Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/La corbine ou corneille noire

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 560-564).

LA CORBINE OU CORNEILLE NOIRE

Quoique cette corneille[NdÉ 1] diffère à beaucoup d’égards du grand corbeau, surtout par la grosseur et par quelques-unes de ses habitudes naturelles, cependant il faut avouer que d’un autre côté elle a assez de rapports avec lui, tant de conformation et de couleur que d’instinct, pour justifier la dénomination de corbine, qui est en usage dans plusieurs endroits, et que j’adopte par la raison qu’elle est en usage.

Ces corbines passent l’été dans les grandes forêts, d’où elles ne sortent de temps en temps que pour chercher leur subsistance et celle de leur couvée. Le fond principal de cette subsistance, au printemps, ce sont les œufs de perdrix dont elles sont très friandes, et qu’elles savent même percer fort adroitement pour les porter à leurs petits sur la pointe de leur bec : comme elles en font une grande consommation, et qu’il ne leur faut qu’un moment pour détruire l’espérance d’une famille entière, on peut dire qu’elles ne sont pas les moins nuisibles des oiseaux de proie, quoiqu’elles soient les moins sanguinaires. Heureusement il n’en reste pas un grand nombre : on en trouverait difficilement plus de deux douzaines de paires dans une forêt de cinq ou six lieues de tour aux environs de Paris.

En hiver elles vivent avec les mantelées, les frayonnes ou les freux, et à peu près de la même manière : c’est alors que l’on voit autour des lieux habités des volées nombreuses, composées de toutes les espèces de corneilles, se tenant presque toujours à terre pendant le jour, errant pêle-mêle avec nos troupeaux et nos bergers, voltigeant sur les pas de nos laboureurs et sautant quelquefois sur le dos des cochons et des brebis avec une familiarité qui les ferait prendre pour des oiseaux domestiques et apprivoisés. La nuit elles se retirent dans les forêts sur de grands arbres qu’elles paraissent avoir adoptés et qui sont des espèces de rendez-vous, des points de ralliement où elles se rassemblent le soir de tous côtés, quelquefois de plus de trois lieues à la ronde, et d’où elles se dispersent tous les matins : mais ce genre de vie, qui est commun aux trois espèces de corneilles, ne réussit pas également à toutes ; car les corbines et les mantelées deviennent prodigieusement grasses, au contraire des frayonnes qui sont presque toujours maigres, et ce n’est pas la seule différence qui se remarque entre ces espèces. Sur la fin de l’hiver, qui est le temps de leurs amours, tandis que les frayonnes vont nicher dans d’autres climats, les corbines, qui disparaissent en même temps de la plaine, s’éloignent beaucoup moins ; la plupart se réfugient dans les grandes forêts qui sont à portée, et c’est alors qu’elles rompent la société générale pour former des unions plus intimes et plus douces ; elles se séparent deux à deux et semblent se partager le terrain, qui est toujours une forêt, de manière que chaque paire occupe son district d’environ un quart de lieue de diamètre, dont elle exclut toute autre paire[1], et d’où elle ne s’absente que pour aller à la provision. On assure que ces oiseaux restent constamment appariés toute leur vie ; on prétend même que lorsque l’un des deux vient à mourir, le survivant lui demeure fidèle et passe le reste de ses jours dans une irréprochable viduité.

On reconnaît la femelle à son plumage, qui a moins de lustre et de reflets : elle pond cinq ou six œufs, elle les couve environ trois semaines, et pendant qu’elle couve le mâle lui apporte à manger.

J’ai eu occasion d’examiner un nid de corbine qui m’avait été apporté dans les premiers jours du mois de juillet. On l’avait trouvé sur un chêne à la hauteur de huit pieds, dans un bois en coteau où il y avait d’autres chênes plus grands : ce nid pesait deux ou trois livres ; il était fait en dehors de petites branches et d’épines, entrelacées grossièrement et mastiquées avec de la terre et du crottin de cheval ; le dedans était plus mollet et construit plus soigneusement avec du chevelu de racines. J’y trouvai six petits éclos ; ils étaient encore vivants, quoiqu’ils eussent été vingt-quatre heures sans manger ; ils n’avaient pas les yeux ouverts[2] ; on ne leur apercevait aucune plume, si ce n’est les pennes de l’aile qui commençaient à poindre ; tous avaient la chair mêlée de jaune et de noir, le bout du bec et des ongles jaune, les coins de la bouche blanc sale, le reste du bec et des pieds rougeâtre.

Lorsqu’une buse ou une cresserelle vient à passer près du nid, le père et la mère se réunissent pour les attaquer, et ils se jettent sur elles avec tant de fureur qu’ils les tuent quelquefois en leur crevant la tête à coups de bec. Ils se battent aussi avec les pies-grièches ; mais celles-ci, quoique plus petites, sont si courageuses qu’elles viennent souvent à bout de les vaincre, de les chasser et d’enlever toute la couvée.

Les anciens assurent que les corbines, ainsi que les corbeaux, continuent leurs soins à leurs petits bien au delà du temps où ils sont en état de voler[3]. Cela me paraît vraisemblable ; je suis même porté à croire qu’ils ne se séparent point du tout la première année ; car ces oiseaux étant accoutumés à vivre en société, et cette habitude, qui n’est interrompue que par la ponte et ses suites, devant bientôt les réunir avec des étrangers, n’est-il pas naturel qu’ils continuent la société commencée avec leur famille, et qu’ils la préfèrent même à toute autre ?

La corbine apprend à parler comme le corbeau, et comme lui elle est omnivore : insectes, vers, œufs d’oiseau, voiries, poissons, grains, fruits, toute nourriture lui convient ; elle sait aussi casser les noix en les laissant tomber d’une certaine hauteur[4] ; elle visite les lacets et les pièges, et fait son profit des oiseaux qu’elle y trouve engagés ; elle attaque même le petit gibier affaibli ou blessé, ce qui a donné l’idée dans quelques pays de l’élever pour la fauconnerie[5] ; mais, par une juste alternative, elle devient à son tour la proie d’un ennemi plus fort, tel que le milan, le grand duc, etc.[6].

Son poids est d’environ dix ou douze onces ; elle a douze pennes à la queue, toutes égales, vingt à chaque aile, dont la première est la plus courte et la quatrième la plus longue ; environ trois pieds de vol[7] ; l’ouverture des narines ronde et recouverte par des espèces de soies dirigées en avant ; quelques grains noirs autour des paupières ; le doigt extérieur de chaque pied uni à celui du milieu jusqu’à la première articulation ; la langue fourchue et même effilée, le ventricule peu musculeux, les intestins roulés en un grand nombre de circonvolutions, les cæcums longs d’un demi-pouce, la vésicule du fiel grande et communiquant au tube intestinal par un double conduit[8] ; enfin, le fond des plumes, c’est-à-dire la partie qui ne paraît point au dehors, d’un cendré foncé.

Comme cet oiseau est fort rusé, qu’il a l’odorat très subtil, et qu’il vole ordinairement en grandes troupes, il se laisse difficilement approcher et ne donne guère dans les pièges des oiseleurs. On en attrape cependant quelques-uns à la pipée, en imitant le cri de la chouette et tendant les gluaux sur les plus hautes branches, ou bien en les attirant à la portée du fusil ou même de la sarbacane par le moyen d’un grand duc ou de tel autre oiseau de nuit qu’on élève sur des juchoirs dans un lieu découvert. On les détruit en leur jetant des fèves de marais dont elles sont très friandes, et que l’on a eu la précaution de garnir en dedans d’aiguilles rouillées ; mais la façon la plus singulière de les prendre est celle-ci que je rapporte, parce qu’elle fait connaître le naturel de l’oiseau. Il faut avoir une corbine vivante : on l’attache solidement contre terre, les pieds en haut, par le moyen de deux crochets qui saisissent de chaque côté l’origine des ailes ; dans cette situation pénible elle ne cesse de s’agiter et de crier, les autres corneilles ne manquent pas d’accourir de toutes parts à sa voix comme pour lui donner du secours ; mais la prisonnière, cherchant à s’accrocher à tout pour se tirer d’embarras, saisit avec le bec et les griffes, qu’on lui a laissés libres, toutes celles qui s’approchent et les livre ainsi à l’oiseleur[9]. On les prend encore avec des cornets de papier, appâtés de viande crue : lorsque la corneille introduit sa tête pour saisir l’appât qui est au fond, les bords du cornet qu’on a eu la précaution d’engluer s’attachent aux plumes de son cou, elle en demeure coiffée, et, ne pouvant se débarrasser de cet incommode bandeau qui lui couvre entièrement les yeux, elle prend l’essor et s’élève en l’air presque perpendiculairement (direction la plus avantageuse pour éviter les chocs), jusqu’à ce qu’ayant épuisé ses forces elle retombe de lassitude, et toujours fort près de l’endroit d’où elle était partie. En général, quoique ces corneilles n’aient le vol ni léger ni rapide, elles montent cependant à une très grande hauteur, et lorsqu’une fois elles y sont parvenues elles s’y soutiennent longtemps et tournent beaucoup.

Comme il y a des corbeaux blancs et des corbeaux variés, il y a aussi des corbines blanches[10] et des corbines variées de noir et de blanc[11], lesquelles ont les mêmes mœurs, les mêmes inclinations que les noires.

Frisch dit avoir vu une seule fois une troupe d’hirondelles voyageant avec une bande de corneilles variées, et suivant la même route : il ajoute que ces corneilles variées passent l’été sur les côtes de l’Océan, vivant de tout ce que rejette la mer, que l’automne elles se retirent du côté du Midi, qu’elles ne vont jamais par grandes troupes, et que bien qu’en petit nombre, elles se tiennent à une certaine distance les unes des autres[12], en quoi elles ressemblent tout à fait à la corneille noire, dont elles ne sont apparemment qu’une variété constante, ou, si l’on veut, une race particulière.

Il est fort probable que les corneilles des Maldives, dont parle François Pyrard, ne sont pas d’une autre espèce, puisque ce voyageur, qui les a vues de fort près, n’indique aucune différence : seulement elles sont plus familières et plus hardies que les nôtres ; elles entrent dans les maisons pour prendre ce qui les accommode, et souvent la présence d’un homme ne leur en impose point[13]. Un autre voyageur ajoute que ces corneilles des Indes se plaisent à faire dans une chambre, lorsqu’elles peuvent y pénétrer, toutes les malices qu’on attribue aux singes ; elles dérangent les meubles, les déchirent à coups de bec, renversent les lampes, les encriers, etc.[14].

Enfin, selon Dampier, il y a à la Nouvelle-Hollande[15] et à la Nouvelle-Guinée[16] beaucoup de corneilles qui ressemblent aux nôtres : il y en a aussi à la Nouvelle-Bretagne[17] ; mais il paraît que, quoiqu’il y en ait beaucoup en France, en Angleterre et dans une partie de l’Allemagne, elles sont beaucoup moins répandues dans le nord de l’Europe ; car M. Klein dit que la corbine est rare dans la Prusse[18] ; et il faut qu’elle ne soit point commune en Suède, puisqu’on ne trouve pas même son nom dans le dénombrement qu’a donné M. Linnæus des oiseaux de ce pays. Le P. du Tertre assure aussi qu’il n’y en a point aux Antilles[19], quoique, suivant un autre voyageur[20], elles soient fort communes à la Louisiane.


Notes de Buffon
  1. C’est peut-être ce qui a donné lieu de dire que les corbeaux chassaient leurs petits de leur district sitôt que ces petits étaient en état de voler.
  2. Voyez Aristot., De generatione, lib. iv, cap. vi.
  3. Aristot., Hist. animal., lib. vi, cap. vi.
  4. Plin., lib. x, cap. xii.
  5. Les seigneurs turcs tiennent des éperviers, sacres, faucons, etc., pour la chasse ; les autres de moindre qualité tiennent des corneilles grises et noires, qu’ils peignent de diverses couleurs, qu’ils portent sur le poing de la main droite et qu’ils réclament en criant houb, houb par diverses fois, jusqu’à ce qu’elles reviennent sur le poing. Villamont, p. 677 ; et Voyage de Bender, par le chevalier Belleville, p. 232.
  6. « Ipse vidi milvum, mediâ hieme, cornicem juxta viam publicam deplumantem. » Klein, Ordo avium, p. 177. Voyez ci-dessus l’histoire du grand duc, p. 172.
  7. Willughby ne leur donne que deux pieds de vol ; ce serait moins qu’il n’en donne au choucas : je crois que c’est une faute d’impression.
  8. Willughby, p. 83.
  9. Voyez Gesner, De Avibus, p. 324.
  10. Voyez Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 243. — Salerne, p. 84. M. Brisson ajoute qu’elles ont aussi le bec, les pieds et les ongles blancs.
  11. Frisch, planche 66.
  12. Frisch, planche 66.
  13. Première partie de son Voyage, t. Ier, p. 131.
  14. Voyage d’Orient, du Père Philippe de la Trinité, p. 379.
  15. Voyage de Dampier, t. IV, p. 138.
  16. Voyage de Dampier, t. V, p. 81. Suivant cet auteur, les corneilles de la Nouvelle-Guinée diffèrent des nôtres seulement par la couleur de leurs plumes, dont tout ce qui paraît est noir, mais dont le fond est blanc.
  17. Navigation aux terres Australes, t. II, p. 167.
  18. Ordo avium, p. 58.
  19. Histoire naturelle des Antilles, p. 267, t. II.
  20. Voyez Histoire de la Louisiane, par M. le Page du Pratz, t. II, p. 134 : il y est dit que leur chair est meilleure à manger dans ce pays qu’en France, parce qu’elles n’y vivent point de voiries, en étant empêchées par les carancros, c’est-à-dire par ces espèces de vautours d’Amérique appelés auras ou marchands.
Notes de l’éditeur
  1. Corvus corone [Note de Wikisource : actuellement Corvus corone Linnæus, vulgairement corneille noire]. — D’après certains ornithologistes la Corneille noire ne serait qu’une variété noire de Corneille mantelée (Corvus Cornix L. [Note de Wikisource : actuellement Corvus cornix Linnæus, vulgairement corneille mantelée]). — Les corneilles se distinguent des corbeaux par un bec plus petit, une queue arrondie, tronquée, un plumage lâche et peu brillant.