Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/La corneille mantelée

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 567-570).

LA CORNEILLE MANTELÉE

Cet oiseau[NdÉ 1] se distingue aisément de la corbine et de la frayonne ou du freux par les couleurs de son plumage : il a la tête, la queue et les ailes d’un beau noir avec des reflets bleuâtres, et ce noir tranche avec une espèce de scapulaire gris blanc qui s’étend par devant et par derrière, depuis les épaules jusqu’à l’extrémité du corps ; c’est à cause de cette espèce de scapulaire ou de manteau que les Italiens lui ont donné le nom de monacchia (moinesse), et les Français celui de corneille mantelée.

Elle va par troupes nombreuses comme le freux et elle est peut-être encore plus familière avec l’homme, s’approchant par préférence, surtout pendant l’hiver, des lieux habités, et vivant alors de ce qu’elle trouve dans les égouts, les fumiers, etc.

Elle a encore cela de commun avec le freux qu’elle change de demeure deux fois par an et qu’elle peut être regardée comme un oiseau de passage, car nous la voyons chaque année arriver par très grandes troupes sur la fin de l’automne et repartir au commencement du printemps, dirigeant sa route au nord ; mais nous ne savons pas précisément en quels lieux elle s’arrête : la plupart des auteurs disent qu’elle passe l’été sur les hautes montagnes[1] et qu’elle y fait son nid sur les pins et les sapins ; il faut donc que ce soit sur des montagnes inhabitées et peu connues, comme celles des îles de Shetland, où l’on assure effectivement qu’elle fait sa ponte[2] ; elle niche aussi en Suède[3] dans les bois et par préférence sur les aunes, et sa ponte est ordinairement de quatre œufs ; mais elle ne niche point dans les montagnes de Suisse[4], d’Italie, etc.[5].

Enfin, quoique selon le plus grand nombre des naturalistes elle vive de toute sorte de nourritures, entre autres de vers, d’insectes, de poissons[6], même de chair corrompue, et, par préférence à tout, de laitage[7] ; et quoique d’après cela elle dût être mise au rang des omnivores, cependant comme ceux qui ont ouvert son estomac y ont trouvé de toutes sortes de grains mêlés avec de petites pierres[8], on peut croire qu’elle est plus granivore qu’autre chose, et c’est un troisième trait de conformité avec le freux : dans tout le reste, elle ressemble beaucoup à la corbine ou corneille noire ; c’est à peu près la même taille, le même port, le même cri, le même son de voix, le même vol ; elle a la queue et les ailes, le bec et les pieds, et presque tout ce que l’on connaît de ses parties intérieures conformé de même dans les plus petits détails[9], ou, si elle s’en éloigne en quelque chose, c’est pour se rapprocher de la nature du freux ; elle va souvent avec lui ; comme lui, elle niche sur les arbres[10] ; elle pond quatre ou cinq œufs, mange ceux des petits oiseaux et quelquefois les petits oiseaux eux-mêmes.

Tant de rapports et de traits de ressemblance avec la corbine et avec le freux me feraient soupçonner que la corneille mantelée serait une race métisse produite par le mélange de ces deux espèces ; et, en effet, si elle était une simple variété de la corbine, d’où lui viendrait l’habitude de voler par troupes nombreuses et de changer de demeure deux fois l’année ? ce que ne fit jamais la corbine[11], comme nous l’avons vu ; et si elle était une simple variété du freux, d’où lui viendraient tant d’autres rapports qu’elle a avec la corbine ? au lieu que cette double ressemblance s’explique naturellement en supposant que la corneille mantelée est le produit du mélange de ces deux espèces, qu’elle représente par sa nature mixte et qui tient de l’une et de l’autre. Cette opinion pourrait paraître vraisemblable aux philosophes qui savent combien les analogies physiques sont d’un grand usage pour remonter à l’origine des êtres et renouer le fil des générations ; mais on lui trouvera un nouveau degré de probabilité, si l’on considère que la corneille mantelée est une race nouvelle, qui ne fut ni connue ni nommée par les anciens, et qui par conséquent n’existait pas encore de leur temps, puisque lorsqu’il s’agit d’une race aussi multipliée et aussi familière que celle-ci, il n’y a point de milieu entre n’être pas connue dans un pays et n’y être point du tout. Or, si elle est nouvelle, il faut qu’elle ait été produite par le mélange de deux autres races ; et quelles peuvent être ces deux races, sinon celles qui paraissent avoir plus de rapport, d’analogie, de ressemblance avec elle ?

Frisch dit que la corneille mantelée a deux cris, l’un plus grave et que tout le monde connaît, l’autre plus aigu et qui a quelque rapport avec celui du coq. Il ajoute qu’elle est fort attachée à sa couvée, et que, lorsqu’on coupe par le pied l’arbre où elle a fait son nid, elle se laisse tomber avec l’arbre et s’expose à tout plutôt que d’abandonner sa géniture.

M. Linnæus semble lui appliquer ce que la Zoologie britannique dit du freux qu’elle est utile par la consommation qu’elle fait des insectes destructeurs, dont elle purge ainsi les pâturages[12] ; mais, encore une fois, ne doit-on pas craindre qu’elle consomme elle-même plus de grains que n’auraient fait les insectes dont elle se nourrit ? et n’est-ce pas pour cette raison qu’en plusieurs pays d’Allemagne on a mis sa tête à prix[13] ?

On la prend dans les mêmes pièges que les autres corneilles ; elle se trouve dans presque toutes les contrées de l’Europe, mais en différents temps ; sa chair a une odeur forte et on en fait peu d’usage, si ce n’est parmi le petit peuple.

Je ne sais sur quel fondement M. Klein a pu ranger parmi les corneilles l’hoexotototl, ou oiseau des saules de Fernandez, si ce n’est sur le dire de Seba, qui, décrivant cet oiseau comme le même que celui dont parle Fernandez, le fait aussi gros qu’un pigeon ordinaire, tandis que Fernandez, à l’endroit même cité par Seba, dit que l’hoexotototl est un petit oiseau de la grosseur d’un moineau, ayant à peu près le chant du chardonneret et la chair bonne à manger[14]. Cela ne ressemble pas trop à une corneille, et de telles méprises, qui sont assez fréquentes dans l’ouvrage de Seba, ne peuvent que jeter beaucoup de confusion dans la nomenclature de l’histoire naturelle.


Notes de Buffon
  1. Voyez Aldrov., Ornithol., t. Ier, p. 756. — Schwenckfeld, Aviar. Silesiæ, p. 242. — Belon, Nat. des oiseaux, p. 284, etc.
  2. Voyez British Zoology, p. 76. Les auteurs de cet ouvrage ajoutent que c’est la seule espèce de corneille qui se trouve dans ces îles. Gesner.
  3. Fauna Suecica, p. 25.
  4. Gesner, De Avibus, p. 332.
  5. Aldrovande, Ornithologie, t. Ier, p. 756.
  6. Frisch dit qu’elle épluche fort adroitement les arêtes des poissons, que lorsqu’on vide les étangs elle aperçoit très vite ceux qui restent dans la bouc, et qu’elle ne perd pas de temps à les en tirer. Planche 65. — Avec ce goût, il est tout simple qu’elle se tienne souvent au bord des eaux, mais on n’aurait pas dû pour cela lui donner le nom de corneille aquatique ou de corneille marine, puisque ces dénominations conviendraient au même titre à la corneille noire et au corbeau, lesquels ne sont certainement pas des oiseaux aquatiques.
  7. Voyez Aldrovande, p. 756.
  8. Gesner, De Avibus, p. 333. — Ray, Sinopsis avium, p. 40.
  9. Voyez Willughby, Ornithologia, p. 84.
  10. Frisch remarque qu’elle place son nid, tantôt à la cime des arbres, et tantôt sur les branches inférieures, ce qui supposerait qu’elle fait quelquefois sa ponte en Allemagne. Je viens de m’assurer par moi-même qu’elle niche quelquefois en France, et notamment en Bourgogne. Une volée de ces oiseaux réside constamment depuis deux ou trois années à Baune-la-Roche, dans certains trous de rochers où des corneilles frayonnes étaient ci-devant en possession de nicher tous les ans depuis plus d’un siècle ; ces frayonnes ayant été une année sans revenir, une volée de quinze ou vingt mantelées s’empara aussitôt de leurs gîtes ; elles y ont déjà fait deux couvées, et elles sont actuellement occupées à la troisième (ce 26 mai 1773). C’est encore un trait d’analogie entre les deux espèces.
  11. « Corvus et cornix semper conspicui sunt, nec loca mutant aut latent.} » Aristot., Histor. animalium, lib. ix, cap. xxiii.
  12. « Purgat pascua et prata a vermibus… apud nos relegata, at inaudita et indefensa… » Voyez Systema naturæ, édit. X, p. 106. — Fauna Suecica, no 71.
  13. Frisch, planche 65.
  14. Voyez Fernandez, Hist. Avium Novæ-Hispaniæ, cap. lviii, et le Cabinet de Seba, p. 96. Planche lxi, fig. 1. — La corbine doit être répandue au loin, puisqu’elle se trouve dans la belle suite d’oiseaux que M. Sonnerat vient d’apporter, et qu’il a tirés des Indes, des îles Moluques, et même de la terre des Papous. Cet individu venait des Philippines.
Notes de l’éditeur
  1. Corvus Cornix L. [Note de Wikisource : noms binominal et vulgaire inchangés depuis Linnæus].