Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Les choucas

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 571-574).

LES CHOUCAS

Ces oiseaux ont avec les corneilles plus de traits de conformité que de traits de dissemblance ; et comme ce sont des espèces fort voisines, il est bon d’en faire une comparaison suivie et détaillée pour répandre plus de jour sur l’histoire des uns et des autres[NdÉ 1].

Je remarque d’abord un parallélisme assez singulier entre ces deux genres d’oiseaux ; car, de même qu’il y a trois espèces principales de corneilles, une noire (la corbine), une cendrée (la mantelée), et une chauve (le freux ou la frayonne), je trouve aussi trois espèces ou races correspondantes de choucas, un noir (le choucas proprement dit), un cendré (le chouc), et, enfin, un choucas chauve. La seule différence est que ce dernier est d’Amérique et qu’il a peu de noir dans son plumage, au lieu que les trois espèces de corneilles appartiennent toutes à l’Europe, et sont toutes ou noires ou noirâtres.

En général, les choucas sont plus petits que les corneilles ; leur cri, du moins celui de nos deux choucas d’Europe, les seuls dont l’histoire nous soit connue, est plus aigre, plus perçant, et il a visiblement influé sur la plupart des noms qu’on leur a donnés en différentes langues, tels que ceux-ci : choucas, graccus, kaw, klas, etc. ; mais ils n’ont pas une seule inflexion de voix, car on m’assure qu’on les entend quelquefois crier tian, tian, tian.

Ils vivent tous deux d’insectes, de grains, de fruits, et même de chair, quoique très rarement ; mais ils ne touchent point aux voiries, et ils n’ont pas l’habitude de se tenir sur les côtes pour se rassasier de poissons morts et autres cadavres rejetés par la mer[1]. En quoi ils ressemblent plus au freux et même à la mantelée qu’à la corbine ; mais ils se rapprochent de celle-ci par l’habitude qu’ils ont d’aller à la chasse aux œufs de perdrix et d’en détruire une grande quantité.

Ils volent en grandes troupes comme le freux ; comme lui ils forment des espèces de peuplades et même de plus nombreuses, composées d’une multitude de nids placés les uns près des autres et comme entassés, ou sur un grand arbre, ou dans un clocher, ou dans le comble d’un vieux château abandonné[2]. Le mâle et la femelle une fois appariés, ils restent longtemps fidèles, attachés l’un à l’autre ; et par une suite de cet attachement personnel, chaque fois que le retour de la belle saison donne aux êtres vivants le signal d’une génération nouvelle, on les voit se rechercher avec empressement et se parler sans cesse ; car alors le cri des animaux est un véritable langage, toujours bien parlé, toujours bien compris ; on les voit se caresser de mille manières, joindre leurs becs comme pour se baiser, essayer toutes les façons de s’unir avant de se livrer à la dernière union, et se préparer à remplir le but de la nature par tous les degrés du désir, par toutes les nuances de la tendresse. Ils ne manquent jamais à ces préliminaires, non pas même dans l’état de captivité[3] : la femelle, étant fécondée par le mâle, pond cinq ou six œufs marqués de quelques taches brunes sur un fond verdâtre, et lorsque ses petits sont éclos, elles les soigne, les nourrit, les élève avec une affection que le mâle s’empresse de partager. Tout cela ressemble assez aux corneilles, et même à bien des égards au grand corbeau ; mais Charleton et Schwenckfeld assurent que les choucas font deux couvées par an[4], ce qui n’a jamais été dit du corbeau ni des corneilles, mais qui d’ailleurs s’accorde très bien avec l’ordre de la nature, selon lequel les espèces les plus petites sont aussi les plus fécondes.

Les choucas sont oiseaux de passage, non pas autant que le freux et la corneille mantelée, car il en reste toujours un assez bon nombre dans le pays pendant l’été : les tours de Vincennes en sont peuplées en tout temps, ainsi que tous les vieux édifices qui leur offrent la même sûreté et les mêmes commodités ; mais on en voit toujours moins en France l’été que l’hiver. Ceux qui voyagent se réunissent en grandes bandes comme la frayonne et la mantelée ; quelquefois même ils ne font qu’une seule bande avec elles, et ils ne cessent de crier en volant ; mais ils n’observent pas les mêmes temps en France et en Allemagne ; car ils quittent l’Allemagne en automne avec leurs petits, et n’y reparaissent qu’au printemps après avoir passé l’hiver chez nous ; et Frisch a raison d’assurer qu’ils ne couvent point pendant leur absence, et qu’à leur retour ils ne ramènent point de petits avec eux, car les choucas ont cela de commun avec tous les autres oiseaux, qu’ils ne font point leur ponte en hiver.

À l’égard des parties internes, je remarquerai seulement qu’ils ont le ventricule musculeux, et près de son orifice supérieur une dilatation de l’œsophage qui leur tient lieu de jabot, comme dans les corneilles, mais que la vésicule du fiel est plus allongée.

Du reste, on les prive facilement, on leur apprend à parler sans peine, ils semblent se plaire dans l’état de domesticité ; mais ce sont des domestiques infidèles qui, cachant la nourriture superflue qu’ils ne peuvent consommer, et emportant des pièces de monnaie et des bijoux qui ne leur sont d’aucun usage, appauvrissent le maître sans s’enrichir eux-mêmes.

Pour achever l’histoire des choucas, il ne s’agit plus que de comparer ensemble les deux races du pays, et d’ajouter à la suite, selon notre usage, les variétés et les espèces étrangères.

Le choucas[NdÉ 2]. Nous n’avons en France que deux choucas : l’un, à qui je conserve le nom de choucas proprement dit[5], est de la grosseur d’un pigeon ; il a l’iris blanchâtre, quelques traits blancs sous la gorge, quelques points de même couleur autour des narines, du cendré sur la partie postérieure de la tête et du cou ; tout le reste est noir, mais cette couleur est plus foncée sur les parties supérieures, avec des reflets tantôt violets et tantôt verts.

Le chouc. L’autre espèce du pays à laquelle je donne le nom de chouc, d’après son nom anglais[6], ne diffère du précédent qu’en ce qu’il est un peu plus petit, et peut-être moins commun, qu’il a l’iris bleuâtre comme le freux, que la couleur dominante de son plumage est le noir, sans aucun mélange de cendré, et qu’on lui remarque des points blancs autour des yeux. Du reste, ce sont les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, même port, même conformation, même cri, mêmes pieds, même bec ; et l’on ne peut guère douter que ces deux races n’appartiennent à la même espèce, et qu’elles ne fussent en état de se mêler avec succès, et de produire ensemble des individus féconds.

On sera peu surpris qu’une espèce, qui a tant de rapports avec celle des corbeaux et des corneilles, présente à peu près les mêmes variétés. Aldrovande a vu en Italie un choucas qui avait un collier blanc[7] ; c’est apparemment celui qui se trouve dans quelques endroits de la Suisse[8] et que par cette raison les Anglais nomment choucas de Suisse[9].

Schwenckfeld a eu occasion de voir un choucas blanc qui avait le bec jaunâtre[10]. Ces choucas blancs sont plus communs en Norvège et dans les pays froids[11] ; quelquefois même dans des climats tempérés, tels que la Pologne, on a trouvé un petit choucas blanc dans un nid de choucas noirs[12], et, dans ce cas, la blancheur du plumage ne dépend pas, comme l’on voit, de l’influence du climat, mais c’est une monstruosité causée par quelque vice de nature, analogue à celui qui produit les corbeaux blancs en France et les nègres blancs en Afrique.

Schwenckfeld parle : 1o d’un choucas varié qui ressemble au vrai choucas, à l’exception des ailes qui sont blanches, et du bec, qui est crochu ;

2o D’un autre choucas très rare, qui ne diffère du choucas ordinaire que par son bec croisé[13] ; mais ce peuvent être des variétés individuelles, ou même des monstres faits à plaisir.


Notes de Buffon
  1. Voyez Aldrovande, Ornithologia, p. 772.
  2. Voyez Belon, Nature des oiseaux, p. 287. Aldrov., loco citato. Willughby, Ornithologia, p. 85 ; ils nichent plus volontiers dans des trous d’arbres que sur les branches.
  3. Voyez Aristot., De generatione, lib. iii, cap. vi.
  4. « Bis in anno pullificant. » Aviarium Silesiæ, p. 305. Charleton, Exercit., etc., p. 75.
  5. C’est le choucas de M. Brisson et son sixième corbeau, t. II, p. 24.
  6. C’est le choucas noir ou septième corbeau de M. Brisson, t. II, p. 28. Les Anglais l’appellent chough.
  7. Ornithologia, p. 774.
  8. Gesner, De Avibus, p. 522.
  9. Charleton, Exercit., p. 75.
  10. Aviarium Silesiæ, p. 305.
  11. Gesner, p. 523.
  12. Rzanczynski, Auctuarium, p. 395.
  13. Aviarium Silesiæ, p. 306. J’ai eu cette année dans ma basse cour quatre poulets huppés, d’origine flamande, lesquels avaient le bec croisé : la pièce supérieure était très crochue et du moins autant que dans le bec-croisé lui-même ; la pièce inférieure était presque droite. Ces poulets ne prenaient pas leur nourriture à terre aussi bien que les autres ; il fallait la leur présenter en grand volume.
Notes de l’éditeur
  1. Les Choucas constituent le genre Monedula des ornithologistes modernes. Ils ont les ailes, la queue et les pattes des Corneilles, mais leur bec est très court, fort, renflé en dessus et légèrement recourbé. [Note de Wikisource : Les choucas sont aujourd’hui répartis en deux espèces du genre Coloeus ; le choucas européen, décrit par Buffon, est le choucas des tours, actuellement Coloeus monedula Linnæus.]
  2. Modenula Turrium [Note de Wikisource : actuellement Coloeus monedula Linnæus, vulgairement choucas des tours].