Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le freux ou la frayonne

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 565-567).

LE FREUX OU LA FRAYONNE

Le freux[NdÉ 1] est d’une grosseur moyenne entre le corbeau et la corbine, et il a la voix plus grave que les autres corneilles : son caractère le plus frappant et le plus distinctif, c’est une peau nue, blanche, farineuse et quelquefois galeuse qui environne la base de son bec, à la place des plumes noires et dirigées en avant, qui dans les autres espèces de corneilles s’étendent jusque sur l’ouverture des narines ; il a aussi le bec moins gros, moins fort et comme râpé. Ces disparités, si superficielles en apparence, en supposent de plus réelles et de plus considérables.

Le freux n’a le bec ainsi râpé, et sa base dégarnie de plumes, que parce que, vivant principalement de grains, de petites racines, de vers, il a coutume d’enfoncer son bec fort avant dans la terre pour y chercher la nourriture qui lui convient[1], ce qui ne peut manquer à la longue de rendre le bec raboteux et de détruire les germes des plumes de sa base, lesquelles sont exposées à un frottement continuel[2] ; cependant il ne faut pas croire que cette peau soit absolument nue ; on y aperçoit souvent de petites plumes isolées, preuve très forte qu’elle n’était point chauve dans le principe, mais qu’elle l’est devenue par une cause étrangère ; en un mot, que c’est une espèce de difformité accidentelle qui s’est changée en un vice héréditaire par les lois connues de la génération.

L’appétit du freux pour les grains, les vers et les insectes, est un appétit exclusif, car il ne touche point aux voiries ni à aucune chair ; il a de plus le ventricule musculeux et les amples intestins des granivores.

Ces oiseaux vont par troupes très nombreuses, et si nombreuses que l’air en est quelquefois obscurci. On imagine tout le dommage que ces hordes de moissonneurs peuvent causer dans les terres nouvellement ensemencées ou dans les moissons qui approchent de la maturité : aussi dans plusieurs pays le gouvernement a-t-il pris des mesures pour les détruire[3]. La Zoologie britannique réclame contre cette proscription, et prétend qu’ils font plus de bien que de mal, en ce qu’ils consomment une grande quantité de ces larves de hannetons et d’autres scarabées qui rongent les racines des plantes utiles, et qui sont si redoutées des laboureurs et des jardiniers[4]. C’est un calcul à faire.

Non seulement le freux vole par troupes, mais il niche aussi, pour ainsi dire, en société avec ceux de son espèce, non sans faire grand bruit, car ce sont des oiseaux très criards, et principalement quand ils ont des petits. On voit quelquefois dix ou douze de leurs nids sur le même chêne et un grand nombre d’arbres ainsi garnis dans la même forêt, ou plutôt dans le même canton[5] ; ils ne cherchent pas les lieux solitaires pour couver ; ils semblent, au contraire, s’approcher dans cette circonstance des endroits habités ; et Schwenckfeld remarque qu’ils préfèrent communément les grands arbres qui bordent les cimetières[6], peut-être parce que ce sont des lieux fréquentés, ou parce qu’ils y trouvent plus de vers qu’ailleurs ; car on ne peut soupçonner qu’ils y soient attirés par l’odeur des cadavres, puisque, comme nous l’avons dit, ils ne touchent point à la chair. Frisch assure que si, dans le temps de la ponte, on s’avance sous les arbres où ils sont ainsi établis, on est bientôt inondé de leur fiente.

Une chose qui pourra paraître singulière, quoique assez conforme à ce qui se passe tous les jours entre des animaux d’autres espèces, c’est que, lorsqu’un couple apparié travaille à faire son nid, il faut que l’un des deux reste pour le garder, tandis que l’autre va chercher des matériaux convenables : sans cette précaution, et s’ils s’absentaient tous deux à la fois, on prétend que leur nid serait pillé et détruit dans un instant par les autres freux habitants du même arbre, chacun d’eux emportant dans son bec son brin d’herbe on de mousse pour l’employer à la construction de son propre nid[7].

Ces oiseaux commencent à nicher au mois de mars, du moins en Angleterre[8] ; ils pondent quatre ou cinq œufs plus petits que ceux du corbeau, mais ayant des taches plus grandes, surtout au gros bout. On dit que le mâle et la femelle couvent tour à tour. Lorsque les petits sont éclos et en état de manger, ils leur dégorgent la nourriture qu’ils savent tenir en réserve dans leur jabot, ou plutôt dans une espèce de poche formée par la dilatation de l’œsophage[9].

Je trouve dans la Zoologie britannique que, la ponte étant finie, ils quittent les arbres où ils avaient niché ; qu’ils n’y reviennent qu’au mois d’août et ne commencent à réparer leurs nids ou à les refaire qu’au mois d’octobre[10]. Cela suppose qu’ils passent à peu près toute l’année en Angleterre ; mais en France, en Silésie et en beaucoup d’autres contrées, ils sont certainement oiseaux de passage, à quelques exceptions près, et avec cette différence qu’en France ils annoncent l’hiver, au lieu qu’en Silésie ils sont les avant-coureurs de la belle saison[11].

Le freux habite en Europe, selon M. Linnæus ; cependant il paraît qu’il y a quelques restrictions à faire à cela, puisque Aldrovande ne croyait pas qu’il s’en trouvât en Italie[12].

On dit que les jeunes sont bons à manger et que les vieux mêmes ne sont pas mauvais, lorsqu’ils sont bien gras[13] ; mais il est fort rare que les vieux prennent de la graisse. Les gens de la campagne ont moins de répugnance pour leur chair, sachant fort bien qu’ils ne vivent pas de charognes, comme la corneille et le corbeau.


Notes de Buffon
  1. Voyez Belon, Nature des oiseaux, p. 282.
  2. M. Daubenton le jeune, garde-démonstrateur du Cabinet d’histoire naturelle au Jardin du Roi, fit dernièrement, en se promenant à la campagne, une observation qui a rapport à ceci. Ce naturaliste, à qui l’ornithologie a déjà tant d’obligations, vit de loin, dans un terrain tout à fait inculte, six corneilles dont il ne put distinguer l’espèce, lesquelles paraissaient fort occupées à soulever et retourner les pierres éparses çà et là pour faire leur profit des vers et des insectes qui étaient cachés dessous. Elles y allaient avec tant d’ardeur qu’elles faisaient sauter les pierres les moins pesantes à deux ou trois pieds. Si ce singulier exercice, que personne n’avait encore attribué aux corneilles, est familier aux freux, c’est une cause de plus qui peut contribuer à user et faire tomber les plumes qui environnent la base de leur bec ; et le nom de tourne-pierre, que jusqu’ici l’on avait appliqué exclusivement au coulonchaud, deviendra désormais un nom générique qui conviendra à plusieurs espèces.
  3. Voyez Aldrovande, Ornithologie, t. Ier, p. 753.
  4. Voyez British Zoology, p. 77.
  5. Frisch, planche 66.
  6. Aviarium Silesiæ, p. 242.
  7. Voyez l’Ornithologie de Willughby, p. 84.
  8. British Zoology, p. 76.
  9. Willughby, p. 84.
  10. British Zoology, loco citato. On dit que les hérons profitent de leur absence pour pondre et couver dans leurs nids. Aldrovande, p. 753.
  11. Voyez Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 243. J’ai vu à Baume-la-Roche, qui est un village de Bourgogne à quelques lieues de Dijon, environné de montagnes et de rochers escarpés, et où la température est sensiblement plus froide qu’à Dijon ; j’ai vu, dis-je, plusieurs fois en été une volée de freux qui logeait et nichait depuis plus d’un siècle, à ce qu’on m’a assuré, dans des trous de rochers exposés au sud-ouest, et où l’on ne pouvait atteindre à leurs nids que très difficilement et en se suspendant à des cordes. Ces freux étaient familiers jusqu’à venir dérober le goûter des moissonneurs : ils s’absentaient sur la fin de l’été pour une couple de mois seulement, après quoi ils revenaient à leur gîte accoutumé. Depuis deux ou trois ans ils ont disparu et ont été remplacés aussitôt par des corneilles mantelées.
  12. « Ejusmodi cornicem, quod sciam, Italia non alit », t. Ier, p. 752.
  13. Belon, Nature des oiseaux, p. 284. M. Hébert m’assure que le freux est presque toujours maigre, en quoi il diffère, dit-il, de la corbine et de la mantelée.
Notes de l’éditeur
  1. Corvus frugilegus L. [Note de Wikisource : actuellement Corvus frugilegus Linnæus, vulgairement corbeau freux].