actuellement Pyrrhocorax pyrrhocorax Linnæus, vulgairement crave à bec rouge].