CHAPITRE XVIII.

PREUVE DE L’EXISTENCE DE GRANDES NAPPES DE GLACE EN DEHORS DE L’ENCEINTE DES ALPES.


Nous avons vu, au chapitre précédent, qu’il existe des preuves incontestables de la présence d’anciens glaciers dans toutes les vallées alpines : nous avons même démontré qu’à l’époque de leur plus grande extension, les plus étendus débouchaient par les principales vallées de la Suisse, et atteignaient la plaine sur les deux versans des Alpes. Nous allons maintenant passer à une autre série de faits qui prouvent que les glaces ont eu, à une époque antérieure, une extension encore plus grande.

Mais avant de chercher à retracer leurs limites, examinons les phénomènes auxquels nous pourrons reconnaître les effets de leur présence. Nous allons voir qu’ici encore, indépendamment de quelques autres faits moins significatifs, les blocs dispersés d’une certaine manière à la surface du sol, et les roches polies, semblables à celles des vallées alpines, nous serviront surtout de guides.

En parlant des blocs perchés et des anciennes moraines, j’ai évité de les assimiler au phénomène des blocs erratiques, tel qu’on l’observe dans la plaine suisse et dans le Jura, bien qu’ils constituent ce que l’on a appelé les blocs erratiques des vallées alpines, par opposition à ceux de la grande plaine suisse et du Jura. Il y a en effet une distinction à faire entre eux : les blocs erratiques des vallées alpines, descendus des vallées supérieures, dans l’encaissement d’un lit plus ou moins étroit, sont alignés le long des flancs des vallées à des niveaux variables, et forment des traînées continues et parallèles, reposant sur tous les gradins ou autres accidens du sol qu’offrent les parois des vallées dans lesquelles on les observe[1]. Ces traînées sont en outre disposées symétriquement sur les deux rives des vallées ; tandis que les blocs erratiques qu’on rencontre en dehors de l’enceinte des Alpes sont épars à différens niveaux, dans la grande plaine suisse, au pied du Jura et à toutes les hauteurs de son versant méridional, ainsi que dans les vallées intérieures de cette chaîne.

Lorsqu’on a décrit comme un même phénomène les blocs erratiques des Alpes et ceux du Jura, on n’a ni assez fait ressortir les particularités de leur position dans les vallées alpines et en dehors de leur enceinte, ni assez insisté sur la différence constante qu’offrent les grands blocs auxquels seuls il convient de conserver le nom de blocs erratiques, et les petits blocs ou galets roulés qui forment habituellement des amas plus ou moins considérables sous les grands blocs.

Je n’entreprendrai pas de décrire ici la position des blocs erratiques que j’ai observés dans différentes parties de la Suisse ; ce serait une tâche trop longue, et pour ainsi dire un hors-d’œuvre, depuis que ce phénomène a été l’objet des recherches et des publications nombreuses que j’ai citées au chapitre précédent, et auxquelles je renvoie pour les détails. En conséquence je me contenterai de rappeler ce qu’ils présentent de saillant dans leur arrangement, dans leur forme et dans leurs rapports avec le sol sur lequel ils reposent, en ajoutant à ces observations quelques faits qui n’ont pas encore été remarqués dans les limites de la Suisse. Je désire d’autant plus restreindre mes observations aux contrées que je connais plus particulièrement, que l’on trouve dans le manuel géologique de M. De La Bèche un résumé très-bien fait de tout ce qui a été publié sur ce sujet, et qu’il m’importe d’appuyer ma théorie sur des faits dont je puisse répondre.

M. L. de Buch est le premier qui nous ait fait connaître le phénomène des blocs erratiques de la Suisse dans son ensemble[2] ; il a même cherché à le rattacher aux phénomènes analogues du nord de l’Europe. Tout en partageant l’opinion de Saussure relativement au mode de transport de ces blocs (qu’il croit avoir été charriés par de grands courans), il indique d’une manière très-détaillée et avec une rare connaissance des localités, le chemin qu’ils ont suivi pour arriver jusque sur les flancs du Jura. Tous les faits relatifs à cette question sont décrits par lui avec une grande précision ; peut-être cependant appuie-t-il trop sur la position de la région moyenne des blocs dans le Jura. Quant à la manière dont il explique le transport des blocs, je la crois complètement erronée, et je démontrerai plus bas qu’elle est insuffisante pour rendre compte de tous les phénomènes.

Dans la plaine, l’arrangement des blocs n’offre en général rien de particulier ; ils y sont dispersés irrégulièrement sur toute la surface du sol. Cependant M. de Buch a fait l’importante remarque que dans la plaine de Moudon les blocs de gneiss l’emportent sur le granit, et que sur les rives du lac de Neuchâtel les blocs de poudingues de Valorsine occupent le bas des pentes et ne s’élèvent pas sur les cimes, comme ceux de roches granitiques.

Il n’en est pas de même sur la pente méridionale du Jura. Ici, les blocs sont répartis par zones, en face des débouchés des grandes vallées alpines. M. de Buch a même affirmé que ces zones présentaient une courbe régulière, dont le point culminant serait dans le plan de la plus grande impulsion qui a transporté les blocs là où ils se trouvent maintenant, et dont les côtés s’abaisseraient dans la direction de la chaîne à l’est et à l’ouest, à mesure que l’on s’éloigne de ce point. Mais cette prétendue disposition par zones arquées est loin d’être aussi générale et aussi constante qu’on l’a prétendu. Les plus grandes accumulations de blocs correspondent bien plutôt aux mouvemens du terrain sur lequel ils reposent. On sait que la pente méridionale du Jura présente une série de gradins plus ou moins prononcés, correspondant, pour la plupart, à des horizons géologiques, mais dont le niveau absolu n’est pas partout le même pour les mêmes horizons. Le premier de ces étages comprend les rives des lacs de Neuchâtel et de Bienne, au-dessus desquels la molasse forme quelques plateaux peu élevés ; tels que la plaine de Bevaix, celle qui domine Grandson, celle au-dessus de Neuveville, et plusieurs autres. Les crêts néocomiens et le petit vallon de marne bleue qui est sous-jacent forment un second étage très-distinct ; puis l’étage supérieur du portlandien, avec ses marnes, se détache, comme troisième niveau, des couches coralliennes inférieures, qui s’élèvent jusqu’aux sommets des chaînes et forment les pentes les plus raides. Or, l’on trouve des blocs sur chacun de ces gradins. Les plus élevés forment comme des couronnes autour des sommités du Jura, semblables aux couronnement du Kirchet et de la colline de Saint-Triphon (voy. p. 249) ; leur niveau est ordinairement de 3 000 à 3 200, et même 3 300 pieds et au-delà[3]. Entre 3 000 et 2 400 pieds, les flancs du Jura en sont généralement dépourvus, sans doute à cause de leur forte inclinaison, excepté toutefois dans le large couloir de Provence, où ils descendent insensiblement jusqu’à un niveau de 2 300 pieds. En revanche on les trouve, en très-grand nombre, sur les différens gradins portlandiens, à des niveaux de 1 900, de 2 000, de 2 100, de 2 200, de 2 300 et 2 400 pieds ; c’est même sur cet étage des pentes jurassiques qu’ils sont le plus nombreux, depuis le château de Neuveville, par Fontaine-André, Pierre-à-Bot, Trois-Rods, Châtillon, Frésens, Mutruz, etc., jusqu’à la coupure de la vallée de l’Orbe. Le fameux bloc de Pierre-à-Bot, d’un volume de 50 000 pieds cubes environ, se trouve sur cette lisière, à un niveau de 2 177 pieds. Sur la pente septentrionale de Chaumont, l’on trouve un grand bloc à une hauteur de 2 772 pieds ; sur la pente septentrionale de la montagne de Boudry, il y en a un semblable, à 2 592 pieds. Ils sont également abondans sur les crêts néocomiens, à des hauteurs de 1 600, de 1 700 et même de 1 800 pieds. Mais autant ils frappent par leur fréquence sur les crêts de cet étage et sur leur pente extérieure jusqu’au niveau du lac, autant ils sont rares dans la petite vallée de marne qui longe la montagne entre ces crêts et les couches portlandiennes. Enfin l’on trouve des blocs, sur les plateaux de molasse, à la hauteur de 1 500 et de 1 600 pieds, et sur leur pente jusqu’aux bords du lac, dont le niveau est de 1 342 pieds[4]. Cependant, dans cette région inférieure, les blocs sont devenus assez rares, parce qu’on les emploie à la construction des murs du vignoble et qu’on les détruit dans la campagne.

La forme des blocs erratiques du Jura mérite également notre attention. Généralement anguleux, sans traces d’usure ou de frottement, ils ressemblent parfaitement à ces grands blocs de granit qui se délitent dans nos Alpes, suivant les fissures de leur clivage en grand ; leurs angles et leurs arêtes ne sont point émoussés, et si parfois on en rencontre de forme sphéroïdale, ils paraissent bien plutôt s’être désagrégés qu’usés à leurs angles et le long de leurs arêtes. En somme, ils sont non seulement aussi grands, mais même plus grands que ceux que l’on rencontre maintenant dans les vallées alpines et dans la grande plaine suisse.

Il ne saurait y avoir de doute sur l’origine alpine des blocs erratiques du Jura. MM. de Buch, Escher de la Linth et Studer ont même démontré que ceux du Jura vaudois et neuchâtelois proviennent des Alpes valaisannes et du massif du Mont-Blanc ; ceux du Jura bernois, de l’Oberland, et ceux de l’Argovie et de Zurich, des Petits-Cantons. On n’observe que rarement des mélanges de blocs dans ces différens districts, et lorsqu’il s’en trouve, par hasard, quelques traces, c’est toujours sur la limite de ces régions ; d’où je conclus que le phénomène du transport des blocs s’est répété sporadiquement dans chacun des grands couloirs qui descendent des Alpes vers le Jura et vers la plaine du nord de l’Italie.

Le transport de ces blocs des Alpes au Jura a de tout temps vivement préoccupé les géologues ; et comme il est évident que l’agent qui l’a effectué a dû être doué d’une puissance extraordinaire, que n’ont plus les agens de notre époque, on a été obligé de recourir aux hypothèses pour rendre compte d’un phénomène aussi extraordinaire. L’hypothèse de grands courans a pendant long-temps réuni la majorité des suffrages, et au premier abord elle paraît en effet la plus naturelle, parce qu’on a l’habitude d’envisager les courans comme les agents de transport les plus énergiques. Cependant nous verrons qu’elle est loin de rendre compte de tous les phénomènes des blocs erratiques ; aussi les partisans de cette théorie ne s’accordent-ils nullement sur la nature de ces courants et sur les causes qu’ils leur assignent.

De Saussure[5], qui a émis le premier l’idée de grands courants, supposa que la plaine suisse formait un lac qui se serait écoulé par la rupture du Jura au Fort-de-l’Écluse, et que le courant déterminé par cette catastrophe les aurait entraînés dans les localités où on les observe. M. de Buch a très bien fait sentir ce qu’il y a d’invraisemblable dans la supposition d’un seul courant, puisque dans ce cas les blocs, au lieu de se déposer tout le long du Jura, à des niveaux très différents se seraient au contraire accumulés dans la direction de Genève[6]. Pour remédier à l’insuffisance de l’explication de Saussure, M. de Buch, se fondant sur la diversité pétrographique des blocs erratiques dans les diverses régions, admit autant de courants qu’il avait reconnu de régions distinctes. Il distingue en particulier le courant du Valais, celui du cours de l’Aar et celui de la Reuss et de la Limmath. Ces courants auraient reçu, à l’endroit d’où les blocs sont partis, une impulsion extraordinaire, capable de maintenir, à des niveaux respectifs, entre deux eaux, les blocs qu’ils entraînaient dans leur cours ; il prétend expliquer ainsi la différence que l’on remarque entre les blocs de la plaine et des bords du lac de Neuchâtel et ceux des hautes sommités du Jura. Mais cette explication, comme on va le voir, suppose un concours de circonstances tellement extraordinaires, qu’elle ne peut exciter que de justes défiances. Il faudrait d’abord que l’impulsion qui a, dit-on, déterminé le courant que l’on postule, eût enlevé instantanément et simultanément des blocs à des niveaux très-différens (les granits qui se seraient détachés de la cime d’Orneix sont à 5 100 pieds plus haut que le niveau le plus élevé des poudingues de Valorsine) : il faudrait de plus que cette impulsion eût été d’une puissance dont il est impossible de se faire une idée, pour maintenir ces blocs de différens horizons géologiques dans leur direction première et les empêcher de se confondre au milieu des obstacles de toute sorte que le courant a dû rencontrer dans son trajet. Ne sait-on pas qu’avec les canons les plus justes, nos artilleurs ne réussissent pas à imprimer, même à de très-courtes distances, une direction parfaitement parallèle à plusieurs boulets tirés simultanément ? Et l’on voudrait que, par l’effet d’une impulsion, en tout cas bien moins précise, des blocs entraînés dans un milieu aussi mobile qu’un courant d’eau s’y fussent maintenus dans un parallélisme tel que la différence de niveau entre les blocs des différens horizons, qui, au point de départ (la chaîne du Mont-Blanc) était de 5 100 pieds, ne fut que de 2 000 pieds en arrivant sur les flancs du Jura, et cela après avoir franchi un espace de plus de 300 000 pieds ? c’est-à-dire qu’il serait résulté de ce mouvement une convergence uniforme de 3 000 pieds sur un plan très-étendu ; et tout cela pour expliquer la différence qu’on observe entre les blocs qui gisent au sommet de Chaumont et ceux des bords du lac de Neuchâtel ! Mais en admettant même que cela fût possible, comment se fait-il que ces blocs ne se soient pas usés et arrondis pendant le trajet ? car ils ont dû nécessairement s’entrechoquer et se heurter contre les parois des vallées qu’ils traversaient : comment ne s’est-il pas opéré de triage en rapport avec leur volume et leur poids ? Il est vrai que l’on a dit que la rapidité de ces courans était telle qu’ils emportaient également les grands et les petits blocs, que les blocs n’avaient pas le temps de toucher le fond de l’eau, et encore moins de rouler, etc. Mais alors pourquoi ne se sont-ils pas pulvérisés en heurtant contre le Jura, et comment la résistance des milieux se trouve-t-elle ici tout-à-coup sans influence ? Nous verrons plus bas que tous ces phénomènes s’expliquent bien plus naturellement par la supposition de grandes nappes de glace qui auraient recouvert le bassin suisse.

Mais il est d’autres faits qui sont en opposition avec la théorie des courans : c’est, entre autres, la présence des blocs erratiques dans les vallées intérieures de la chaîne du Jura, qui ne s’ouvrent pas directement dans la grande vallée suisse. J’ai signalé ce fait à la société géologique de France, lors de mon passage à Paris, en 1835 ; mais mes observations, que l’on qualifia d’opinion, furent contestées dans le Bulletin[7], comme étant contraires à la théorie généralement reçue du transport des blocs erratiques ; car l’on prétend que les blocs erratiques n’ont franchi les premiers chaînons du Jura que vers la frontière de la vallée du Rhône. Cependant Jean-André DeLuc l’aîné avait déjà fait connaître leur position dans ses voyages[8]. « Quand on va, dit-il, de Môtiers-Travers à Fleurier, on rente contre autant de pierres primitives que si l’on était dans une vallée des Hautes-Alpes. On est là cependant à cinq lieues de l’ouverture de la vallée, du côté du lac ; et cette vallée, près de son ouverture, est pour ainsi dire fermée par deux défilés, l’un appelé la Clusette, et l’autre les Œillons. Au village de Plancemont, situé à la tête d’une grande combe qui se termine à la coupure au-dessus de Couvet, on trouve sa pente couverte d’une quantité considérable de blocs de granit. Au-dessus de Môtiers-Travers, au midi, il y a une petite combe située au-dessous d’une ferme appelée Pierrenoud ; de chaque côté de cette combe on voit sur les pentes un grand nombre de blocs de granit. »

M. DeLuc signale également les blocs erratiques que l’on rencontre sur le revers du Creux-du-Vent, dans le canton de Neuchâtel. La montagne forme ici une sorte de promontoire, sur lequel on voit, vis-à-vis de Noiraigue, à une certaine hauteur, l’un des phénomènes les plus frappans de blocs de granit ; leur grandeur et leur abondance leur donnent l’apparence d’un de ces hameaux communs dans les montagnes : ils sont si rapprochés les uns des autres, qu’ils ne laissent entre eux que des passages étroits gazonnés. L’un d’eux a au moins 25 pieds de long sur 10 à 15 pieds de largeur et de hauteur, sans compter la partie qui est enterrée ; les autres mesurent de 10 à 15 pieds dans tous les sens.

Le Val-de-la-Sagne, situé au nord du Val-de-Travers et à l’ouest du Val-de-Ruz, est aussi cité par M. DeLuc, comme renfermant des blocs erratiques. « Au Crêt-de-la-Sagneon observe, dit-il, des masses de pierres primitives, et aux Pons-Martel, au sud-ouest, on les voit en grande abondance. » Il trouva aussi des blocs de roches primitives près du Dazenet, entre la Chaux-de-Fonds et le Doubs, où les blocs de granit portent le nom de grisons. Ceux qui sont assez gros pour en faire des meules de moulin, se trouvaient sur la pente qui descend vers le Doubs. Il en observa jusqu’au delà de Pontarlier et d’Ornans. Enfin le Val-de-St-Imier est, selon lui, un véritable magasin de pierres primitives ; et cependant il est fermé du côté de la chaîne des Alpes. Les éminences même qui sont entre cette vallée et le cours du Doubs sont parsemées de blocs et de masses plus petites des mêmes pierres. Près de Pierre-Pertuis, le sol se compose en entier de fragmens de pierres primitives, mêlées de pierres calcaires. M. DeLuc remarqua un beau bloc de serpentine parmi ceux de granit.

Habitant ces contrées, que j’ai parcourues dans tous les sens, j’aurais pu citer un bien plus grand nombre d’exemples de blocs erratiques gisant dans les vallées intérieures du Jura, et décrire leur position dans une foule de localités très-remarquables, par exemple, à Pertuis, au nord du Val-de-Ruz, au fond du Creux-du-Vent, et au nord du Mont-Aubert ; mais j’ai préféré rappeler simplement les faits déjà mentionnés par l’illustre géologue de Genève, afin de repousser plus sûrement les imputations d’inexactitude qui m’ont été adressées, et que j’ai rapportées plus haut. D’un autre côté, ces relations plus anciennes gagnent chaque jour en intérêt, puisqu’elles signalent de grands blocs en des endroits où l’on n’en trouve plus aujourd’hui ; on sait en effet que l’emploi qu’on en fait pour différens usages et surtout pour la construction de murs, contribue chaque jour à les faire disparaître à mesure que les cultures s’augmentent.

La disposition des blocs par zones, que M. de Buch a si bien démontrée, est elle-même un argument irrésistible contre sa théorie des courans. En effet, des courans distincts et simultanés dans les vallées du Rhône, de l’Aar, de la Reuss et de la Limmath, après s’être dirigés droit sur le Jura, auraient dû s’écouler soit à l’est, soit à l’ouest, et confondre au pied du Jura les blocs de tous les bassins en coulées longitudinales, au lieu de les déposer par zones distinctes le long de ses pentes. M. de Buch affirme, il est vrai, que les blocs de chaque coulée ont eu leur maximum de hauteur en face de la vallée d’où ils proviennent, et qu’ils s’abaissaient à distance des deux côtés de ce point ; mais nous avons vu que l’observation ne confirme pas ce point de la théorie.

D’ailleurs, cette disposition arquée des zones de blocs serait démontrée, que la difficulté d’expliquer, à l’aide de courans, la position des blocs sur les crêtes les plus hardies, tandis que les vallons intermédiaires en sont dépourvus, n’en existerait pas moins. Ne sait-on pas en effet que même les courans d’une vitesse modérée, lorsqu’ils viennent se briser contre des rochers, déterminent des tournans et des remous d’une violence extrême, qui entraînent tout ce qui est mobile dans leur cours ? Et l’on voudrait que des courans d’un volume et d’une vitesse suffisans pour transporter des masses comme les blocs erratiques, aient pu les déposer dans les positions qu’ils occupent maintenant, de manière que les remous auraient passé par dessus sans les déranger ? Ou bien, si c’est le remous lui-même qui les a déposés, pourquoi ne les a-t-il pas entraînés dans les régions inférieures, au lieu d’en couronner les crêtes ?

Enfin, le fait d’aussi grands courans que ceux que l’on nous dit avoir passé par dessus la Suisse, est en lui-même une énigme. Et si, à l’occasion des surfaces polies et des stries du centre des Alpes, que d’autres auteurs prétendent également avoir été occasionnées par l’eau, nous nous sommes crus autorisés à demander d’où provenait l’eau qui aurait exercé une aussi grande action sur les rochers, à bien plus forte raison sommes-nous en droit de demander où l’on place les réservoirs qui auraient pu alimenter des courans pendant un temps assez long, et leur imprimer une impulsion assez puissante pour transporter simultanément des blocs de toutes les crêtes des Alpes dans toutes les directions, et jusque sur le sommet du Jura.

Que l’on combine maintenant cette théorie avec le soulèvement des Alpes ; que l’on substitue à des courans d’eau des courans de boue ou de limon formés à la manière des éboulemens de la Dent-du-Midi, de la chute et de la fonte des glaciers, ou de toute autre manière, toujours est-il qu’arrivés jusqu’au Jura, avec une vitesse quelconque, ces courans auraient dû s’écouler une fois, soit à l’est, soit à l’ouest ; ils auraient par conséquent dû former des traînées longitudinales qui ne se retrouvent nulle part. Ou, si l’on suppose que la partie liquide seule s’est écoulée, comment a-t-elle pu le faire sans que nos lacs soient restés comblés ? ou si, entassant supposition sur supposition, l’on admet que les parties menues seules se sont écoulées, et que les grands blocs sont restés en place, comment expliquer cette couche de fin sable et de petits cailloux qui forme encore sur tant de points la base sur laquelle les grands blocs anguleux reposent ? et surtout, enfin, comment expliquer, dans la théorie des courans, la forme anguleuse des blocs erratiques, qui, comme nous l’avons vu plus haut, est un de leurs caractères les plus saillans ?

M. Lyell[9], pour concilier les divers phénomènes que présentent les blocs, proposa une autre explication. Il suppose que le transport des blocs anguleux s’est effectué sur des radeaux de glace charriés par des courans d’eau, à-peu-près de la même manière que les glaces du Nord charrient les blocs qu’elles déposent sur les côtes septentrionales de l’Europe. M. Lyell cite plusieurs exemples de blocs transportés ainsi à de grandes distances, par des massifs de glace que le poids des blocs fait enfoncer aux trois quarts de leur volume. Cette explication, quoique très-ingénieuse, n’est cependant pas applicable aux blocs erratiques du Jura, et voici pourquoi. Les blocs erratiques du Jura ne gisent pas immédiatement sur le sol. Partout où les cailloux roulés, qui accompagnent d’ordinaire les grands blocs, n’ont pas été remaniés par des influences postérieures, on remarque qu’ils forment une couche de quelques pouces, et quelquefois même de plusieurs pieds, sur laquelle reposent les blocs anguleux. Ces cailloux sont très-arrondis, voire même polis et entassés de telle manière, que les plus gros sont à la surface, et les plus petits, qui passent souvent à un fin sable, au fond, immédiatement sur les roches polies. Or, le mode de transport de M. Lyell expliquerait bien pourquoi les blocs ne sont pas arrondis, attendu qu’ils auraient été protégés par la glace qui les revêtait ; mais il ne rend nullement compte de la présence de ces cailloux arrondis qui se trouvent dessous, non plus que de la formation des roches polies et des stries sur lesquelles cette couche repose.

Antérieurement à la théorie des courans, J. A. DeLuc l’aîné[10] avait proposé une autre explication du transport des blocs erratiques. Il leur assignait une origine très-différente, suivant leur position dans l’intérieur du Jura ou sur le revers extérieur de cette chaîne. Il supposait que ceux de l’extérieur avaient été lancés à travers les airs jusque sur le Jura, par des éruptions survenues dans la chaîne des Alpes, tandis qu’il attribuait ceux qu’on trouve dans l’intérieur des chaînes à des éruptions de gaz, occasionnées par l’enfoncement des couches qui auraient formé les vallées. De Saussure a déjà fait remarquer tout ce que cette hypothèse a d’invraisemblable, et l’étude des phénomènes de soulèvement l’a rendue complètement inadmissible. « Les naturalistes savent bien, dit-il, que les granits ne se forment pas dans la terre comme des truffes, et ne croissent pas comme des sapins sur les roches calcaires »[11] De Saussure démontre également l’impossibilité d’une projection des blocs à travers les airs ; « car, dit-il, des masses d’un poids aussi énorme, venant d’aussi loin que le centre des Alpes, et par conséquent par une trajectoire prodigieusement élevée, auraient fracassé les rochers et auraient formé des enfoncemens considérables ; mais, au contraire, elles ne reposent que sur la surface du roc, et ne le touchent que par un petit nombre de points. Leur chute au travers de l’air, ne fût-elle que de la hauteur de 8 à 10 pieds, aurait produit des excavations sur un roc calcaire qui n’est même pas des plus durs dans son genre »[12]. À ces objections, M. L. de Buch en a ajouté d’autres non moins concluantes, qu’il tire de la direction qu’ont suivie les blocs dans leur transport et des niveaux qu’ils occupent maintenant[13].

D’autres naturalistes, entre autres Dolomieu et Ebel, supposaient que les blocs erratiques avaient été transportés des Alpes jusqu’au Jura sur une pente inclinée, mais que des révolutions postérieures ayant enlevé le sol de ce plan incliné et creusé la grande vallée suisse, les blocs seraient restés en place dans les endroits où on les observe maintenant. Cette théorie se réfute d’elle-même par le fait que le transport des blocs erratiques est le dernier des grands phénomènes géologiques qui se sont passés à la surface du sol suisse ; il est d’ailleurs démontrable que nos lacs existaient déjà lors de leur transport.

Ces considérations suffiront sans doute pour convaincre les plus obstinés de l’insuffisance des diverses théories que nous venons de passer en revue. J’espère surtout avoir démontré que l’hypothèse de grands courans n’est pas plus admissible que les autres, la supposition d’un transport aussi violent étant en désaccord avec les faits les plus évidens. Nous aurons maintenant à rechercher s’il n’y a pas, dans l’ensemble du phénomène des blocs erratiques, des détails qui parlent en faveur d’un transport lent et paisible, analogue à celui qu’effectuent, de nos jours, les glaciers de nos Alpes.

Nous venons de voir (p. 284) que les blocs erratiques du Jura reposent généralement sur une couche de galets et de cailloux, intermédiaire entre eux et la surface du sol, qui est habituellement polie et striée ; que ces cailloux sont très-arrondis et entassés de telle façon que les plus gros sont en haut, tandis que les plus petits, qui passent à un fin sable, occupent le fond et reposent immédiatement sur les surfaces polies. Cette disposition, qui est constante, s’oppose par conséquent à toute idée d’un charriage par des courans ; car, dans ce dernier cas, l’ordre de superposition des cailloux arrondis serait inverse. D’un autre côté, si l’on se rappelle que les glaciers actuels montrent à leur base une couche tout-à-fait semblable, qui est intermédiaire entre la glace et le fond (la couche de boue ou de gravier, voy. p. 184) ; que cette couche est l’instrument qui sert encore de nos jours à polir et à strier les rochers sur lesquels repose le glacier, nous serons naturellement conduits à assigner une origine semblable à ces cailloux et à ce fin sable qui accompagnent les blocs erratiques, du moment que la présence des glaces nous sera démontrée par d’autres faits.

La présence d’un fin sable à la surface des roches polies nous prouve en outre qu’aucune cause puissante n’a agi, ou qu’aucune catastrophe importante n’a atteint la surface du Jura, depuis l’époque du transport des blocs erratiques, ou, en d’autres termes, que ces roches, qui furent polies lors du transport des blocs, n’ont pas été disloquées depuis. Mais comme ces roches polies se trouvent sur toute la rive septentrionale des lacs de Neuchâtel et de Bienne, nous en concluons que les lacs suisses existaient déjà à cette époque ; de même que la continuité des moraines sur les deux rives du lac de Genève nous fournit la preuve que ce bassin aussi est antérieur au transport des blocs, puisqu’il a précédé la formation des moraines.

Indépendamment de cette couche de cailloux roulés et de sable intermédiaire entre les blocs erratiques et les roches polies, on remarque encore, sur plusieurs points de la pente du Jura, des dépôts stratifiés de ces mêmes débris, qui se rattachent sans doute aussi au grand phénomène du transport des blocs, mais qui doivent leur disposition actuelle à des accidens particuliers. Ces dépôts se composent de galets arrondis, d’un sable plus ou moins fin, et parfois même de limon : tous ces matériaux sont parfaitement identiques avec ceux de la couche de gravier qui se trouve sous les blocs ; leur stratification est irrégulière, par lits diversement inclinés et s’enchevêtrant fréquemment les uns dans les autres ; leur position varie autant que leur arrangement intérieur ; cependant c’est le plus souvent au bord des gradins et dans les dépressions du sol qu’ils se trouvent. Le plus bel exemple d’un pareil dépôt se voit au-dessus de Neuchâtel, au Plan, à l’embranchement de l’ancienne et de la nouvelle route de la montagne. J’ai la conviction que ces dépôts se sont formés de la même manière que les moraines stratifiées (voy. p. 217), c’est-à-dire sous l’influence d’une flaque d’eau encaissée au bord de la glace.

Un autre phénomène plus important que ces dépôts stratifiés, c’est la présence de roches polies dans le Jura. Les habitans du Jura les appellent des laves, sans doute parce qu’ils attribuent leur apparence particulière à l’action des eaux. On les trouve sur tout le versant méridional du Jura, depuis le Fort-de-l’Écluse jusqu’aux environs d’Aarau, accompagnant souvent les blocs erratiques. Ce sont des surfaces unies, complètement indépendantes de la stratification des couches et de la direction de la chaîne du Jura ; elles s’étendent sur toute la surface du sol, suivant ses ondulations, passant également par dessus le terrain néocomien et le terrain jurassique, pénétrant dans les dépressions qui forment de petites vallées, et s’élevant sur les crêtes les plus isolées. Elles présentent un poli aussi uni que la surface d’un miroir, partout où la roche a été mise récemment à découvert, c’est-à-dire débarrassée de la terre, du gravier et du sable qui la recouvrent généralement. Ces surfaces sont tantôt planes, tantôt ondulées, souvent même traversées de sillons plus ou moins profonds et sinueux, ou de bosses longitudinales très-arrondies, mais qui ne sont jamais dirigées dans le sens de la plus grande pente de la montagne ; au contraire, de même que les gibbosités ces sillons sont obliques et longitudinaux ; direction qui exclut toute idée d’un courant ou de l’action des agens atmosphériques comme cause de ces érosions. Un fait très-curieux, que l’on ne saurait non plus concilier avec l’action de l’eau, c’est que ces polis sont uniformes, alors même que la roche se compose de fragmens de différente dureté, comme, par exemple, les brèches du portlandien. Les fossiles qui se trouvent souvent à la surface de ces roches sont tranchés et uniformément polis (voy. Pl. 18, fig. 5), comme dans des plaques de marbre polies artificiellement.

On remarque, en outre, sur ces surfaces polies, lorsqu’elles sont très-bien conservées, les mêmes fines stries que nous avons signalées sous les glaciers actuels et sur les anciennes surfaces polies des Alpes. Ce sont de fines lignes droites, continues, semblables aux traits que pourrait produire une pointe de diamant sur du verre, et qui suivent en général la direction des sillons obliques, mais en se croisant souvent sous des angles aigus. C’est ainsi qu’on les observe souvent à la surface du néocomien, dans les environs de Neuchâtel, entre autres au Mail, et sur le portlandien, au Plan, au-dessus de la ville, à l’endroit où l’ancienne route joint la nouvelle. Les plus remarquables cependant se voient à quelque distance de Neuchâtel ; telles sont, par exemple, les grandes laves des Combettes, au-dessus du Landeron (voy. Pl. 17), celles qu’on remarque à la surface du portlandien, sur la lisière des vignes et de la forêt, dans les environs de Saint-Aubin, sous les murs de la Route-Neuve, et au-dessous de Concise.

Dans les dépressions du sol, comme au Plan, la direction des stries contraste avec celle des pentes régulières ; au lieu de se rattacher à la marche générale de la glace, elles indiquent des mouvemens latéraux déterminés par le relief du sol. On les observe alors aussi bien sur les tranches latérales des couches que sur leur tête, et on les voit traverser toutes les inégalités, comme sur les roches moutonnées des Alpes.

Ces roches polies et striées ne sont pas seulement propres aux pentes du Jura, on les retrouve également à leur pied, au fond de la grande vallée suisse, partout où le sol est calcaire, par exemple, au pied de la colline de Chamblon, près d’Yverdon. J’insiste sur ce point, parce qu’il prouve que l’on ne saurait attribuer les stries des roches polies à l’action de glaces flottantes qui n’auraient eu aucune prise sur le fond des vallées. Je les ai de même retrouvées avec tous leurs traits caractéristiques dans les vallées intérieures du Jura, au nord-est de Bellegarde, dans la vallée de Chézery et dans la vallée du lac de Joux. En revanche, je ne les ai jamais rencontrées dans le fond des petites vallées longitudinales abritées par les abruptes des différentes ceintures de couches dont se composent nos chaînes, ni sur l’escarpement même de ceux de ces abruptes qui sont tournés vers la montagne ; tandis que j’en ai remarqué sur plusieurs abruptes tournés vers les Alpes, par exemple, le long de la nouvelle route entre Saint-Aubin et le château de Vaumarcus. Toutes ces roches polies présentent les mêmes caractères que celles des Alpes ; cependant la différence minéralogique des roches des deux chaînes, et celle, bien plus grande encore, des accidens orographiques, leur donne une apparence extérieure particulière. Les flancs du Jura suivant généralement la pente des couches, les surfaces polies planes y sont bien plus fréquentes que dans les Alpes ; les roches moutonnées, au contraire, ne s’observent dans le Jura que là où les têtes de couches ont subi l’action polissante des glaces sur de grandes étendues ; par exemple, près du tirage de Saint-Blaise. Dans les Alpes, c’est l’inverse : les roches moutonnées sont beaucoup plus fréquentes que les surfaces unies, et cela se conçoit ; des roches aussi accidentées que celles qui forment les parois des vallées alpines présentent rarement de grandes surfaces régulières, tandis que toutes les conditions nécessaires à la formation des dômes arrondis et entrecoupés de dépressions se trouvent fréquemment réunies.

Je ne pense pas que personne puisse confondre les surfaces polies des pentes du Jura avec les polis que présentent souvent les salbandes des failles et les surfaces de stratification qui ont glissé les unes sur les autres. Cependant je vais indiquer brièvement les différences qu’elles présentent. Les premières, pénétrant verticalement ou obliquement à travers plusieurs couches, ne sont visibles que là où l’un des côtés de la roche en rupture s’est enfoncé ; elles ne sont jamais à découvert sur de grandes surfaces comme les laves. Les secondes présentent quelquefois des surfaces assez étendues, lorsque les couches supérieures au glissement ont été enlevées ; mais alors les rainures ou les sillons produits par le glissement sont dans le sens de la plus grande pente, ce qui ne se voit nulle part à la surface des laves.

Les surfaces polies par l’action des eaux se reconnaissent également à des caractères particuliers que nous avons décrits plus haut, soit qu’elles aient été produites par des eaux courantes ou par des masses d’eau plus considérables contenues dans un bassin. Dans le premier cas, ce sont des sillons sinueux descendant toujours, tandis que les sillons et les gibbosités des laves montent et descendent, suivant les accidens de la roche polie. Dans le second cas, les eaux qui sont jetées sur les rivages par les vents, rentrant toujours en équilibre, forment des sillons inégaux plus ou moins profonds, qui suivent généralement la ligne de plus grande pente, à moins que des accidens locaux ne leur impriment une direction particulière. On peut étudier tous ces accidens divers dans les environs de Neuchâtel, en comparant les sur faces polies du Mail avec les érosions produites par le lac, dans le prolongement des mêmes couches au-dessous du cimetière, et avec les sinuosités qui ont été produites par le Seyon dans ses gorges. D’ailleurs les surfaces polies par l’action de l’eau ne sont jamais aussi lisses que les laves ou les surfaces polies par les glaciers ; elles présentent en outre des creux et des arêtes saillantes, tandis que ces dernières sont bosselées et arrondies. Que l’eau charrie du sable et du limon, ou non, les effets sont les mêmes ; seulement ils sont plus lents dans ce dernier cas.

N’ayant pas visité les côtes de la mer depuis que je m’occupe de ces questions, je n’ai pas encore eu l’occasion d’étudier les effets du flux et du reflux et des grands courans sur les roches de différente nature ; mais je ne pense pas qu’ils puissent différer beaucoup de ce que l’on observe sur les bords de nos lacs. Je n’ai pas encore pu non plus examiner l’influence qu’exercent sur les rivages de grandes masses d’eau charriant des glaces ; je doute cependant qu’elles agissent différemment des eaux ordinaires. Ce qui est certain, c’est que, dans les lits de nos rivières et sur les bords de nos lacs, ces effets se confondent. D’ailleurs, il est évident que les glaces flottantes ne sauraient avoir d’action au-dessous du niveau des eaux qui les charrient ; par conséquent, si les surfaces polies étaient dues à des glaces flottantes, les sillons et les stries devraient être à des niveaux en harmonie avec des rivages aussi étendus que la chaîne du Jura, et ne point présenter cet aspect uniforme sur toute sa pente, et même à ses pieds.

Nous avons vu plus haut, en traitant de l’effet des glaciers sur leur fond, qu’il n’y a que l’action d’une masse de glace reposant immédiatement sur le sol et se mouvant à sa surface, qui puisse produire des effets semblables : or, comme l’aspect des roches polies des Alpes est le même que celui des laves du Jura, on est tout naturellement conduit à admettre que ces deux phénomènes ont été produits par des causes semblables. Si les sillons sont plus fréquens sur les roches polies du Jura que sur celles des Alpes, il faut l’attribuer aux nombreuses fissures plus ou moins rectilignes qui existent dans les couches de nos calcaires jurassiques, et qui sont remplacées par une sorte de clivage irrégulier, dans les roches granitiques schisteuses de nos Alpes.

Les lapiaz sont encore un autre phénomène qui vient à l’appui des conclusions que nous avons tirées des faits précédens. J’ai fait remarquer, en parlant des lapiaz des Alpes, que les sillons auxquels on a donné ce nom, ne sont pas dus à l’action directe du glacier, mais à celle des eaux qui circulent sur son fond, et dont le cours est bridé par la position de la glace. Ceci nous explique, la présence d’érosions dans des positions souvent très-bizarres, où l’on ne devrait pas s’attendre à en rencontrer lorsqu’on ne considère que le relief du terrain. De semblables sillons s’observent dans une foule de localités du Jura, dans des positions telles, que l’on ne saurait admettre que les eaux s’y sont creusé des canaux, sans avoir été encaissées entre des parois dominant la position actuelle des sillons. À moins d’admettre que ces parois ont disparu depuis que ces sillons ont été creusés, ce qui est très-invraisemblable, l’on est bien obligé de chercher une autre explication. Or, rien n’est plus facile, du moment que les faits que nous avons déjà examinés démontrent l’existence de grandes nappes de glaces adossées au Jura. L’on est tout naturellement conduit à les attribuer aux filets d’eau circulant sous les glaces du Jura, et leur position dans des localités où les eaux ne pourraient pas s’écouler naturellement n’a plus rien d’extraordinaire.

Les lapiaz les plus remarquables du Jura sont ceux qui dominent Châtillon, au-dessus de Bevaix, ceux de la perte de Boujean, le long de la route de Bienne à Sonceboz, et ceux du sommet du Marchairu, dans le Jura vaudois, qui s’élèvent jusqu’à une hauteur absolue de 4 490 pieds. Dans les fentes de ces lapiaz, on trouve encore assez souvent des galets arrondis de roches alpines.

Les différences que l’on remarque entre les lapiaz du Jura et ceux des Alpes dépendent, comme celles des roches polies, de la configuration orographique des deux chaînes : dans le Jura, on les observe sur des surfaces étendues, tandis que, dans les Alpes, elles se voient généralement sur des roches plus ou moins accidentées.

Enfin on voit, dans plusieurs endroits du Jura, des espèces de couloirs, et même des entonnoirs plus ou moins profonds pénétrant verticalement dans la roche, et dont les parois sont unies et même creusées, comme les creux des cascades, et cela en des endroits qui ne sont point dominés par des rochers, et sur lesquels il ne pourrait par conséquent point tomber de cascades maintenant. J’ai observé des creux semblables au dessus de Bevaix et au dessus de Beaujean, et je ne doute pas qu’ils ne proviennent de cascades qui se précipitaient dans l’intérieur des glaces du Jura, de la même manière que cela a lieu dans les glaciers. On voit de ces couloirs et de ces entonnoirs à-peu-près partout où l’on observe des lapiaz, et la liaison de ces deux accidens du sol n’est pas l’indice le moins certain que c’est réellement à des cascades qu’il faut attribuer les érosions les plus profondes.

L’occurrence simultanée, dans le Jura, de phénomènes qui, dans les Alpes, se rattachent évidemment à la présence des glaciers, et que l’on ne rencontre nulle part ailleurs dans des corrélations semblables, nous conduit tout naturellement à cette conclusion : que les blocs erratiques, les surfaces polies et les lapiaz doivent leur origine à l’action de glaces qui, à une certaine époque, ont dû couvrir les flancs de nos chaînes jurassiques. Mais de quelle nature étaient ces glaces, quelle était leur étendue, et quelle origine peut-on leur assigner à raison de leur étendue ? Voilà les questions qu’il nous reste encore à examiner.

C’est à MM. Venetz et de Charpentier qu’appartient le mérite d’avoir démontré la liaison intime qui existe, dans les Alpes, entre les glaciers et les anciennes moraines, qui en sont souvent fort éloignées. Partant du point de vue que les blocs erratiques du Jura sont des moraines, M. de Charpentier n’a vu dans la répartition de ces blocs que le résultat d’une extension extraordinaire des glaciers des Alpes, qui auraient poussé leurs moraines jusqu’au faîte du Jura ; et pour mettre cette théorie en rapport avec les circonstances climatologiques de nos latitudes, il suppose que la chaîne des Alpes a eu autrefois une élévation bien plus considérable, qui lui permit d’entretenir des glaciers d’une pareille étendue ; mais qu’à mesure qu’elle s’est affaissée, les glaciers se sont retirés dans les vallées supérieures qu’ils occupent aujourd’hui[14].

Jusqu’ici rien ne prouve cette élévation extraordinaire des Alpes. Nous avons d’ailleurs vu, en traitant de la forme actuelle des glaciers, que leur longueur dépend moins de la hauteur des cimes auxquelles ils se rattachent, que de la disposition des mers de glace qui les alimentent. De plus, si les blocs erratiques étaient réellement des moraines poussées en avant par un immense glacier, ils devraient former des remparts comme les moraines terminales de nos jours, et si c’étaient des moraines latérales, ils devraient être alignés sur deux rangs, ce qui n’a pas lieu[15]. Enfin, et ceci mérite surtout d’être pris en considération, les blocs, au lieu d’avoir conservé leurs arêtes et leurs angles tranchans, devraient être plus ébréchés et plus arrondis que ceux des moraines actuelles, à raison du long trajet qu’ils auraient eu à parcourir, et pendant lequel ils auraient dû s’écorner et s’user sur toutes leurs faces.

D’un autre côté, si les blocs erratiques qui gisent dans la plaine suisse, sur le flanc méridional du Jura et jusqu’à son sommet, étaient réellement des moraines dont on pût suivre la trace jusqu’au fond des hautes vallées des Alpes, comme le veut M. de Charpentier, il n’y aurait pas de raison de ne pas attribuer au même mode de transport les blocs qu’on rencontre dans les vallées intérieures du Jura, où on les observe en très-grand nombre et accompagnés des mêmes phénomènes (pag. 278 et 279), et l’on serait dès lors forcé d’admettre que les glaces ont rempli toutes les vallées dans lesquelles il y a des blocs et des surfaces polies, ce qui est tout-à-fait contraire à l’idée d’un grand glacier venant des Alpes et s’adossant contre le Jura.

Mais les phénomènes que M. de Charpentier reconnaît être le produit des glaces ne sont nullement limités au Jura. Depuis que l’on a compris leur importance géologique, on les a observés en bien des endroits. Nous avons vu plus haut que M. Renoir a fait la découverte importante de roches polies présentant les mêmes caractères qu’en Suisse, et accompagnées de moraines, sur un grand nombre de points de la chaîne des Vosges. Sans avoir comparé lui-même ces phénomènes avec ceux des Alpes, M. le capitaine Le Blanc, lors de la réunion de la société géologique de France à Porrentruy, avait déjà indiqué l’analogie qu’il avait cru remarquer entre les blocs erratiques de Giromagny et les moraines. Enfin M. Hogard, qui a fait une étude détaillée des Vosges, vient de confirmer les observations de son compatriote, M. Renoir[16].

La présence de ces phénomènes dans la chaîne des Vosges est d’autant plus importante que l’on n’a jamais signalé ces montagnes comme le théâtre de puissans effets dus à des courans. Or, à moins d’admettre que les Vosges aussi ont été plus élevées à une certaine époque qu’elles ne le sont maintenant, on ne peut se dispenser de rapporter toutes ces traces des glaces à un seul grand phénomène qui s’est manifesté partout où l’on rencontre des blocs erratiques, des surfaces polies et striées, des lapiaz, etc. Les roches polies, en particulier, nous attestent sa présence dans une foule de localités, car elles sont très-répandues non seulement dans le Jura, les Alpes et les Vosges, mais encore dans tout le nord de l’Europe. M. le comte de Lasteyrie[17] passe pour être le premier qui les ait signalées dans la Scandinavie. M. Alexandre Brongniart[18] les y a également observées et décrites. Enfin M. Sefstrœm[19] les a étudiées d’une manière toute particulière, en s’appliquant surtout à faire ressortir l’importance des stries qu’on remarque sur ces surfaces polies, leur continuité sur de grandes étendues et leur direction invariable dans des conditions semblables. Partant de l’idée, que tous les terrains meubles qui recouvrent la surface de nos continens ont été charriés par un grand courant dirigé du nord au sud, il suppose que l’eau en se mouvant avec une grande force, aurait usé, arrondi et poli la surface des rochers, et que les fins graviers entraînés par ce courant y auraient déterminé ces stries remarquables, qui, dit-il, sont souvent aussi fines et aussi nettes que si elles avaient été gravées par des diamans. Cependant M. Sefstrœm cite lui-même un fait remarquable qui prouve que ces stries ne peuvent pas avoir été produites par des courans. « On voit, dit-il, près de la grande cascade de la Dalelf, aux environs d’Avestad, ainsi que près de la soi-disant petite cascade, plusieurs rochers pourvus de stries d’une rare beauté. Ces stries forment, avec la direction de la rivière, un angle de 73 à 86 degrés ; la Dalelf coule par dessus ces stries depuis un grand nombre de siècles, entraînant dans son cours une masse de sable, de pierres et de gravier, qui tend nécessairement à les effacer. Néanmoins, cette action oblitérante est si peu sensible, que les stries sont encore d’une netteté parfaite. »[20] Je suis convaincu que la supposition de grands glaciers se rattachant aux glaces polaires et s’avançant du nord de la Scandinavie vers la pleine continentale, rendrait mieux compte de la formation et de la direction de ces stries que le grand courant universel de M. Sefstrœm ou tout autre courant quelconque. M. Élie de Beaumont m’a fait voir un très-beau fragment de ces roches polies que lui a adressé M. Berzelius, et qui se trouve mentionné dans les Instructions pour les géologues de l’expédition du Nord, rédigées par le savant académicien de Paris. Le poli et les stries de la surface de ce porphyre ne diffèrent en rien de ceux des roches polies de la Suisse.

En Angleterre, les roches polies ont été observées dans différentes localités. Déjà Sir James Hall les avait signalées dans les environs d’Edimbourg. Plus tard MM. Sedgwick et Buckland les ont remarquées dans les comtés de Westmoreland et de Cumberland. M. de Verneuil, qui a visité plusieurs de ces localités, m’en a rapporté un fragment de calcaire magnésien, détaché de la surface du sol et qui présente exactement la même apparence que les roches polies du Landeron.

Il n’y a, je crois, qu’une manière de rendre compte de tous ces faits et de les lier avec l’ensemble des phénomènes géologiques connus, c’est d’admettre qu’à la fin de l’époque géologique qui a précédé le soulèvement des Alpes, la terre s’est couverte d’une immense nappe de glace dans laquelle les mammouth de Sibérie ont été ensevelis, et qui s’étendait au sud aussi loin que le phénomène des blocs erratiques, comblant toutes les inégalités de la surface de l’Europe antérieures au soulèvement des Alpes, remplissant la mer Baltique, tous les lacs du nord de l’Allemagne et de la Suisse, s’étendant au-delà des rives de la Méditerranée et de l’Océan atlantique, et recouvrant même toute l’Amérique septentrionale et la Russie asiatique ; que lors du soulèvement des Alpes, cette formation de glace a été soulevée comme les autres roches ; que les débris détachés de toutes les fentes du soulèvement sont tombés à sa surface, et que sans s’arrondir (puisqu’ils n’éprouvaient aucun frottement), ils se sont mus sur la pente de cette nappe de glace, de la même manière que des blocs de rocher tombés sur des glaciers sont poussés sur ses bords par suite des mouvemens continuels qu’éprouve la glace en se ramollissant et en se congelant alternativement aux différentes heures du jour et dans les différentes saisons.

Cette masse de glace se mouvant continuellement sur le sol, dans le sens de sa pente, a dû broyer et arrondir tout ce qui y était mobile, réduire les plus petits fragmens en un fin sable et polir la surface des rochers, en même temps que par l’effet du poids de la glace, les grains de gravier qui se trouvaient mêlés à ce sable y déterminaient les fines stries qui se trouvent gravées sur les roches polies. Ces lignes n’existeraient pas, si ce sable avait été mu par un courant d’eau ; car ni nos torrens, ni l’eau fortement agitée de nos lacs, ne produisent rien de semblable sur le prolongement de ces mêmes roches, alors même qu’ils charrient du sable. Enfin les lapiaz et les creux de cascade sont dus à l’eau qui circulait sous ces glaces ou qui s’engouffrait dans leur masse par des crevasses ou par des entonnoirs.

À la suite du soulèvement des Alpes, la terre a dû se réchauffer de nouveau ; la glace, en se fondant, a déterminé de grands entonnoirs dans les endroits où elle était le plus mince ; des vallées d’érosion ont été creusées au fond de ces crevasses, dans des localités où aucun courant ne pouvait exister sans être encaissé dans des parois de glace ; et quand la glace eut complètement disparu, les grands blocs anguleux se sont trouvés sur un lit de cailloux arrondis, dont les plus petits, qui passent même souvent à un fin sable, forment la base.

Il me semble que cette explication met en rapport tous les faits que nous avons étudiés précédemment, et qu’elle les lie de la manière la plus naturelle en les faisant tous dépendre d’une même cause, que nous voyons encore de nos jours produire des effets parfaitement semblables. Mais voyons si les conditions dans lesquelles je suppose que cette cause aurait agi, peuvent se justifier par des faits concomitans, empruntés à d’autres domaines de la science.

Une des vérités les mieux établies par la géologie moderne, c’est que le soulèvement des Alpes orientales est le plus récent de tous les cataclysmes qui ont modifié le relief de l’Europe[21]. La formation géologique la plus récente qui a été disloquée par cette catastrophe, c’est ce terrain caillouteux, connu sous le nom de diluvium, ou de terrain diluvien, qui est répandu par lambeaux sur toute la surface de l’Europe et du nord de l’Asie et de l’Amérique, et dans lequel on trouve une si grande quantité d’ossemens de grands mammifères appartenant à des genres qui sont tous encore représentés dans la création actuelle et dont les espèces diluviennes sont même très-semblables aux espèces vivantes. C’est ce même terrain qui, entièrement congelé dans les régions arctiques, renferme ces débris si célèbres de grands mammifères que l’on trouve quelquefois encore garnis de leurs chairs, entourés de leur peau et couverts de leurs poils. Dans ses recherches sur les ossemens fossiles, Cuvier énumère un grand nombre de localités du nord de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique, dans lesquelles ce terrain contient des ossemens fossiles en très-grande abondance. Il résulte des renseignemens fournis par Pallas, qu’il n’y a presque aucun canton de Sibérie qui n’ait des os d’éléphans. Mais de tous les lieux du monde, ceux où il y en a le plus sont, suivant Cuvier, certaines îles de la mer glaciale, au nord de la Sibérie, vis-à-vis le rivage qui sépare l’embouchure de la Lena de celle de l’Indigirska. La plus voisine du continent a trente-six lieues de long. « Toute l’île, dit le rédacteur du voyage de Billings, à l’exception de deux ou trois ou quatre petites montagnes de rochers, est un mélange de sable et de glace ; aussi lorsque le dégel fait ébouler une partie du rivage, on y trouve en abondance des os de mammouth[22]. » Dans le voyage de Sarytschew, au nord-est de la Sibérie, il est fait mention, suivant Cuvier, d’un éléphant fossile trouvé sur les bords de l’Alaseia, rivière qui se jette dans la mer glaciale au-delà de l’Indigirska. Il avait été dégagé par le fleuve, se trouvait dans une position droite, était presque entier, et couvert de sa peau, à laquelle tenaient encore de longs poils en certaines places. Enfin, je citerai encore le fameux éléphant trouvé par M. Adams dans les glaces des bords de la Lena, et dont la conservation était telle, que les chiens furent nourris de sa chair[23].

Le capitaine Kotzebue décrit des faits semblables qu’il a observés sur les bords de la baie d’Eschscholtz[24]. Voici ce qu’il dit à ce sujet : « Nous vîmes ici, sous une nappe de gravier et de mousse, des masses d’une glace parfaitement pure, de 100 pieds de haut, qui paraissent être les témoins d’une révolution terrible. Les endroits éboulés qui se trouvent exposés à l’action du soleil et de l’air se fondent, et il s’en échappe beaucoup d’eau qui coule dans la mer.

« Ce qui prouve que c’était bien de la glace primitive que nous avions sous les yeux, c’est la quantité d’os et de dents de mammouth qui y sont renfermés et que la fonte met à découvert. J’y trouvai moi-même une très-belle dent ; mais nous ne pûmes trouver la cause de l’odeur très-forte, semblable à celle de la corne brûlée, qui était répandue autour de nous[25]. La couche superficielle de ces montagnes déglace, composée d’un mélange d’argile, de sable et de terre, n’a qu’un demi-pied d’épaisseur ; mais elle est recouverte jusqu’à une certaine hauteur d’une magnifique verdure. »

Buckland, dans l’appendice au voyage du capitaine Beechey[26] rapporte des faits qui confirment pleinement ceux des observateurs que j’ai déjà cités. Les officiers de l’expédition remarquèrent cependant que le gîte des ossemens de la baie d’Eschscholtz était plutôt un terrain graveleux congelé qu’une glace pure. Voici maintenant les conclusions que Cuvier tire de ces faits[27].

« Tout rend donc extrêmement probable que les éléphans qui ont fourni les os fossiles, habitaient et vivaient dans les pays où l’on trouve aujourd’hui leurs ossemens.

« Ils n’ont pu y disparaître que par une révolution qui a fait périr tous les individus existans alors, ou par un changement de climat qui les a empêchés de s’y propager.

« Mais quelle qu’ait été cette cause, elle a dû être subite.

« Les os et l’ivoire, si parfaitement conservés dans les plaines de la Sibérie, ne le sont que par le froid qui les y congèle, ou qui en général arrête l’action des élémens sur eux. Si ce froid n’était arrivé que par degrés et avec lenteur, ces ossemens, et à plus forte raison les parties molles dont ils sont encore quelquefois enveloppés, auraient eu le temps de se décomposer comme ceux que l’on trouve dans les pays chauds et tempérés.

« Il aurait été surtout bien impossible qu’un cadavre tout entier, tel que celui que M. Adams a découvert, eût conservé ses chairs et sa peau sans corruption, s’il n’avait été enveloppé immédiatement par les glaces qui nous l’ont conservé. Ainsi toutes les hypothèses d’un refroidissement graduel de la terre, ou d’une variation lente, soit dans l’inclinaison, soit dans la position de l’axe du globe, tombent d’elles-mêmes. » — Ces conclusions sont parfaitement d’accord avec les résultats auxquels l’étude des glaciers m’a conduit.

En général, l’examen des terrains d’attérissement se lie intimement à la question des glaciers, en Suisse du moins. Ce sont ces terrains qui contiennent les débris de cette création tropicale que nous savons avoir précédé la nôtre. La molasse et ses équivalens leur servent de base. Ils sont de nature très-différente, mais ils ont un caractère commun ; c’est que leur stratification est très-irrégulière, et qu’ils paraissent généralement remaniés. Ils se composent de cailloux roulés et arrondis, contenant des os de grands mammifères qui sont rarement arrondis. On rencontre ces dépôts par lambeaux dans les dépressions du sol, sur toute la surface de l’Europe, mais surtout dans les vallées qui paraissent dues à des érosions, telles que les vallées du Rhin et de la Durance, le val d’Arno, la vallée du Pô, etc. Ils se retrouvent également dans le nord de l’Europe et de l’Amérique, et en Angleterre. Déposés avant le soulèvement des Alpes et remaniés depuis, leur aspect actuel est sans doute dû à l’action que les glaciers ont exercée dans les vallées qui les renferment, soit par leur mouvement, soit par l’effet de leur fonte, lors des débâcles. Il ne faut pas les confondre avec la couche inférieure et triturée sur laquelle reposent les blocs erratiques, quoique les terrains diluviens aient souvent fourni les matériaux de cette dernière[28].

Du moment qu’il peut être démontré par l’étude comparative des fossiles et par la connaissance que nous avons des conditions dans lesquelles on rencontre les animaux ensevelis dans les glaces du Nord, que le terrain soi-disant diluvien du Nord est non seulement contemporain, mais même identique avec les dépôts à ossemens de l’elephas primigenius du centre de l’Europe, et du moment qu’il ne reste plus de doute que la catastrophe qui les a frappés a été subite et accompagnée d’un changement brusque dans la température, il me paraît évident que les animaux dont les ossemens fossiles sont enfouis dans nos terrains diluviens, ont péri par la même cause, c’est-à-dire par le froid, et qu’ils ont par conséquent aussi pu être ensevelis dans les glaces. Or, comme il est démontré que les glaces mammouthiques sont antérieures au soulèvement des Alpes[29], puisque les terrains à ossemens de l’elephas primigenius, qui sont contemporains des glaces que Kotzebue a appelées primitives, ont été disloqués lors du soulèvement des Alpes, j’en conclus qu’il y avait alors une nappe de glace sur le sol européen, qui a empêché la dispersion complète des terrains d’attérissement, le remplissage des lacs et de toutes les inégalités existant alors ou formées par le soulèvement des Alpes. Cette nappe de glace a dû s’étendre aussi loin que les blocs erratiques. La nature et l’origine de ces blocs deviennent même une nouvelle preuve de ce fait si long-temps ignoré, et maintenant si bien prouvé, savoir, que les Alpes sont les plus jeunes des montagnes de l’Europe, puisque ces blocs provenant des fractures qu’elles ont éprouvées, se trouvent toujours gisant par dessus les terrains d’attérissement et jamais au dessous.

L’apparition de ces grandes nappes de glace a dû entraîner à sa suite l’anéantissement de toute vie organique à la surface de la terre. Le sol de l’Europe, orné naguère d’une végétation tropicale et habité par des troupes de grands éléphans, d’énormes hippopotames et de gigantesques carnassiers, s’est trouvé enseveli subitement sous un vaste manteau de glace recouvrant indifféremment les plaines, les lacs, les mers et les plateaux. Au mouvement d’une puissante création succéda le silence de la mort. Les sources tarirent, les fleuves cessèrent de couler, et les rayons du soleil, en se levant sur cette plage glacée (si toutefois ils arrivaient jusqu’à elle), n’y étaient salués que par les sifflemens des vents du Nord et par le tonnerre des crevasses qui s’ouvraient à la surface de ce vaste océan de glace.

Mais cet état de chose eut sa fin, une réaction s’opéra : les masses fluides de l’intérieur de la terre bouillonnèrent encore une fois avec une grande intensité ; leur action se fit sentir dans la direction de la chaîne principale des Alpes, dont les roches furent altérées de diverses manières et soulevées jusqu’à leur hauteur actuelle, avec la croûte de glace qui les recouvrait : celle-ci fut elle-même disloquée comme une formation rocheuse ordinaire. D’énormes débris de rochers se détachèrent alors simultanément des crêtes qui dominaient la nappe de glace, comme, par exemple, du Mont-Blanc, dont le soulèvement est antérieur à celui des Alpes occidentales, et des brisures que l’apparition de la chaîne principale des Alpes venait d’occasionner à l’extrémité du massif du Mont-Blanc et dans toute la partie centrale et orientale de la chaîne. Une fois gisant à la surface du massif de glace qui remplissait l’espace compris entre les Alpes et le Jura, ces débris s’y sont mus comme à la surface d’un grand glacier.

Cependant l’apparition de la chaîne des Alpes avait modifié subitement les conditions climatologiques de la Suisse, la température s’était relevée et l’alternance des saisons, en se faisant de nouveau sentir, dut y déterminer des oscillations continuelles de chaud et de froid qui ont nécessairement imprimé aux glaces d’alors des oscillations semblables à celles qu’éprouvent de nos jours les glaciers. La surface de la grande nappe de glace de la Suisse a d’abord dû prendre une pente conforme à l’inclinaison générale du sol des Alpes au Jura : si c’était du névé, il a dû se transformer en glace par les effets alternatifs du gel et du dégel : plus tard son niveau s’est abaissé graduellement ; puis commença cette longue série de phénomènes de retrait, analogues à ceux que présentent de nos jours certains glaciers : les blocs charriés à la surface de la glace se déposèrent le long du Jura à des niveaux de plus en plus bas, jusqu’à ce que le sol fût à découvert ; alors les êtres organisés commencèrent à reparaître en rapport avec les circonstances locales propres à leur développement.

Aussi long-temps que la grande nappe de glace qui recouvrait l’Europe est restée stationnaire, elle a dû se couvrir de neiges, comme de nos jours les mers de glace qui alimentent nos glaciers ; mais en se retirant dans des limites plus étroites, cette même nappe de glace a déterminé des centres de mouvement en rapport avec les accidens orographiques les plus élevés. C’est ainsi que les Alpes suisses sont devenues le centre du phénomène du transport des blocs erratiques qui sont répandus dans la grande plaine suisse, sur le Jura et dans le nord de l’Italie. L’aspect de la Suisse à l’époque des brouillards d’automne, lorsque les Alpes et les plus hautes sommités du Jura surgissent seules au-dessus des nuages, me semble fait pour donner une idée approximative de son état au commencement du retrait des glaces, lorsque celles-ci n’atteignaient plus que le niveau du premier gradin au-dessous des hautes sommités de la chaîne antérieure du Jura.

Les moraines proprement dites ne commencèrent à se déposer que du moment que les glaces se furent retirées dans les vallées. La forme et la succession de ces moraines nous prouvent que ce retrait des glaces, loin d’avoir été instantané, s’est, au contraire, opéré d’une manière lente et graduelle ; d’où je conclus que l’époque de la plus grande extension des glaces a dû durer assez long-temps.

Le retrait des glaces dans des limites de plus en plus restreintes, a même occasionné des centres de mouvement dans des chaînes où il n’y plus de glaciers de nos jours : c’est ce que démontrent les observations de MM. Renoir et Hogard sur les roches polies et les moraines des Vosges, et celles que j’ai déjà rapportées concernant la Dent de Vaulion, qui a eu un glacier cerné de blocs complètement jurassiques, sans doute à une époque où les glaces alpines n’atteignaient plus les hautes pentes du Jura.

Les blocs erratiques, qui diffèrent si fort des moraines, dans leur disposition générale, ne sauraient donc en aucune manière être confondus avec ces dernières ; puisqu’ils s’étaient déposés avant la formation des moraines, c’est-à-dire lorsque les glaces occupaient encore toute la plaine suisse.

D’un autre côté, lorsqu’on considère que tous nos blocs erratiques sont autant d’esquilles détachées du massif des Alpes lors de leur soulèvement, et que par conséquent ils n’ont pu être transportés dans les lieux qu’ils occupent que postérieurement à ce soulèvement, l’on est tout naturellement conduit à se demander comment il se fait qu’ils n’aient pas comblé nos lacs. Il n’y a que deux cas possibles : ou les lacs se sont trouvés abrités d’une manière quelconque contre l’invasion des blocs, ou bien ils n’existaient pas lorsque le transport a eu lieu. Mais nous avons déjà vu plus haut que cette dernière supposition est en contradiction avec les faits, puisque l’on observe sur leurs deux rives des moraines disposées comme autour d’un glacier qui subit des oscillations. Je crois en conséquence que nos lacs sont dus au soulèvement des Alpes, ou du moins aux dislocations produites par ce cataclysme.

Le nord de l’Europe est le centre d’une autre région de blocs, qui sont répandus en Angleterre, en Allemagne, en Pologne et en Russie, et sur lesquels M. Pusch[30] a publié des aperçus généraux très-intéressans. Les roches polies qui les accompagnent ont été décrites par M. Sefstrœm.

Le nord de l’Amérique, avec ses blocs erratiques et ses roches polies[31] présente une répétition du même phénomène dans cette partie du monde.

On ne manquera pas de faire de nombreuses objections à cette théorie. Je vais chercher à y répondre à l’avance en réfutant celles qui me sont parvenues indirectement. La pente des Alpes au Jura est trop faible, dit-on, pour permettre à une masse de glace d’y progresser comme un glacier. Sans demander si cette pente serait peut-être plus forte lorsqu’il s’agirait d’y faire couler des flots d’eau capables de transporter les blocs erratiques, je citerai comme exemple de la faible inclinaison d’un grand glacier, celui de l’Aar inférieur qui, sur une longueur de cinq lieues, s’abaisse à peine de 3 000 pieds, depuis le commencement de la transformation des névés en glace (à 8 000 pieds), jusqu’à son extrémité inférieure qui est à environ 5 000 pieds.

D’un autre côté, à l’époque où les glaciers de la vallée de la Kander confluaient encore dans le bassin du lac de Thoune avec ceux du cours supérieur de l’Aar, on peut sans exagération admettre qu’ils s’élevaient sur ce point à un niveau d’environ 6 000 à 7 000 pieds : mais de Thoune au bord du lac de Bienne, où l’on observe des roches polies si remarquables, il n’y a que 12 de lieues de distance en ligne droite. Or si l’on peut admettre que ce grand glacier de l’Oberland bernois n’était qu’un affluent de la grande mer de glace de la plaine suisse ; s’il est également probable que l’immense nappe de glace débouchant du Valais par le bassin du Léman se mouvait dans la direction de l’Est à l’Ouest, en contournant les Alpes du Pays d’en Haut, pour se grossir encore des affluens du bassin de la Sarine, on ne trouvera plus rien d’extraordinaire dans le niveau des roches polies et des blocs erratiques du Jura et dans la distribution de ces derniers sur les pentes méridionales de cette chaîne.

En effet, les rives du lac de Bienne sont à un niveau de 1 400′, et les plus hautes sommités du Jura où l’on observe des roches polies incontestables, à environ 3 000 pieds ; ce qui laisse toujours une différence de niveau de 4 à 5 000 pieds sur une distance de 12 lieues ; circonstance qui place ces mers de glace dans des conditions semblables à celles de certains glaciers ordinaires : car le glacier inférieur de l’Aar n’est pas le moins incliné, et sur plusieurs points de sa longueur sa pente est bien moins faible que ne l’indique la somme de son inclinaison dans tout son cours[32].

L’objection qu’a faite M. Mousson[33], qu’un mouvement dans un sens déterminé, dans une masse pareille est impossible, parce que la glace se dilate dans tous les sens, n’a plus aucune force du moment qu’il est démontré que la pente de cette nappe pourrait presque égaler celle des glaciers ordinaires, qui cheminent cependant dans le sens de leur pente, malgré la dilatation qu’éprouve le glacier dans tous les sens. L’observation du même auteur, que de semblables glaciers ne sont plus en rapport avec l’étendue des mers de glace des hautes sommités qui auraient dû les entretenir, loin d’être une objection, explique au contraire pourquoi les glaces de la plaine, au lieu de persister après le soulèvement des Alpes, se sont retirées dans des limites de plus en plus étroites jusqu’à ce que les proportions entre la masse qui les entretient et leur diminution à leur extrémité inférieure et à leur surface ont été en harmonie avec l’état climatologique des Alpes.

Dans ma manière de voir, on conçoit très-bien la dispersion actuelle des blocs alpins provenant d’horizons géologiques situés à des niveaux absolus différens, dans les Alpes : les inférieurs n’ont pu arriver sur la glace que lorsque celle-ci atteignait des niveaux moins élevés et s’étendait par conséquent moins en avant vers le Jura.

L’exemple des blocs de la vallée de la Limmath, provenant du canton de Glaris, et de ceux de la vallée de la Reuss, provenant des Petits-Cantons, qui se mêlent près de Geroldwyl, cité par MM. de Buch et Mousson à l’appui de la théorie des courans, s’explique tout aussi bien par la supposition de la jonction des glaciers de deux vallées, donnant lieu au phénomène si fréquent d’une moraine médiane plus ou moins étalée.

À mesure qu’elles abandonnaient la plaine suisse, les glaces ont dû donner lieu à d’immenses courans qui ont occasionné des érosions très-notables. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans des détails circonstanciés sur les dénudations qu’a éprouvées la molasse qui occupe toute la grande vallée suisse, entre le Jura et les Alpes : cependant il est certain que l’examen des formes de ses nombreux dômes et des vides qui les séparent doit être pris en sérieuse considération dans l’appréciation des causes qui ont modifié le niveau primitif et l’aspect de la surface de nos terrains tertiaires.

M. Mousson[34], qui s’est plus particulièrement occupé de ce phénomène de dénudation, lui attribue trois phases diverses, dont la première correspondrait à l’égalisation du sol molassique, la seconde à la formation de la plupart et des plus considérables de ses inégalités, et la troisième enfin au transport des blocs erratiques. Mais nous venons de voir que l’ordre de succession des faits est inverse ; les blocs transportés sur la surface d’une grande nappe de glace étaient arrivés aux points où ils se sont arrêtés, que la glace creusait encore, par ses mouvemens, des érosions à la surface du sol qui, après le retrait complet des glaces, se sont maintenues sous la forme de vallées ou de simples dépressions sur un sol généralement égalisé. Et d’abord la plus grande dépression de la molasse me paraît un effet de la débâcle des glaciers, qui a dû être surtout considérable lorsque les masses de glace qui remplissaient de grandes dépressions, comme par exemple nos lacs, sont venues à se soulever ; ces glaces ont même pu flotter à de grandes distances et charrier des blocs au loin, comme cela arrive dans le Nord ; car l’ablation presque constante de la couche de fin sable et de gravier de dessous les blocs, au pied du Jura, jusqu’à un niveau d’environ 300 pieds au-dessus du lac, semble indiquer que le courant occasionné par cette débâcle, a généralement pu s’élever aussi haut ; tandis qu’à 5 et 600 pieds au-dessus du lac on retrouve déjà presque partout cette couche.

Les traces les plus évidentes de courans que l’on rencontre dans la plaine suisse et dans le bas des vallées alpines sont ces amas irrégulièrement stratifiés de cailloux roulés et de détritus de glaciers, qui proviennent de l’époque de leurs plus grandes débâcles : la vallée de l’Aar nous en offre de beaux exemples. Le remaniement des terrains diluviens et la dispersion des ossemens fossiles qu’ils renferment, me paraissent devoir être en partie attribués à cette cause, et en partie au mouvement même des nappes de glace : enfin le löss de la vallée du Rhin qui n’est qu’une ac cumulation de molasse finement triturée, me paraît être le dernier dépôt de l’écoulement des eaux dues à la fonte des glaces, postérieur au transport du gravier plus grossier qui l’avait précédé lorsque le courant était encore plus actif.

Avant de chercher à expliquer l’origine de cette calotte de glace, il me reste encore à présenter quelques considérations sur les rapports qui existent entre les phénomènes que nous avons étudiés et les phénomènes géologiques qui les ont précédés.

Ici nous sortirons parfois complètement du domaine des faits. Aussi j’attache beaucoup moins d’importance à faire prévaloir les considérations qu’il me reste à présenter, que je n’en ai attaché à tous les détails que j’ai rapportés sur les différens phénomènes qu’offrent les glaciers, et que nous avons analysés dans les chapitres précédens.

Cependant, à moins de se résigner à poursuivre terre à terre les phénomènes que la nature offre à notre investigation, je crois qu’il est impossible de ne pas les rattacher plus ou moins directement les uns aux autres. L’étude des glaciers, envisagée de ce point de vue, nous conduit naturellement à examiner leurs rapports généraux avec l’histoire du globe terrestre ; et si jusqu’ici on ne les a pas fait rentrer dans la série des phénomènes auxquels je crois qu’ils peuvent être rattachés, c’est parce qu’on n’a vu en eux que des masses glacées dominant les plus hautes sommités et les vallées les plus élevées de nos Alpes.

Nos lacs sont là pour nous dire que, malgré la quantité immense d’alluvions qui y sont entraînées constamment, et plus fortement à chaque changement de saison et après chaque averse, ils ne se sont cependant point remplis depuis que cet état de choses dure ; tant ce remplissage est insignifiant au fond. Mais comment se fait-il que les masses immenses de gros cailloux et de blocs gigantesques qui sont répandus entre les Alpes et le Jura, dans la plaine suisse comme au pied et sur la pente du Jura, ne les aient pas comblés ; que leurs rivages montrent encore des traces non équivoques de frottement et de polissage que leur lit même n’offre plus ? Tous ces faits, la présence des glaciers les explique, tout comme l’action des eaux actuelles nous explique les érosions de leur lit.

Mais quelque notables que soient les changemens que la terre a éprouvés dans les temps historiques, nous savons qu’elle en a subi de bien plus considérables à des époques antérieures, qui ont complètement changé son aspect et renouvelé les êtres organisés qui l’habitaient. On aurait bien tort d’envisager ces changemens comme des accidens ou comme des évènemens malheureux qui n’auraient fait que détruire ce qui existait : ils indiquent au contraire des époques de renouvellement dans cette série de métamorphoses successives que la terre a subies, et qui, liées entre elles de manière à ce que les suivantes apparaissent constamment comme un résultat de celles qui l’ont précédé, ont fini par amener l’ordre de choses établi maintenant sur notre planète. La surface de notre terre n’a point été simplement la scène sur laquelle les milliers d’êtres qui l’habitent et qui l’ont habitée jadis, sont venus jouer tour à tour leur rôle. Il existe entre elle et les êtres organisés qui l’ont peuplée, des rapports bien plus intimes ; on peut même démontrer que la terre s’est développée à raison d’eux. C’est ce que m’ont dit toutes mes recherches paléontologiques, et c’est ce que je chercherai à démontrer en exposant, dans mes autres ouvrages, les résultats généraux auxquels ces recherches m’ont conduit.

Ces considérations nous mèneraient naturellement à rechercher quel a été l’état primitif de la planète que nous habitons, et à passer en revue les révolutions qu’elle a subies. Heureusement nos connaissances sur ce sujet sont assez avancées pour qu’on puisse affirmer sans trop d’incertitude, que la terre a passé par l’état d’une masse incandescente en fusion, qui s’est refroidie au point de pouvoir s’entourer d’un océan liquide et d’une atmosphère : dès lors il s’est formé des dépôts stratifiés ; des êtres organisés ont peuplé les eaux et la surface de la terre ; mais de temps en temps des éruptions de l’intérieur sont venues interrompre la marche régulière de ces phénomènes, en modifiant le relief de notre globe. Les recherches de M. Élie de Beaumont nous ont appris que ces révolutions se lient intimement aux changemens biologiques de l’histoire de la terre, puisque toutes les grandes époques géologiques sont comprises entre des phénomènes de soulèvement qui ont accidenté les couches de la terre et accompagné l’apparition et la disparition des espèces d’êtres organisés qui les peuplent. Mais ces soulèvemens ne me paraissent pas avoir été la cause immédiate de l’anéantissement de toutes les créations de plantes et d’animaux qui ont successivement figuré à la surface de la terre. Nous venons de voir qu’au moins la dernière, c’est à dire celle qui précéda immédiatement l’apparition de l’homme, avait été ensevelie dans les glaces avant que la chaîne des Alpes centrales se soulevât, et que le froid qui occasionna ces glaces a dû être instantané pour conserver, comme il l’a fait, les cadavres des éléphans qui habitaient autrefois la Sibérie. On m’a souvent objecté, qu’admettre une époque d’un froid assez intense pour recouvrir toute la terre, à de très-grandes distances des pôles, d’une masse de glace aussi considérable que celle dont nous avons cru reconnaître les traces, c’était se mettre en contradiction directe avec les faits si connus qui démontrent un refroidissement considérable de la terre depuis les temps les plus reculés. Mais rien, à mon avis, ne nous oblige à penser que ce refroidissement a été graduel et continuel : au contraire, quiconque a l’habitude d’étudier la nature sous un point de vue physiologique, sera bien plus disposé à admettre que la température de la terre s’est maintenue à un certain degré pendant toute la durée d’une époque géologique, comme cela a lieu pendant notre époque, puis, qu’elle a diminué subitement et considérablement à la fin de chaque époque avec la disparition des êtres organisés qui la caractérisent, pour se relever au commencement de l’époque suivante, bien qu’à un degré inférieur à celui de la température moyenne de l’époque précédente ; en sorte que la diminution de la température du globe pourrait être exprimée par la ligne suivante.

De cette manière, le phénomène du refroidissement de la terre, qui a accompagné la disparition des créations successives, pourrait être envisagé, jusqu’à un certain point, comme analogue à celui qui accompagne la mort des individus, et le rehaussement de la température, comme parallèle au développement d’une chaleur propre dans les êtres qui se forment.

S’il en est ainsi, le développement extraordinaire des glaciers et la formation des nappes de glace ne doivent plus être envisagés que comme un phénomène secondaire du refroidissement de la terre, dépendant du degré auquel la température de sa surface s’est abaissée lors des derniers changemens qu’elle a éprouvés, mais rentrant dans la série des oscillations qui ont amené la terre d’un état d’incandescence générale à sa température actuelle.

J’admets donc que les grandes oscillations que la température du globe a subies sont un phénomène général ; que les plus grands froids ont terminé chaque époque géologique ; que la formation de grandes nappes de glace, dont les blocs erratiques rappellent en partie l’étendue, a précédé le soulèvement des Alpes, et que c’est à la suite de ce soulèvement, lorsque la température se fut relevée, que les glaces ont commencé à se mouvoir dans le sens de la pente des Alpes au Jura ; qu’elles se sont retirées plus tard dans l’enceinte des Alpes, et ont fini par y former des masses distinctes avec des bords limités par les vallées, le long desquelles se sont alignées les moraines proprement dites.

Quant à la formation de ces grandes nappes de glace, voici comment on pourrait l’expliquer. Lorsque la terre s’est refroidie, les régions polaires ont dû être le point vers lequel toute la masse d’eau vaporisée dans les régions méridionales venait se condenser et se précipiter sous la forme de pluie, de grêle et de neige, qui ont dû durer aussi long-temps que l’abaissement de la température. Il en est nécessairement résulté des accumulations immenses de neige et de glace sous lesquelles les êtres organisés de l’époque ont été ensevelis. La puissance de cette nappe de neige et de glace a dû être très-considérable : en Suisse, elle a au moins égalé le volume du vide compris entre les points les plus élevés où l’on observe des blocs, et le niveau du fond de la vallée. Au reste, quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur le mode de formation de ces immenses masses de glace, leur existence au moins ne saurait plus être révoquée en doute.

La durée de cette époque de glace a également dû être considérable, puisqu’elle embrasse le soulèvement des Alpes et tous les phénomènes de retrait auxquels la fonte de cette masse a donné lieu.

Quelque opposition que l’on puisse faire aux idées énoncées dans cet ouvrage, toujours est-il que les faits nouveaux et nombreux que j’y ai consignés, surtout relativement à l’état intérieur des glaciers, à leur action sur le sol et au transport des blocs erratiques, ont amené la question sur un autre terrain que celui sur lequel elle a été débattue jusqu’à présent.


  1. Si les blocs perchés nous paraissent maintenant isolés, c’est parce qu’ils ont été déposés sur des saillies de rochers surgissant du fond des glaciers.
  2. L. de Buch, dans Leonhard Taschenbuch, für 1818, 2te Abth.
  3. Les plus hauts blocs de Chaumont sont à 3 282 pieds.
  4. M. Guyot a bien voulu faire, à ma demande, un nivellement général des points les plus importans où l’on trouve les blocs erratiques. C’est à lui que je dois les nombreuses indications que je possède maintenant sur ce sujet et qui ne laissent plus aucun doute sur le mode de dispersion des blocs erratiques. Je me suis borné à signaler ici les points les plus importons et leurs niveaux.
  5. Voyages dans les Alpes, Tom. I, Chap. VI.
  6. L. de Buch, l. c.
  7. Bulletin de la Société géologique de France, Tom. 7, p. 80.
  8. A. DeLuc, Voyages géologiques dans quelques parties de la France, de la Suisse et de l’Allemagne. Londres, 1813, vol. 1.
  9. Charles Lyell, Esq. Sur les preuves d’une élévation graduelle du sol, dans certaines parties de la Suède. Phil. Trans. 1835. ― Voyez la traduction française par M. L. Coulon, dans les Mém. de la Société des sciences naturelles de Neuchâtel, Vol. 1.
  10. J. A. DeLuc, Voyages géologiques, etc. Londres, 1813, in-8, Vol. 1.
  11. Voyages dans les Alpes, Tom. 1, p. 136, § 219.
  12. Voyages dans les Alpes, Tom. 1, p. 142, § 227. ― Il est ici question des calcaires du Salève qui appartiennent à l’étage jurassique supérieur. Le raisonnement de Saussure s’applique à bien plus forte raison au Jura dont les sommités composées pour la plupart des mêmes terrains, sont encore beaucoup plus éloignées des Alpes.
  13. L. de Buch, dans Leonhard l. c. p. 463.
  14. Voici comment M. de Charpentier s’exprime lui-même à ce sujet : « Plusieurs considérations autorisent à croire que les Alpes furent soulevées à une hauteur plus grande que celle qu’elles ont maintenant. Toute leur masse, aussi bien que celle du Jura et de la Basse-Suisse, a dû subir un affaissement général, qui a duré aussi long-temps que les parties mal assises et disloquées n’eurent pas pris leur assiette et acquis la solidité et la stabilité qu’elles présentent maintenant.

    « L’effet d’un soulèvement à une aussi grande élévation au-dessus de la mer a dû opérer un grand changement dans la température du climat de ces contrées. Le climat propre à produire des chamærops a dû devenir semblable à celui du nord ; l’atmosphère se refroidissant, les Alpes ont dû se couvrir de neige qui, descendant sans cesse dans les vallées, y ont formé ces vastes glaciers, qui peu-à-peu ont envahi les plaines au pied des Alpes, et poussé leurs moraines jusqu’au faîte du Jura. Ces glaciers ont dû diminuer et se retirer à mesure que l’affaissement général, dont je viens de parler, a eu lieu, et, par ce fait même, les Alpes, la Basse-Suisse et le Jura ayant diminué d’élévation au-dessus de la mer, leur climat s’est peu-à-peu réchauffé, et a pris enfin la température qu’il présente maintenant. » ― J. de Charpentier, Notice,  etc., p. 18. Annales des Mines, Tom. 8.

  15. Il existe cependant de véritables moraines dans le Jura, dont personne n’a encore parlé, et qu’il faut distinguer des blocs erratiques. Dans ces moraines, qui ne s’observent que sur les plus hautes sommités des chaînes jurassiques, les blocs sont usés comme ceux des moraines des Alpes, et il est évident qu’elles proviennent d’une époque où le Jura a eu ses glaciers propres. Les plus distinctes que j’ai observées se voient au pied de la Dent-de-Vaulion, du côté du lac de Joux, près de la jonction des routes de Vallorbe et de la Côte.
  16. H. Hogard, Observations sur les traces de glaciers qui, à une époque reculée, paraissent avoir recouvert la chaîne des Vosges, et sur les phénomènes géologiques qu’ils ont pu produire. Annales de la Soc. d’émulation des Vosges. Épinal 1840, Tom. 4.
  17. Journal des Sciences usuelles, Vol. 5, p. 6.
  18. Annales des Sciences naturelles, Tom. 14, p. 17.
  19. Untersuchung über die auf den Felsen Scandinaviens in bestimmter Richtung vorkommenden Furchen und deren warcheinliche Entstehung, von Prof. N. G. Sefstrœm. Annales de Poggendorf, Tom. 43, p. 533.
  20. Sefstrœm l. c. p. 545.
  21. Élie de Beaumont, Sur quelques-unes des révolutions de la surface du globe. Paris, 1830, in-8, p. 177.
  22. Cuvier, Ossemens fossiles, Tom. 1, p. 151.
  23. L’histoire de la découverte de cet intéressant animal est reproduite dans une foule d’ouvrages géologiques. Cependant, comme elle nous intéresse d’une manière toute particulière, je crois devoir en extraire ici quelques détails que j’emprunte à Cuvier.

    « En 1799, un pêcheur Tongouse remarqua sur les bords de la mer glaciale, près de l’embouchure de la Lena, au milieu des glaçons, un bloc informe qu’il ne put reconnaître. L’année d’après il s’aperçut que cette masse était un peu plus dégagée ; mais il ne devinait point ce que ce pouvait être. Vers la fin de l’été suivant, le flanc tout entier de l’animal et une des défenses étaient distinctement sortis des glaçons. Ce ne fut que la cinquième année que, les glaces ayant fondu plus vite que de coutume, cette masse énorme vint échouer à la côte sur un banc de sable. Au mois de mars 1804, le pécheur enleva les défenses, dont il se défit pour une valeur de 50 roubles. On exécuta, à cette occasion, un dessin grossier de l’animal, dont j’ai une copie, que je dois à l’amitié de M. Blumenbach. Ce ne fut que deux ans après, et la septième année de la découverte, que M. Adams, adjoint de l’académie de Pétersbourg, et aujourd’hui professeur à Moscou, qui voyageait avec le comte Golovkin, envoyé par la Russie en ambassade à la Chine, ayant été informé, à Jakutsk, de cette découverte, se rendit sur les lieux. Il y trouva l’animal déjà fort mutilé. Les Jakoustes du voisinage en avaient dépecé les chairs pour nourrir leurs chiens. Des bêtes féroces en avaient aussi mangé ; cependant le squelette se trouvait encore entier, à l’exception d’un pied de devant. L’épine du dos, une omoplate, le bassin et les restes des trois extrémités étaient encore réunis par les ligaments et par une portion de la peau. L’omoplate manquante se retrouva à quelque distance. La tête était couverte d’une peau sèche. Une des oreilles, bien conservée, était garnie d’une touffe de crins : on distinguait encore la prunelle de l’œil. Le cerveau se trouvait dans le crâne, mais desséché ; la lèvre inférieure avait été rongée, et la lèvre supérieure, détruite, laissait voir les mâchoires. Le cou était garni d’une longue crinière. La peau était couverte de crins noirs et d’un poil ou laine rougeâtre ; ce qui en restait était si lourd, que dix personnes eurent beaucoup de peine à la transporter. On retira, selon M. Adams, plus de trente livres pesant de poils et de crins, que les ours blancs avaient enfoncés dans le sol humide, en dévorant les chairs. L’animal était mâle ; ses défenses étaient longues de plus de neuf pieds en suivant les courbures, et sa tête sans les défenses pesait plus de quatre cents livres. M. Adams mit le plus grand soin à recueillir ce qui restait de cet échantillon unique d’une ancienne création ; il racheta ensuite les défenses à Jakutsk. L’empereur de Russie, qui a acquis de lui ce précieux monument, moyennant la somme de huit mille roubles, l’a fait déposer à l’Académie de Pétersbourg. ― Cuvier, Recherches sur les ossemens fossiles. Tom. 1, p. 146.

  24. Entdeckungsreise in der Sudsee und nach der Behringstrasse, von Otto v. Kotzebue. Weimar, 1821.
  25. C’étaient sans doute des matières animales décomposées.
  26. On the occurrence of the Remains of Elephants and other quadrupeds, in the clifts of frozen mud, in Eschsholtz Bay, etc. by the Rev. Buckland, in-4.
  27. Recherches sur les ossemens fossiles. Tom. 1, p. 202 (de la 2e édition.)
  28. Quant à la formation des cailloux roulés qui constituent les terrains soi-disant diluviens à fossiles, on pourrait être tenté de l’attribuer à l’existence d’une époque de glace antérieure à celle de la chaîne principale des Alpes, en rapport peut-être avec le soulèvement du Mont-Blanc qui est antérieur.
  29. Les observations de M. Élie de Beaumont ont démontré que les terrains à ossemens d’éléphans des environs de Lyon, qui sont contemporains de ceux du nord de l’Europe, ont été soulevés par les Alpes.
  30. Geognostische Beschreibung von Polen, 2e partie, p. 570.
  31. On the polished limestone of Rochester, by Prof. Chester Dewey. Amer. Journ. Tom. 37, p. 241.
  32. La pente du grand glacier d’Aletsch est, d’après M. Élie de Beaumont, de 2° 68′ sexagés. Celle de la Mer de glace de Chamonix, à l’endroit où les glaciers de Tacul et de Léchaud se confondent dans un même lit, est de 3° 15′ ; celle de la Pasterze dans sa partie la plus uniforme, de 3° 20′. ― Dufrénoy et Élie de Beaumont, Mémoires, etc., Tom. IV, p. 215.
  33. Geologische Skizze, etc., p. 90.
  34. Geognostische Beschreibung etc, l. c. p. 82.